SEPTEMBRE 2023

Joyce comme joie

L’œuvre de James Joyce est intimidante. Ulysse nous domine et nous écrase, pour ne rien dire de Finnegans Wake. Joyce tire en effet son prestige de la difficulté inhérente à son écriture. Lui-même souhaitait occuper les universitaires pour les siècles à venir. À en juger par les innombrables publications à son sujet, plus de cent ans après la parution d’Ulysse, Joyce semble avoir largement gagné son pari : si l’industrie des études joyciennes se porte toujours très bien, l’œuvre n’a pas encore livré toutes ses énigmes.

Sans doute convient-il d’aborder Joyce autrement, non par le côté savant, mais par le versant du plaisir, le nom de Joyce touchant lui-même à la joie. Car c’est au fond la joie de Joyce qui permet de transcender ce que l’on nomme, un peu rapidement peut-être, son illisibilité. […]

On attend de pareils « dits et maximes de vie » qu’ils transmettent un certain message. Or, l’impayable Joyce n’est pas un moraliste. Loin de là. On ne peut raisonnablement parler de sagesse chez un écrivain aussi excessif que Joyce, dont on retient avant tout la virtuosité verbale ou les caprices d’une parole incompréhensible, rendue folle – ou alors géniale – au carrefour babélien de toutes les langues.

Pris à même l’abrupt de l’œuvre, certains de ces fragments ont un tranchant comparable aux fulgurances de cet autre natif de Dublin que fut Oscar Wilde. Les paradoxes de ce dernier sont d’ailleurs évoqués dès le début d’Ulysse, roman qui regorge de formules saisissantes et pleines d’esprit, et l’on aura ici l’aperçu d’un article que Joyce consacra justement à Wilde, paru dans le journal Il Piccolo della Sera de Trieste en 1909. […]

Attrapons Joyce par ses mots, par sa parole même. Sont extraits pour ce faire des passages de la somme de Joyce – de son « chaosmos » – pour constituer une manière de bréviaire, comparable à celui que porte le Père Conmee par-devers lui lors de ses pérégrinations à travers la bonne ville de Dublin, au dixième chapitre d’Ulysse.

Ce missel serait-il une image de l’ensemble du livre ? Peut-être bien. Placé sous le signe du labyrinthe, l’épisode dixième d’Ulysse, celui des Rochers Errants, est lui-même constitué de fragments, d’îlots textuels par où Dublin est recartographiée et soumise à une nouvelle modalité de lecture, selon une sorte de vision prismatique. […]

Ce qui frappe chez cet essentiel exilé, c’est la constance avec laquelle, ayant passé plus de la moitié de son existence hors d’Irlande, il évoque sa « chère et sale Dublin ». Tous les livres de Joyce participent de cette volonté qui consiste à vouloir jeter Dublin sur la carte littéraire, un peu comme Fernando Pessoa le fera avec Lisbonne.

L’attachement de l’Irlandais pour son pays natal est ambigu. Ce rapport singulier se présente sous la forme d’une déliaison et peut faire penser à l’amour mêlé de haine que Dante éprouvait pour la cité de Florence. Joyce, en effet, mange le pain de l’exil dont il est question dans le chant XVII du Paradis, et le «pain salé » qu’évoque Stephen au troisième épisode d’Ulysse est déjà un signe conscient de l’exil intérieur de ce personnage, sinon de Joyce lui-même, composant son roman depuis le continent.

Mais c’est peut-être Samuel Beckett – il fut proche de Joyce – qui parle le mieux de cette situation : « Partir, c’est le suicide assuré. Mais rester chez soi, qu’est-ce que c’est ? Une lente dissolution » (Tous ceux qui tombent). Joyce fut en cela encore plus franc et dur que son cadet en voyant en l’Irlande une « vieille truie dévorant sa portée. » […]

Ulysse, Finnegans Wake ? Le jour et la nuit, selon Joyce. En effet, si Ulysse est le récit d’une journée à Dublin sur la bagatelle de 732 pages, le 16 juin 1904, le Wake n’est autre que l’histoire incommensurable de toutes les nuits du monde. Il s’agit de deux projets différents, diamétralement opposés, encore que la langue somnolente des derniers épisodes d’Ulysse annonce bel et bien la nuit du Wake. Avec ce dernier ouvrage, on glisse d’une somme romanesque à un grand sommeil où se déploient tous les mythes, tous les rêves, toutes les langues.

Ulysse est il est vrai d’un abord difficile, mais il est néanmoins possible d’y accéder. Joyce a notamment laissé derrière lui l’échafaudage dont il s’est servi pour bâtir son roman. Cette série de grilles (elle figure dans toutes les éditions récentes d’Ulysse) permet de reconstituer les correspondances homériques et symboliques qui président aux différents épisodes de son épopée moderne. Plus radical dans son approche qui consiste à s’ouvrir à la logique nocturne du rêve, renonçant à toute intrigue linéaire, le Wake est comparable au livre de sable borgésien, dont aucune page n’est la première, aucune la dernière.

L’action d’Ulysse se résume à presque rien. Il s’agit du jour le plus banal qui soit. Henri Lefebvre en a dûment pris acte dans sa Critique de la vie quotidienne et, après lui, Georges Perec qui, reprenant la forme romanesque là où Joyce l’avait laissée, déplie l’histoire d’un court instant, le 23 juin 1975 peu avant 20 heures, dans l’immeuble du 11 de la rue Simon-Crubellier, dans le XVIIe arrondissement de Paris, là encore sur 700 pages, avec La Vie mode d’emploi. Mais Perec n’est pas le seul à avoir été profondément marqué par Ulysse. L’influence de Joyce est considérable : que l’on songe par exemple à Hermann Broch ou encore à Malcolm Lowry.

Ulysse comporte trois personnages principaux : Stephen Dedalus (le protagoniste de Portrait), Leopold Bloom et son épouse Molly. Si Bloom est une sorte d’Ulysse moderne, Stephen incarne quant à lui Télémaque, et Molly n’est autre que Pénélope, à qui est offert le dernier mot du livre, un grand « Oui » (fragment 182).

Le jeu des correspondances homériques structure l’ouvrage qui est réparti en dix-huit épisodes, dont chacun est doté d’un style propre. Ulysse n’en débute pas moins au sommet d’une fortification, tout comme Hamlet, qui est une importante référence au fil du texte. Shakespeare lui-même faisant une curieuse apparition au bordel, lors de l’épisode de Circé.

Mais ne nous laissons pas leurrer par ce chatoiement intertextuel. Joyce lui-même craignait d’avoir sur-systématisé Ulysse. Qu’il soit rassuré : la force véritable de ce livre réside dans son élan romanesque, dans sa drôlerie également. Les énigmes y sont certes nombreuses, mais la plus célèbre est formulée par Bloom dans l’épisode de Calypso : est-il seulement possible de traverser la bonne ville de Dublin sans passer devant un pub ? […]

      Ainsi parlait James Joyce, extraits de la préface de Mathieu Jung

Eugène Delacroix

(1798-1863)

Eugène Delacroix est né en 1798. Il passe son enfance à Marseille puis à Bordeaux. Son père meurt en 1805, sa mère en 1814. Sa jeunesse sera très pauvre. Guidé par son oncle, le peintre Henri Riesener, il entre à l’École des Beaux-Arts en 1816.

En 1822, il expose pour la première fois au Salon (La Barque de Dante) et commence son Journal qu’il interrompt en 1824. Il rencontre en Angleterre le peintre Thomas Lawrence en 1825.

En 1831, il expose au Salon La Liberté guidant le peuple. En 1832, il accompagne le comte de Mornay dans une ambassade au Maroc où il prend de nombreux croquis. En 1839 il est chargé de décorer la Bibliothèque du Palais du Luxembourg (Sénat).

En 1842, premier de trois séjours à Nohant, chez George Sand et Frédéric Chopin, dont il aime passionnément la musique. En 1844, il loue une maison à Champrosay, près de Fontainebleau, où il se rendra désormais chaque année. En 1847, il reprend son Journal qu’il tiendra jusqu’à sa mort.

En 1849, il reçoit la commande de la chapelle des Saints-Anges dans l’église Saint-Sulpice. En 1857, après sept échecs, il est enfin élu à l’Institut. Il s’installe 6, rue de Furstenberg, au Quartier Latin, où il meurt en 1863.

OUVRAGES PUBLIÉS AUX ÉDITIONS ARFUYEN :

Ainsi parlait Eugène Delacroix

Paul Laborde

Paul Laborde est né en 1986 à Paris. Après des études de littérature et de philosophie à la Sorbonne, il est entré dans l’enseignement. Il est actuellement enseignant-chercheur dans une école de design.

Il a publié en 2013 chez Cheyne un premier livre de poésie, Sables, puis l’année suivante, aux éditions Trames, Un rempart, avec une lithographie originale de Farhad Ostovani.

En 2015, il crée la revue Conséquence qui met en question la relation entre l’écriture et la vie, d’abord sous l’angle de la philosophie, puis, dans les numéros suivants sous l’angle de la poésie. Parmi les auteurs publiés par la revue, on citera Alain Badiou, Jacques Rancière, Jean-Luc Nancy, André du Bouchet, Cédric Demangeot, Bernard Noël, Esther Tellermann.

Deux livres paraissent en 2016 : chez Cheyne, Olympe, l’ignorée et chez fissile, Puisqu’une solitude ici désemparée.

À partir de 2017, la fréquentation des philosophies non-duelles, de Maître Eckhart à l’Advaita Vedānta, apportent une nouvelle ouverture à son travail.

Il est membre de de la Société psychédélique française, fondée en 2017 par un collectif d’universitaires, de médecins et de jeunes activistes.

OUVRAGES PUBLIÉS AUX ÉDITIONS ARFUYEN :

Le mot de pauvreté

Le mot de pauvreté

Préface de Jean-Luc Nancy

Le mot de pauvreté : titre étrange. Qui d’emblée récuse le jeu illusionniste de l’écriture et consent à donner le poème pour ce qu’il est : fait de mots, seulement de mots – même si les plus lumineux. Et qui d’emblée récuse l’idée même de tout accomplisse-ment par les mots : les mots ne sont à proprement parler que pauvreté. Il n’y a en eux de richesse, de plénitude que pour autant que nous nous aveuglons.

Dire donc cette pauvreté inhérente aux mots, et rien de plus : « il n’y a rien à dire de plus / que ce qui manque par-dessus tout // si quelque chose est vrai / c’est la pauvreté. » Car il n’y a de parole vraie que celle qui consent sa propre pauvreté : « la pauvreté est une conscience / sans prétention » Qui renonce à feindre, à briller. Qui laisse les choses être ce qu’elles sont : « un mot de pauvreté ne construit rien / par-dessus le vide / qui fait peur // sinon ce serait abandonner / la pauvreté »

Car les choses ne sont rien que l’on pourrait dire : « tout le travail est de / comprendre que rien n’est pas une idée / rien n’est rien d’abstrait » Les choses ne sont que les choses, si pauvres que nous ne savons rien en dire et qu’incapables de faire face à ce rien nous en faisons une idée : « ni échec ni succès : une langue / pauvre ne serait plus dupe d’elle-même // (celui qui parle en croyant / ce qu’il dit / croit en la richesse) » Mais voulons-nous vraiment comprendre? On dirait que sans cesse « la pauvreté s’éloigne // nous / entretenons / les clôtures ».

Né en 1986, Paul Laborde a déjà derrière lui une riche expérience littéraire : un premier livre aux éditions Cheyne, suivi de trois autres ; la création d’une ambitieuse revue, Conséquence, autour de la relation entre l’écriture et la vie, avec des textes de Badiou, Rancière, Nancy, du Bouchet, Demangeot et Bernard Noël.

Ce livre d’un seul tenant témoigne d’une relation peu commune avec les mots et avec le monde : l’exigence de lucidité y est radicale, l’écriture dépouillé de tout artifice, y compris celui du dépouillement. Austérité, rigueur. Mais surtout une grande douceur, une étrange limpidité. Ici la philosophie et la poésie procèdent d’une même écriture, qui ouvre un vaste espace nouveau. Le philosophe Jean-Luc Nancy (1940-2021), compagnon de pensée de Jacques Derrida et de Philippe Lacoue-Labarthe, a donné peu de temps avant sa mort à Paul Laborde une éclairante préface.

     Coll. Les Cahiers d'Arfuyen – 112 pages – ISBN 978-2-845-90349-4 – 14 €

Ainsi parlait Eugène Delacroix

Dits et maximes de vie

Textes choisis et présentés par Marie Alloy et Jean Pierre Vidal.

Après Ainsi parlait Léonard de Vinci (2019), cet ouvrage est le deuxième de la collection Ainsi parlait qui soit consacré à un peintre. C’est que Delacroix (1798-1863) n’est pas seulement le peintre de la mythique Liberté guidant le peuple (Louvre) : il est aussi l’auteur d’une œuvre écrite considérable : un Journal de quelque 1800 pages, de nombreux essais, une abondante correspondance. La même année qu’il expose son premier tableau au Salon, il commence à écrire son Journal. Il le reprendra en 1847 pour ne plus l’abandonner jusqu’à la fin de sa vie.

Delacroix « est, dans son art, l’innovateur et l’oseur par excellence », écrivait George Sand. Dans sa peinture, la couleur et le mouvement fait exploser les formes. De même, dans ses écrits, sa réflexion est toujours mobile, en éveil. D’une nature proche de celle de Montaigne, il déteste tout ce qui fige les choses, que ce soit par la forme qui cerne ou par la pensée qui définit. Pour lui la matière est vie et la peinture espace en mouvement. Ce solitaire est toujours en dialogue, ce pessimiste est toujours en recherche de nouveauté.

Reconnu et commenté dès ses premières présentations, il a aussi été haï jusqu’à sa mort. Jamais on ne lui a permis d’enseigner, et il n’est admis à l’Institut qu’à sa 7e candidature. Delacroix choque, car il montre la violence et le tragique du monde : guerres, crimes, suicides, viols, corruption. «Le sauvage revient toujours, écrit-il. La civilisation la plus outrée ne peut bannir de nos villes les crimes atroces qui semblent le partage des peuples aveuglés par la barbarie. »

Il y une profonde parenté entre Baudelaire et Delacroix, dans la violence et la cruauté même. Mais Baudelaire déteste la nature, Delacroix l’aime profon-dément. Baudelaire déteste la femme, Delacroix la respecte. « Delacroix n’a pas et n’aura pas de vieillesse, écrivait George Sand. Il est, dans son art, l’innovateur et l’oseur par excellence. » Quelques semaines avant de mourir, il écrit les dernières lignes de son Journal : « Un tableau doit être une fête pour l’œil ». Sagesse pratique de Delacroix :  opposer la joie de l’art au tragique inexorable de la vie.

Pour lire et présenter l’œuvre écrite de Delacroix, il fallait bien sûr un peintre proche des écrivains, et c’est Marie Alloy, directrice des éditions Le silence qui roule. Il fallait également un érivain proche de la peinture , et c’est Jean Pierre Vidal, poète, éssayiste, qui a publié chez Arfuyen Passage des embellies.

      Coll. Ainsi parlait – 176 pages — 2023 – ISBN 978-2-845-90356-2 – 14 €

James Joyce

(1882-1941)

James Joyce est né en 1882 dans une famille catholique de la banlieue de Dublin. Il est l’aîné de dix enfants survivants. Joyce, comme son père, revendiquera l’appartenance à l’ancien clan irlandais de Galway.

Il suit une éducation chez les jésuites. Le 16 juin 1904, il fait la connaissance de Nora Barnacle, jeune femme originaire du Connemara, Comté de Galway, qui travaille comme femme de chambre. Cette date situera l’action de son roman Ulysse (le Bloomsday).

Joyce reste un certain temps à Dublin, buvant énormément. Joyce et Nora s’imposent un exil volontaire, à Zurich puis à Trieste où il enseignera l’anglais. Avec ses deux enfants (Giorgio, 1905, et Lucia, 1907), il parlera l’italien. Il ne retournera en Irlande que pour de très courts séjours.

Il passe une grande partie de la guerre à Zurich, survivant grâce à l’enseignement et l’aide de Pound, Yeats et Wells. En 1914 paraît Gens de Dublin, suivi en 1916 du Portrait de l’artiste en jeune homme. La famille s’installe Paris en 1920 où elle demeurera. Sa fille Lucia est atteinte de schizophrénie.

Sylvia Beach publie l’original d’Ulysse à Paris en 1922. A partir de 1923 il rédige et publie en revue des extraits de son Work in Progress qui deviendra Finnegans Wake (1939). Il meurt à Zurich en 1941.

OUVRAGES PUBLIÉS AUX ÉDITIONS ARFUYEN

Ainsi parlait James Joyce

Ainsi parlait James Joyce

Dits et maximes de vie

Traduit de l’anglais et présenté pat Mathieu Jung. BILINGUE

James Joyce (1882-1941) est un des plus grands écrivains de la littérature anglophone.  Son grand roman, Ulysse, est avec la Recherche du temps perdu de Proust l’une des œuvres majeures du XXe siècle. C’est aussi l’une des plus mystérieuses et déroutantes. Si la personnalité de Proust nous est connue dans ses moindres détails, la figure de Joyce reste en revanche  très énigmatique. Génie ou farceur ? Ou les deux ? « Ne vois-tu pas la simplicité qui est au fond de tous mes déguisements », écrivait Joyce lui-même.

A coup sûr Joyce est un écrivain multiple. Outre les romans, l’œuvre de Joyce comprend des nouvelles, des poèmes, du théâtre ainsi que des articles et une abondante correspondance. Elle reste ainsi largement inconnue du public francophone.

Même dans le seul domaine de la fiction, l’œuvre de Joyce est très diverse. Il y a l’auteur des Gens de Dublin avec leurs célèbres « épiphanies ». Il y a le récit autobiographique encore plutôt  classique du Portrait de l’Artiste en jeune homme. Et il y a ce livre étrange, Ulysse, qui change tout : dans les 700 p. de cette Odyssée vertigineuse et cocasse, c’est l’universel quotidien qui nous est révélé à travers les faits et gestes de Leopold Bloom au cours d’une unique journé à Dublin. Il y a enfin cette œuvre testamentaire, Finnegans Wake où se mêlent langues, mythes et rêves, au risque d’en devenir illisible.

Comme Proust, Joyce est devenu un mythe. Comme lui il a sa propre géographie. Non pas Combray, Balbec et Venise. Mais Dublin, Paris, Trieste, Zurich. À Nice, au bord de la baie des Anges, un hôtel rappelle qu’ici Joyce a commencé d’écrire Finnegans Wake en octobre 1922. Comme Proust, il a engendré une sorte d’idolâtrie, ses habitudes et ses manies servant de références ultimes.

Comment aborder un tel monument à travers un volume de la collection Ainsi parlait ? C’est un défi qu’a relevé Mathieu Jung, spécialiste de l’écrivain irlandais et coordinateur de l’hommage que lui a rendu la revue Europe en 2022. Il nous offre ainsi l’indispensable initiation à une œuvre-monde.

        Coll. Ainsi parlait – 2023 – 192 p – ISBN 978-2-845-90354-8 – 14 €

Le Swami et la Carmélite II

LA BEAUTÉ DU GANGE

Correspondance Henri Le SauxThérèse de Jésus 1968-1973. Préface et notes de Yann Vagneux

Les éditions Arfuyen ont publié en septembre 2022 le premier volume de la correspondance entre le swami Henri Le Saux (1910-1973) et la carmélite Thérèse de Jésus (1925-1976), « L’appel de l’Inde ». Ce second volume, « La beauté du Gange » montre l’accomplissement de ces deux destins hors du commun.

En juin 1975, Thérèse réalise le rêve qui l’habite depuis tant d’années : « une petite maison très primitive de deux pièces, avec toit de tôle ondulée sans électricité, au milieu des manguiers et autres arbres […] En faisant de la gymnastique dans les rochers, je peux aller prendre mon bain dans le Gange qui coule en contre-bas. Je n’ai jamais rencontré nulle part une telle qualité de silence. »

Son maître Henri Le Saux est mort depuis deux ans déjà. Sa solitude est totale. Elle est initiée au mantra le plus ancien de l’Inde alors que « même les femmes de caste brahmanique n’ont pas le droit d’y être initiées. »

Un an après cependant, sa maisonnette est retrouvée déserte. Six mois plus tard, en avril 1977, l’autre disciple d’Henri Le Saux, Marc Chaduc, disparaîtra lui aussi de son ermitage de Kaudiyala, à 30 km de là. Jamais leurs corps ne seront retrouvés.

De l’étonnante destinée de Thérèse de Jésus (1925-1976), partie du carmel de Lisieux pour rejoindre en Inde Henri Le Saux (1910-1973) et disparue sur les bords du Gange, il semblait ne rien rester.

En l’espace de trois ans, de Lisieux à Pondichéry, en passant par Delhi, plus de 700 pages de lettres ont été retrouvées par Yann Vagneux, prêtre des missions étrangères et grand connaisseur de l’Inde. De cet ensemble se dégage le dialogue spirituel exceptionnel qui a eu lieu entre cette femme assoiffée d’absolu et pleine de courage et le charismatique moine bénédictin devenu en Inde swami Abhishiktananda.

Henri Le Saux a laissé de nombreux ouvrages étincelants d’intelligence et de liberté intérieure. Citons Sagesse hindoue, mystique chrétienne (1965) ou Souvenirs d’Arunâchala (1978). Fondée sur la solide formation monastique des bénédictins et sur la méditation incessante des écritures chrétiennes et hindoues, son aventure spirituelle est l’une des plus fascinantes du XX° siècle.

  Coll. Ombre  –  2023  –  264 pages  –  19,5 euros  –  ISBN 978-2-845-90355-5

Juin 2023

Derrière les roseaux

 C’est en 1982 qu’a paru chez Arfuyen le premier livre de Marwan Hoss, Le retour de la neige, avec une encre de Pierre Soulages. Les éditions atteignaient tout juste l’âge de raison – si tant est qu’un véritable éditeur ait le droit de devenir jamais raisonnable… Inaugurée par un recueil de Guillevic, Mammifères, en 1981, la collection « Les Cahiers d’Arfuyen » n’en était qu’à son huitième volume.

Marwan Hoss avait dirigé la Galerie de France, 3, rue du Faubourg Saint-Honoré, devenue sous l’impulsion de Myriam Prévôt et Gildo Caputo l’une des plus prestigieuses galeries d’art internationales. C’est là que je l’avais rencontré,  arrivé depuis peu du Liban et le regard encore ébloui des œuvres de la non-figuration et de l’abstraction lyrique dont la galerie était alors la pionnière. Aux murs étaient exposées les toiles nouvelles d’artistes nommés Alechinsky, Dotremont, Hartung, Manessier, Mušič, Soulages, Zao Wou-Ki. Quelques années plus tard, en 1985, Marwan Hoss créerait à quelques rues de là sa propre galerie, au 12, rue d’Alger, où se retrouveraient bon nombre de ces grands  créateurs, mais aussi des artistes comme Geneviève Asse, Pierrette Bloch, Pierre Buraglio, Henri Hayden, Jean-Paul Riopelle ou Antonio Saura.

Libanais par son père, Marwan Hoss était marqué aussi par l’Italie de sa famille maternelle, une Italie particulièrement cosmopolite et littéraire puisque sa mère était la fille d’un des dirigeants de la Lloyd Adriatico de Trieste, cette ville unique où se mêlent si étroitement cultures latine, germanique et slave. C’est pourquoi, si nous nous nous enthousiasmions pour la peinture, nous parlions avant tout de poésie.

Marwan Hoss était arrivé à Paris en août 1968. Un an plus tard, en octobre 1969, il recevait une lettre de René Char : « L’oiseau-blé n’a rien à envier au coquelicot ou au rare bleuet, ses couleurs sont de neige à midi, de cette neige de juin jamais tombée. » Un an plus tard, cette autre lettre de l’écrivain de L’Isle-sur-la-Sorgue : « Sur la ligne de l’horizon où vous m’êtes apparu, je ne vous confonds avec aucun autre, car les apparitions justes sont rares. » Quel poète n’aurait été comblé alors de recevoir de tels encouragements d’une figure aussi charismatique que celle de l’auteur du Marteau sans maître et de Fureur et Mystère ? Dès 1971, Marwan Hoss avait publié un premier recueil aux prestigieuses éditions GLM, Le Tireur isolé, suivi quelques années plus tard d’un nouvel ouvrage chez Fata Morgana, Messine où je passe (1980).

Depuis ce Retour de la neige, Marwan Hoss n’a cessé d’accompagner les éditions Arfuyen. D’autres volumes ont paru : Absente retrouvée en 1991, Déchirures en 2003 et La Lumière du soir en 2014. En 2019 un fort volume a repris l’ensemble des textes écrits en un demi-siècle, de 1969 à 2019, sous le titre Jours, suivi de quatre lettres inédites de René Char. Dans le même temps, il y a eu la magnifique aventure d’amitié de la revue L’Autre, créée en 1990 par Michel Camus (éditions Lettres vives), François Xavier Jaujard (éditions Granit), les éditions Arfuyen, Marwan Hoss et Valérie-Catherine Richez. La Galerie Marwan Hoss a été tout à la fois le foyer de création de cette revue et le lieu où en ont été fêtées les parutions. La revue L’Autre s’est arrêté en 1993 peu de temps avant le décès de François Xavier Jaujard qui en avait préparé le dernier numéro spécial consacré à Pierre Jean Jouve. En 2008, Marwan Hoss, frappé de graves problèmes de santé, s’est résolu la mort dans l’âme à fermer sa galerie, devenue en moins d’un quart de siècle l’une des dix plus importantes galeries parisiennes.

« J’étais l’enfant des premières pluies / qu’un baiser emprisonne / Ma mère avait le charme / mon père la fatigue / J’étais l’adolescent qui savait / Des pays je compris la distance / Du silence je pris la parole » C’est par ce texte que s’ouvre Jours, la somme poétique de sa vie. C’est par une pareille évocation des lointains espaces de l’enfance que s’ouvre la première partie de Terres, le  nouveau recueil qui paraît en ce mois de juin 2023 : « Dans l’aube froide / les sarcelles de mon enfance / prennent leur premier envol / Les chasseurs tirent et font / saigner leurs cœurs / Derrière les roseaux / se cachent les oiseaux blessés »

On croirait que c’est une vue de notre planète qui orne sa couverture, veinée de bleu turquoise et de couleurs de sable, mais c’est une coupelle à opium de la Chine du XVIIIe siècle. Car, d’un même regard, la poésie sait voir le monde et l’infini, la beauté et l’oubli. Ces « portes de corne et d’ivoire qui nous séparent du monde invisible » qu’évoquait Nerval, le poème, comme un rêve éveillé, les ouvre toutes grandes. « D’où je me trouve, dit le poème, / je peux regarder mon enfance / Celle qui m’a donné / le goût de tes lèvres ».

Quel est ce lieu étrange d’où parle le poème, comme au-delà du temps et de l’espace, ce lieu de souffle et de mots ? « Par les couloirs du vent / les mots voyagent / Le nuage est leur terre / ils s’élèvent dans le ciel / à l’altitude des grands aigles / d’Anatolie ». Lieu de sérénité autant que d’effroi, de joie autant que d’angoisse, car ici tout nous est livré dans sa fondamentale précarité : « Ce pays est ma dernière terre : / D’ici reviendront mes rêves d’enfance : / la voix de cette femme / la danse des hirondelles / la chaleur du vent / et la nudité du ciel » Tout est là dans le poème, définitivement perdu en même temps que retrouvé, présent autant qu’insaisissable.

« Le Rêve, écrivait Nerval, est une seconde vie ». Écrire est une autre façon de rêver : un rêve éveillé, actif et cependant dépossédé, à jamais inaccessible. «Tandis que la nuit dort debout / le hibou veille / J’entre dans un rêve / dont je ne sortirai plus ». C’est par ces mots que se referme le livre. On n’est jamais assez attentif à ce que dit la composition d’un livre de poésie. Elle en dit presque plus que les poèmes eux-mêmes. Jours se terminait par un poème également énigmatique : « L’orage et l’oubli / attendent à ma porte ».

On n’est jamais assez attentif aux dédicaces des recueils. Celle de Terres est la simplicité même : « Pour toi ». Ce livre est une confidence : « Derrière un mot / se cache toujours / un autre mot / Secret / mais d’un même sang ». Ce livre est la célébration d’un amour : « Les papillons dansent / autour de ta beauté / Ils tressent sur ton visage / leurs ailes de cristal ». Les mots composent une liturgie, les images sont des offrandes. À jamais l’amour est marqué du sceau de l’éphémère et de la souffrance : « Lorsque le ruisseau / me guidera aux éphémères / rhododendrons / je cueillerai la plus belle fleur / celle sertie de perles roses / Je la poserai sur ton front ».

MAI 2023

Chateaubriand, le juif errant

« Notre enfance laisse quelque chose d’elle-même aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique son parfum aux objets qu’elle a touchés. » 

Les grands écrivains ont-ils tous une disposition à l’enfance ? Mobile, curieux de tout, Chateaubriand a été fidèle à l’enfant qu’il fut, à celui qui inventa des jeux et des mondes, à Saint Malo – sur l’immense plage du sillon – comme à Combourg, dans les bocages, les bois et les vallons. Il a été fidèle à sa sœur Lucile – son tendre refuge « incestueux » – qui a su lui révéler son profond désir de « peindre tout cela » et il a creusé et prolongé sa sensibilité au monde dans l’engagement et le dégagement, en France comme dans de nombreux pays en se sentant, sans doute, partout en exil. […]

Confronté par la Révolution française au « choc du passé et de l’avenir », ce cadet d’une famille issue de la plus ancienne noblesse, fut aussi très tôt condamné au déracinement, à l’éloignement de « la cloche natale », s’identifiant lui-même à un « Juif errant qui ne devait plus s’arrêter ».

S’il connut tour à tour la faim et la misère, notamment lors de ses sept années d’exil en Angleterre, mais aussi le faste des ambassades lors de sa carrière publique de diplomate, c’est toujours en poète-voyageur qu’il s’élança sur les chemins du temps, spectateur émerveillé de la beauté d’un monde souvent ensanglanté par la grande Histoire mais jamais totalement désenchanté : « La nature se joue du pinceau des hommes : lorsqu’on croit qu’elle a atteint sa plus grande beauté, elle sourit et s’embellit encore. » […]

« Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » Tout est dit dans cette phrase extraite de ses Mémoires, et il a voulu retrouver une unité de sens dans un univers qui se disperse. […]

La contemplation de la nature est alors l’occasion d’une double révélation : en  éveillant le sentiment de l’immensité du monde, elle atteste la tangible réalité du Je capable de l’éprouver ; en même temps elle fraye en lui comme une faille la certitude d’un vide incommensurable. « Toute ma vie j’ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible, et un abîme ouvert à mes côtés » fait dire Chateaubriand à son jeune héros René. Et dans les Mémoires d’outre-tombe, il s’exclame face à l’étendue des flots : « Ô mer, mon berceau, mon image ! »

Mais s’il s’identifie au paysage, soit comme son reflet en négatif, soit par incorporation, le poète ne s’anéantit pourtant jamais tout à fait en lui. Plutôt que de s’y perdre, s’y dissoudre, voire de disparaître, l’enjeu est bien pour celui qui écrit, comme pour tout être humain, de trouver sa place au sein de cette nature qui, seule, « ne vieillit jamais ». […]

S’il prête encore attention « au bruit lointain d’une société croulante », c’est pour faire le constat de sa solitude face à une double révolution : celle de l’Histoire, celle de ses propres années écoulées. Pourtant c’est bien à l’épreuve du passage du temps, que Chateaubriand parvient à transmuer l’errance, infligée par le destin, en quête dispensatrice de sens : « Le temps fait pour les hommes ce que l’espace fait pour les monuments, on ne juge bien des uns et des autres qu’à distance et au point de la perspective ; trop près on ne les voit pas, trop loin on ne les voit plus. » […]

Vivant et écrivant l’aventure du temps, Chateaubriand a fouillé minutieusement tous les réseaux lumineux et sombres des impasses du réel. Pour atteindre une souveraineté, la liberté était essentielle : « J’ai toujours eu horreur d’obéir et de commander », écrit-il, et à plusieurs reprises, dans ses Mémoires. Son écriture grandiose n’a cessé de changer d’espace, dans un entrelacs de visions, de dévoilements et de mouvements. Sans illusion sur la nature humaine il a pourtant fait confiance à la littérature, source d’énergie dans laquelle se succède une foule de détails et d’images. […]

Chateaubriand a 76 ans quand il écrit la Vie de Rancé, dernier ouvrage paru de son vivant, et c’est perclus de rhumatismes, tourmenté par son crâne blanchi et son corps décrépi, qu’il interrompt son récit historique pour confier comme en aparté : « Je ne suis plus que le temps. »

Ce constat presque anodin en apparence est d’autant plus percutant qu’il est sans appel. Il suggère avec force que la vie s’éloigne et se fige sous nos yeux avant même que ne triomphe la mort, le champ des possibles s’amenuisant sans cesse jusqu’à se refermer et nous échapper dans la déperdition des jours. Connaissance de soi et contemplation du temps se superposent alors achevant paradoxalement de nous rendre étrangers à nous-mêmes. « Je suis vieux comme ce temps que je rêve et qui m’échappe », précise aussi Chateaubriand dans les Mémoires. […]

À sa suite, il invite ainsi le lecteur à puiser à la fabrique intime des songes et des souvenirs, mais aussi à reconnaître les signes manifestés d’un passé revivifié car jamais tout à fait disparu en lui. Le chant de la grive de Montboissier, la vision inattendue d’une vieille tour à Hohlfeld le ramènent ainsi soudainement à Combourg le royaume perdu de son enfance et laissent entendre avant l’heure les accents proustiens de la mémoire involontaire. […]

(Ainsi parlait Chateaubriand, extraits de la préface de Pascal Boulanger et Solveig Conrad-Boucher.)