Sur la poésie

SUIED2

Discours de clôture des 19es Biennales de poésie

Paru dans le Journal des Poètes (novembre 1994)

« Aimer c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » : la définition désormais classique de Jacques Lacan n’a cessé de m’accompagner au cours des ateliers des Biennales 94.

En écoutant les interventions, j’ai entendu la musique intérieure, la vérité intime des uns et des autres – mais j’ai rarement perçu de l’amour. Du désir, oui, des idées générales, oui, de l’idéologie, oui. Chacun semblait s’appuyer sur ses propres perceptions, sur ses propres expériences pour dire l’amour. Mais l’amour – comme le nom de Dieu – ne peut se qualifier. Mais l’amour – comme le réel – ne peut s’atteindre.

Aimer – c’est avoir aimé. C’est re-composer le rêve de la première enfance, c’est re-composer l’illusion vraie de l’amour, l’illusion de retrouver un jour le regard maternel, cette rencontre inaugurale de soi, cette rencontre impossible et fondatrice pourtant. Aimer, c’est prétendre redonner lieu à la fragile certitude du petit d’homme, enraciner sa propre histoire dans le mystère inaccessible du monde, dans son rapport socialisé aux autres. C’est donner ce qu’on n’a pas, ce qu’on ne peut assurer à quelqu’un qui cherche à revivre non cette fausse monnaie, mais une certitude elle-même dévastée. Aimer, – c’est avoir aimé. C’est recomposer le monde de l’enfant que nous étions. Enfant : in-fans – qui n’a pas la parole.

C’est suffoquer, c’est perdre la parole. Notamment pour les mystiques. Et curieusement, composer un poème, c’est aussi recomposer une parole absente. Ecrire un poème – n’est-ce pas alors s’adresser à l’autre absent, irrésistiblement absent, aimer ce que l’amour a pour mission de celer, de cacher. Une absence fondatrice. Une parole fondée sur l’absence même de la poésie. Fondée sur la mystérieuse détresse de l’enfant réfugié au fond de nous.

Parmi les poèmes évoqués au cours de cette 19e Biennale, Gérard de Nerval me semble avoir ouvert la modernité à cette tragique appréhension de l’amour : comme Baudelaire, évoquant « la vie antérieure » il évoque l’amour comme un souvenir, le souvenir « d’une autre vie », si autre, si différente déjà disparue – et si c’était la seule qui nous soit accessible. Cette autre vie, cette vie par l’autre, c’est la petite enfance, le moment où la parole manque, le moment symbolique qui nous rappelle à jamais l’absence même où se fonde ce que nous appelons l’amour.

Aimer, c’est avoir aimé. C’est reconnaître le manque où se constitue le désir, où se compose notre propre histoire, notre propre illusoire ego.

Aimer c’est aussi aimer ce qui manque en nous – source de nos détresses d’adulte, de nos chagrins, de nos questionnements – mais source de notre ouverture ;nfinie à l’autre, de notre pitié, de notre émotion, de notre souci des autres, de notre souci de ceux qui nous succéderont. « Aimer c’est ne plus être », disait Jacques Brel à Maddley Banny. Nous pourrions ajouter c’est ne plus être soi, c’est sortir de soi pour devenir cet adulte qui va vers autrui pour exister, pour partager la misère et le mystère de l’autre qui sont le juste et terrible reflet de notre misère et de notre mystère.

Un poète du 20e siècle, injustement méconnu, comme Fondane, comme Voronca, comme Nathan Katz, comme Milosz, un poète mort trop tôt, Jean-Paul de Dadelsen écrivait : « Cet homme de goût aime sa mère, mais aime-t-il la misère de sa mère ? »

Comme lui, nous pouvons dire, à la fin de cette Biennale : nous avons pu évoquer l’amour – mais ne devons-nous pas aimer la misère de l’amour ? Sa misère symbolique, son impossibilité. Aimer, c’est avoir aimé. C’est parce que l’amour est impossibilité, manque, absence qu’il est aussi – pour toujours – notre seul avenir.