Sur « Ainsi parlait Sénèque »

DU BORD

La lecture de Claude-Henry du Bord 

Extraits d’un article sur Ainsi parlait Sénèque paru dans Le Salon Littéraire en janvier 2016

Il arrive que les éditeurs aient de bonnes idées… Gérard Pfister en a eu une excellente en initiant la collection Ainsi parlait, qui propose un choix, on ne peut plus représentatif, d’œuvres capitales ; ainsi, après Thérèse d’Avila et Maître Eckhart, vient de paraître un Sénèque tout aussi admirable. L’esprit de ces petits volumes maniables aurait, sans nul doute, enthousiasmé les lecteurs des XVII et XVIIIe siècles, grands amateurs de morceaux choisis, de compilations, de florilèges. […]

Rien de pesant dans les pages ici proposées, une belle poignée de citations lancées avec bonheur, dans l’espoir que ces semences ne tombent pas dans de la rocaille mais en terre fertile. Une brève introduction, pas d’apparat, une traduction nouvelle, tout est en place pour se laisser surprendre, saisir, remuer. Une invitation à découvrir ou redécouvrir en portant un regard neuf sur un corpus parfois considérable. Certains livres sont des plongeoirs ! Celui-ci en est un. Même si plonger en soi-même n’est pas sans risque – cela change des marinades insipides ou des brouets sans sel.

J’irais plus loin, publier de tels livres est un défi certes, mais un acte de résistance aussi : puisque les Humanités ne sont plus au programme ni à la mode, donner le goût de l’essentiel revient à contrarier avec bonheur des cervelles ramollies par trop de sollicitations virtuelles et un lavage médiatique dont le but est justement de les rendre malléables et débiles afin de mieux les manipuler. « Si nous recouvrons si difficilement la santé, c’est que nous ne savons pas que nous sommes malades », Lettres à Lucilius, V, 50, 4. […]

Une œuvre qu’il faut aborder avec humilité et dont le ton reste aussi actuel que familier. Sans y chercher à tout prix une « leçon de vie », mais quelques conduites, quelques «règles » (dans le sens où l’entend Descartes) susceptibles de limiter les dégâts car « Il ne faut pas une grande tempête pour te mettre en miettes ; où tu te heurtes, tu te romps » (Consolation à Marcia, 11, 3). Comment éviter de se rompre ? En prenant garde certes, mais aussi en écoutant : « N’est-ce pas une folie et le pire égarement de l’esprit, quand on est capable de si peu, de désirer tant ? » Qui le nierait ?

Mais le désir est là et avec lui les passions, la colère, « pire que la débauche », la jalousie, la fureur amoureuse, les excès. De tout cela, nous devrions nous méfier, pour garder plus qu’un semblant d’équilibre, « car on prend le caractère de ceux avec qui l’on vit » (De la colère, III, 8, 1) et « il n’est pas de personne assez soucieuse de ne pas offenser qui ne blesse cependant en voulant s’en garder » (idem, III, 24, 4). Et, à la seule lecture de cette dernière phrase, nous comprenons que nous n’avons pas seulement affaire avec un moraliste mais avec un psychologue, un expert de l’âme humaine et de ses ressorts. […]

Oui, « nous devrions faire preuve de souplesse ; ne nous attachons pas à trop de projets ; sachons passer par des chemins où nous conduit le hasard et ne craignons pas de changer dans nos plans ni dans notre attitude » (De la tranquillité de l’âme, 14, 1). Le meilleur moyen pour nourrir cette souplesse est d’accroître son degré de conscience et de lucidité en alternant deux choses, la solitude et le monde. La première donnera le désir des hommes et le monde celui de nous-mêmes et il « se serviront réciproquement d’antidote » (idem, 13,3). Ne restons pas toujours également tendus, sachons revenir à des amusements, des choses légères, vivre s’apprend, cela demande même toute une vie ! d’autant qu’il faut (et Montaigne gardera le précepte intact) « toute la vie pour apprendre à mourir » (De la vie heureuse, 7, 3).

Les autres, tous ou presque, sont un mal nécessaire, ils « t’attirent à eux (et) t’enlèves à toi-même » (idem, 7, 6), ils ne sont pas un repoussoir, non, juste un frein, un possible danger, ils nuisent surtout à la perception de l’instant : « Ce qui nous empêche le plus de vivre, c’est l’attente, qui est suspendue au lendemain et qui perd l’aujourd’hui. (…) Tout ce qui est à venir repose dans l’incertain : vis maintenant » (De la brièveté de la vie, 9, 1) Et Shakespeare, grand lecteur de Sénèque, ne dira rien d’autre : « Je me sens toujours heureux, savez-vous pourquoi ? Parce que je n’attends rien de personne. Les attentes font toujours mal. La vie est courte… Aimez votre vie ». […]

La traduction nouvelle de Louis Gehres est aussi magnifique que brillante. Le contraire d’une « belle infidèle », tonique, vraie. Et ses pages d’éclaircissement aussi lumineuses que brèves ; remercions-le pour ce travail où il a si bien su rendre un hommage sincère à l’un des maîtres fondateurs de notre culture ou du moins de ce qu’il en reste. Que ne gravons-nous sur la façade d’un édifice public cet extrait de la lettre à Lucilius (VI, 61, 4), en guise de point final : « La vie est assez riche de ressources ; mais c’est nous qui en sommes trop avides ; il nous semble toujours qu’il nous manque quelque chose et toujours il nous le semblera : ce ne sont pas les années ni les jours qui feront que nous avons assez vécu, mais seulement notre âme. Très cher Lucilius, j’ai vécu autant qu’il fallait : j’attends la mort rassasié. » Rassasiés… que ne le sommes-nous au lieu d’attendre ce qui vaudra notre perte ! » […]