Sur Dans l’œil du dragon

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La lecture de Jacques Goorma

Extraits d’un article sur Dans l’œil du dragon paru dans la Revue alsacienne de littérature, 2e semestre 2015

 

Que reste-t-il d’une vie d’homme, si ce n’est un ensemble de moments singuliers et marquants ? Dans l’œil du dragon, de Jean-Claude Walter, se présente comme une suite de textes brefs n’excédant pas une page et distribués en sept parties où s’intercalent, par groupe de trois, des citations qui viennent scander la lecture et chaque fois la relancer. Ces proses délicates et ductiles, ciselées par un souci aigu de justesse, recensent, rassemblent et entremêlent ces morceaux de vie, comme les jalons d’une biographie intérieure. Elles prennent le risque premier de l’honnêteté comme une offrande d’intimité, ce qu’annonce d’emblée la phrase de Virginia Woolf, placée en exergue de l’ouvrage : « Peut-être que dans un texte court, la seule chose de valeur qu’on puisse offrir, c’est soi-même. »

« Pourquoi ce ferraillement d’armes blanches dans le secret de l’âme ? Nous cherchons l’affrontement, le face-à-face avec nous-mêmes. L’empoignade. La mise à nu. » Dès les premières lignes, l’ouvrage énonce l’enjeu, annonce la couleur. Dans cette empoignade avec lui-même, l’auteur accueille les souvenirs qui remontent dans le désordre, affronte les émotions autant que les questions qui s’imposent et surgissent pêle-mêle. Il s’émerveille, s’amuse, s’effraye, se révolte. Il évoque une enfance qui fut celle de toute une génération sortant de la guerre, la fusion avec la mère, les premiers émois, pris dans le méli-mélo de l’amour : « À cet âge on est bête – parce qu’on aime. On aime tout. On aime trop : mère, sœurs, copains, train électrique, kouglof, miel de sapin, chat, chien, caramel, maîtresse d’école, bibliothèque verte, et cetera : TOUT. »

Les textes se suivent comme les cailloux émergeant d’une rivière insaisissable sur lesquels le lecteur rebondit passant d’un moment à l’autre pour rejoindre l’autre rive. Une lettre d’amour à l’institutrice, les brimades à l’école, la promenade avec le grand-père, la vieillesse, une maison de retraite, la lecture de Jacques Chessex, de Franck Venaille, de Julien Gracq, de Baudelaire ou de Rimbaud, la peinture de Soulage ou d’Egon Schiele, les jeunes filles, l’amour des mots, des livres, des femmes, la rencontre avec un cheval, « sa mèche, son œil sévère et tu reconnais quelque chose du Père… » ou celle avec le chien qui sera longtemps son compagnon, le beau professeur, la visite au cimetière, la mort d’un ami, une épitaphe controversée, un amour torride au cinéma, les odeurs, le village de montagne… le tout sans cesse traversé de fines réflexions sur la nécessité d’écrire et le travail d’écriture. Certaines pages se proposent simplement de définir de manière très personnelle et savoureuse trois mots tels que : Yeuse (« Un de ces mots qui tout de go vous résistent, telle une femme d’une maîtrise parfaite et dont la beauté vous aveugle. ») ; ahaner (« En syllabes courtes, le voici qui respire. Il dit le souffle du cheval de labour attaché corps et âme – comme l’écrivain – à son labeur. ») ; éboulis (« Quand tout se débande à vau-l’eau et qu’il ne reste à nos yeux battus que les gravats et cailloutis de notre vie. »)

Que resterait-il de tous ces moments sans l’écrit ? « Pour toi, toute connaissance passe forcément par le mot écrit. » Et c’est lui qu’il convient en premier lieu d’examiner : «L’interroger. L’ausculter. Fixer son caractère. Tel l’aveugle tâtant d’une main experte une statue de granite. » Tel le photographe à l’œil averti. L’amoureux déchiffrant le visage de l’aimée. Par touches successives, Jean-Claude Walter livre ici les éléments d’une poétique de la densité guidée par une exigence de lucidité, de pertinence et de sobriété. « Écrire bref. Battre l’urgence. Frayer la piste. Serrer l’écrou de la phrase et du texte. (…) Saliver chaque syllabe, tordre le cou à l’emphase, élever l’ostensoir de la clairvoyance à la portée de tous. Dire non à ce qui est glose, charabia, pacotille… » Certaines lectures font partie de ces instants privilégiés qui marquent une vie d’homme. Et les écrivains cités, choisis parmi les grands virtuoses et les orfèvres du verbe, manifestent chacun à leur manière, en vers comme en prose, cette passion de l’exactitude, ce goût d’une parole vibrante et condensée, et donnent autant de visages à cette quête inlassable de vérité. Le dragon de l’écriture tient l’auteur. « On ne peut lui échapper, à cet esprit malin qui impose ses désirs. Il me pousse et m’entraîne. M’enchante et m’enchaîne. Un vrai dragon… » Et c’est dans l’œil de cet animal légendaire, dans l’œil de feu et d’encre de la fable qu’il part à la conquête de terres encore inconnues.

Mais l’auteur n’est pas dupe, il sait bien que l’on n’a jamais fini d’apprendre à vivre ni à écrire. « Écrire n’est pas un métier. Tout juste en apprentissage de soi et des autres. Bricolage ! Artisanat ! Travail de forçat ! » Pour celui qui mène ainsi « l’inépuisable interrogation de soi et de l’univers », il n’est pas étonnant que la dernière figure qui s’impose à la fin de l’ouvrage soit celle de Sisyphe. De cet intense face-à-face avec lui même, l’auteur ramène à la surface du lisible une diversité de moments comme les fragments luisants d’une révélation, d’une part du mystère de soi-même. La rencontre avec les mots est ici décisive, car l’écriture est l’instrument de cette mise à nu et de cet inventaire. Des mots qui peuvent mordre ou lécher la plaie encore ouverte d’une ancienne blessure. Des mots qui nous bercent ou nous éveillent. L’écriture mesure le temps. Et, avec le temps, on n’oublie pas l’avant, mais le regard change sur l’avant, l’avant change avec le temps et le poète inlassablement pousse devant lui les morceaux du grand corps invisible et mouvant que seul rassemble le silence.