La lecture de Richard Blin
Extraits d’un article sur Sable de lune paru dans Le Matricule des Anges en juin 2005
Jean Hans Arp vivait la tête dans les étoiles. Éminent animateur de l’aventure dada, il écrivait une poésie gorgée de lune, extravagante, et débordante d’humour noir. Inventeur de formes, peintre, poète, sculpteur, Jean Hans Arp -– né en 1886 à Strasbourg (alors sous domination allemande) et mort à Bâle en 1966 – n’a pas la notoriété qu’il mérite.
Depuis la somme des Jours effeuillés (Gallimard, 1966),rien ne nous a été donné à lire. C’est dire tout l’intérêt que présente Sable de lune regroupant des poèmes écrits dans les années 1957-1960. Celui qui déclara que, si par impossible, il devait choisir entre son oeuvre plastique et la poésie, il choisirait « d’écrire des poèmes », a publié son premier poème à 1 7 ans, et avait 24 ans lors de sa première exposition. Réfugié en Suisse pendant la guerre 14-18, il fonde le mouvement Dada avec Tristan Tzara, Hugo Ball, Richard Hülsenbeck et Marcel Janco. (…) C’est Arp qui, avec Tzara, exportera le virus dadaïste à Paris, où il participa, en 1925, aux côtés de Chirico, Ernst, Masson, Miro et Picasso à la première exposition du groupe surréaliste.(…)
La précision des formes, l’audace, l’humour, la fantaisie, le rôle accorde au hasard président à l’élaboration de l’œuvre plastique comme de l’œuvre poétique. D’étranges concordances, et même tout un jeu d’échos, les relient l’une à l’autre, mais au poète des lignes et des formes qu’est le plasticien, se surajoute l’insatiable rêveur quand Arp écrit. D’où une poésie faisant droit à l’étrangeté, s’affranchissant de tous les impératifs rationnels et accueillant ce qui n’a pas de place légitime dans notre monde.
Brisant les frontières qui figent et séparent, reniant les fausses raisons de vivre, Arp qui s’avoue « rêveur lunaire », laisse venir à lui l’incréé de la création. Irruption de formes qui ont la fluidité – la plasticité – de l’univers archaïque, incessantes métamorphoses, hybridation, végétalisation, ses poèmes prolongent, à leur façon, l’écriture du monde, en proposent une histoire non-naturelle.
Un univers qui a la fraîcheur éblouie des commencements, qui est une façon de s’émerveiller du vivant en acquiesçant aux images saugrenues d’un monde ou les règnes se croisent, où les étoiles se promènent parmi nous. Un univers onirique où les « nuages se démaquillent », où « une rose chantante » peut sortir d’un « œuf de lune », où l’on paie « avec de l’or d’aurore », où l’on croise « des jets d’eau sur échasses » ou bien des hommes « dont les jambes / deviennent de plus en plus longues / de plus en plus molles ». (…)
Un univers poétique traversé de mirages mais rendant tout son éclat à une réalité désenchantée. Y pénétrer, c’est parcourir un drôle de jardin des délices vivant au rythme des constellations, des germinations, des battements d’ailes du songe. Hors du temps humain, hors du temps social, immense récréation mariant le plaisir à la spontanéité, comme le poème phonétique (« glububu glubebi ro roti / dulback dulback / gri ro ro gri gloda si si dulback dulback ») à l’écriture automatique. (…)
Des poèmes où le bruissement joyeux des machines du rêve masque mal l’ivresse d’une certaine dérision. « L’humour / c’est l’eau de l’au-delà / mêlée au vin d’ici-bas ».