Sur L’ailleurs des mots

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La lecture de Gaston Carré

Extraits de l’article sur L’ailleurs des mots paru dans La Voix le 25 juin 1988

Vie de femme, vie de plume, de mots et de maux, comme une vis sans fin : Anise Koltz est lourde d’une éternité, et les flammes des 80 bougies qu’en ce mois de juin 2008 elle a soufflées ne sont que feux follets d’un magma existentiel qui gronde depuis mille et un ans.

« Adossée à l’éternité », accablée d’une « fatigue millénaire », Anise Koltz chaque soir s’endort « sur les morts de demain », tandis que « tout se répète » et que « l’univers s’autodévore ». L’ailleurs des mots, son nouveau recueil de poèmes, qui vient de se voir attribuer le Prix Servais, est-il d’Anise Koltz le chant du cygne ?

Fatigue donc. Millénaire. Immense. La fatigue d’une cariatide, qui trop longtemps durant aurait porté son moi et le monde. Âpres en ce nouveau recueil sont les mots par quoi cet accablement s’énonce, fatigue comme une exténuation, comme une expiation, et rauques sont les râles que ses affres arrachent à l’épuisée, gisante sur son ossuaire d’humanité décomposée : « Ma ville intérieure s’est mutée en Jérusalem, ou chaque pan de ma pensée est un mur des lamentations ».

Couronné du Prix Servais 2008, L’ailleurs des mots était un livre attendu, le voici advenu, en ces Cahiers d’Arfuyen qui de la poétesse d’ores et déjà ont recueilli les plus ignés surgeons. Le voici advenu donc, et le voici qui d’emblée brûle qui s’y risque, car cet ailleurs-là est terrible. Terriblement ardent, terriblement dolent et diablement ambigu, entre exécrations et éblouissements, nouvelles profanations et ultimes enchantements, à la fois incandescent et étrangement quiet, tumultueux comme une trombe et apaisé comme un ressac, comme une marée après le raz, comme si Anise Koltz s’adressait à nous d’un ailleurs en effet, d’un par-delà les mots, de l’évanescent filigrane qui d’Anise révélerait un dernier palimpseste. Chant du cygne, donc ?

Noir certes est son ailleurs. Ténébreux et fuligineux, féroce souvent, ardent toujours. Anise s’expose au vertige du miroir, moire glacée où se mirent l’ego, le logos et le monde, et nous rapporte sans concession ce qu’en leur tréfonds elle sonde. Anise était allée loin, très loin déjà dans cette spéculation ; il semble qu’elle eût voulu aller plus loin encore par cette nouvelle immersion, qui laisse le lecteur en apnée, pantois devant la somptueuse véhémence de ces poèmes.

Immersion, d’abord, dans le puits sans fond du moi, où l’être in fine est néant – « Mon nom est absence ». Immersion dans les affres de la création, où la formulation est infernale parturition – « Chaque poème est une descente aux enfers ». Immersion aussi dans le bleu du ciel, qui est vide – « Je ne crois plus à la rémission des péchés, je ne crois plus à la résurrection ». Immersion dans la matrice originelle, imbibée de sang et de larmes – « Je suis née brutalement, / À ce déchirement je n’ai rien pardonné ».

Cette immersion-là, tragique récurrent dans les textes d’Anise Koltz, culmine une fois encore dans l’évocation d’une genèse honnie, d’un engendrement qui une vie durant lui fera expier « le péché d’être né », engendrement qui la nie, la lie et l’asphyxie : « Je suis Jonas enfermé dans sa chair, se noyant dans son sang ».

Radicalisation donc. Culmen aux extrêmes, comme si Anise jouait son va-tout. L’élégie se fait rare, la déploration plus vive, l’exécration est impétueuse. La forme signe cette exaspération : le verbe est lapidaire, tranchant, « définitif » semble-t-il. L’ailleurs des mots, un chant du cygne ?

Non. Car cet ailleurs n’est point ultime demeure, et la poétesse ne signe pas là son testament. Et si en ce recueil les vers sont noirs, si les poèmes portent les accents de l’emportement, d’une sorte d’inventaire avant liquidation, un miracle proprement «koltzien » une fois encore est à l’œuvre, qui in extremis tourne le fiel en sel et la douleur en ferveur. Si violence il y a, c’est une violence intransitive, qui n’est point assassine, violence qui au demeurant se fait sensuelle par instants, tandis que l’indignation s’exprime sans haine et la déréliction sans désespérance. Anise Koltz a vécu mille et un ans, disions-nous, au terme desquels elle a trouvé son « ailleurs », un ailleurs vibrionnant de vers et de colères, mais un ailleurs d’après la tornade, par-delà l’amour et la haine, par-delà le bien et le mal.

Il y a, au demeurant, une sorte de rédemption annoncée en cette poésie du dépassement: « Dans mes poèmes je dépasse ciel et terre, / J’anéantis le paradis j’efface la faute ». Anise a soldé son existence et réglé son compte au monde, pour le meilleur et pour le pire, Anise est ailleurs désormais, un ailleurs paradoxalement apaisé, qui porte les marques d’une pérennité : « De l’étreinte à l’arrachement, / Brûlant le feu noyant l’océan, je vis ».

L’ailleurs des mots est puissante affirmation d’une vitalité, et en ce par-delà où elle s’énonce Anise Koltz plus que jamais nous est proche, et éternelle.