Jérusalem

Traduit de l’anglais et présenté par Romain Mollard. BILINGUE

Peintre et écrivain visionnaire, William Blake (1757-1827) est l’un des auteurs fondateurs de la littérature anglo-saxonne et l’un des créateurs les plus étonnants et modernes à bien des égards. Il reste cependant très mal connu en France.

Les Éditions Arfuyen ont dès 1992 commencé à publier Blake. L’ensemble des traductions d’Alain Suied ont été réunies en deux volumes : Les Chants de l’Innocence et de l’Expérience (2002) et Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, accompagné du Livre de Thel et de L’Évangile éternel (2004). Ces deux volumes de traductions par Alain Suied font aujourd’hui référence.

Pour Blake, ce ne sont pourtant pas ces textes-là, mais ses nombreux livres dits « prophétiques » qui constituent l’essentiel de son œuvre. Le plus important de ceux-ci, Jérusalem (1820) est ici traduit en français pour la première fois. Présenté en édition bilingue dans une version simplifiée, il est accompagné de nombreux commentaires et notes très éclairants.

Dans Jérusalem, Blake mêle visions métaphysiques, réflexions historiques et éléments autobiographiques. Son but est d’« ouvrir les mondes éternels, ouvrir les yeux immortels / De l’Homme vers l’intérieur, dans les mondes de pensée. » Les lecteurs doivent devenir eux aussi visionnaires, comme l’est l’auteur lui-même, personnifié sous les traits de Los, le poète éternel.

Ce monde de l’« imagination » où nous introduit Blake est le nôtre et en même temps un autre : comme l’univers du Seigneur des Anneaux ou de la Guerre des étoiles, il est plein de créatures mystérieuses et d’histoires terrifiantes. La gageure réussie par le traducteur est de nous y guider en en faisant ressortir l’essentiel et en en dévoilant les sens cachés.

         Coll. Neige  –  192 pages  –  ISBN 978-2-845-90350-0  –  17 €

Terres

Après Jours (2019) qui récapitulait 50 ans de poésie, Terres marque un nouvel aboutissement où l’enfance libanaise et l’amour perdu apparaissent dans une lumière plus vive encore.

En 1970, René Char écrit à Marwan Hoss : « Il m’est agréable de vous écrire combien vos poèmes me trouvent, me découvrent peut-être aussi à moi-même, à l’âge des sombres chagrins. » Et un mois plus tard : « Sur la ligne de l’horizon où vous m’êtes apparu, je ne vous confonds avec aucun autre. »

En 2019 a paru Jours, un recueil de 248 pages réunissant l’ensemble des textes de Marwan Hoss écrits depuis 1969. Terres rassemble les poèmes écrits depuis lors. On y retrouve la tonalité unique qui marque cette poésie, à la confluence de Char et de Schéhadé : étrange et grave, ascétique et sensuelle, brûlante et raffinée.

« Dans l’aube froide / les sarcelles de mon enfance / prennent leur premier envol / Les chasseurs tirent et font / saigner leurs cœurs / Derrière les roseaux / se cachent les oiseaux blessés ». Même lorsqu’il s’agit de l’enfance, la menace est toujours présente. Toujours se font sentir « les fusils / au loin ». Et l’amour lui-même parachève cette violence : « Le désir a fait trembler / mon enfance // Le feu de ton regard / l’a incendié »

Les poèmes sont le seul lieu possible d’une réconciliation : « Mes poèmes ressuscitent / ma mémoire » On y peut reprendre souffle : « Sur la feuille respirent / les mots ». Méfiance cependant : les mots, comme l’amour, peuvent vite se retourner. Parfois, « les mots se révoltent / ils traquent les poètes / dans les jardins de la ville » Même avec les mots la paix est fragile. Le poète vit « en état d’alerte ».

     Coll. Les Cahiers d'Arfuyen – 96 pages – ISBN 978-2-845-90357-9 – 13 €

Le texte impossible

suivi de Le vent effacera mes traces

La collection Les Vies imaginaires se consacre aux textes appartenant à la vaste zone intermédiaire entre autobiographie et création. Le texte impossible, d’Alain Roussel, se situe précisément à cette jonction de l’autobiographie et de la création, l’une et l’autre se nourrissant mutuellement sans pouvoir jamais coïncider.

Et c’est cette impossibilité même de coïncider jamais avec le texte qui fait écrire encore et toujours : « Le texte impossible, je ne l’écris pas réellement, je vois bien que je ne peux l’écrire, qu’il est condamné à battre de l’aile contre la vitre de la vie quotidienne sans pouvoir la briser. » On croit pouvoir rendre compte du réel, en faire un portrait fidèle et exact. On ne fait que créer une autre réalité parallèle à la première et qui jamais ne la rejoint.

Le texte impossible ne pouvait être écrit que dans la lumière provençale. L’auteur arrive à Arles début septembre 1974. Il ne connaissait pas cette ville. Qu’il guette de sa fenêtre, dans le lointain, l’abbaye de Montmajour et les Alpilles, qu’il arpente les rues en dédale ou longe le Rhône, tout l’appelle. Il ressent comme un irrésistible besoin d’écrire. Ce qui se passe en lui, il ne le sait pas vraiment. Il y a ce tumulte intérieur, ce tourbillon de mots qui ne demande qu’à être canalisé dans des phrases.

Mais qui parle ? Est-ce lui ou un autre qu’il porte en lui depuis toujours sans le savoir ? Est-ce la pensée, dans sa part inconnue, qui cherche à prendre ancrage ? Est-ce la ville qui, à travers lui, cherche une voix pour se dire ? Et puis, en fil d’Ariane, il y a cette femme mystérieuse dont tout le livre est la quête, la femme avec laquelle il vit un amour impossible – ce grand mutisme blanc qui est le sien – et qu’il cherche à réinventer avec les mots dans les femmes qu’il croise ? Mais que peut la parole quand l’amour se meurt ?

Le texte impossible a d’abord été écrit directement sur stencil, donc sans possibilité de correction, dans une sorte d’euphorie. Imprimé sous cette forme très rudimentaire, tiré à quelques exemplaires, il l’enverra à quelques personnes, poètes et écrivains, dont il devra chercher parfois l’adresse dans l’annuaire. À sa grande surprise, les réponses affluèrent, toutes élogieuses : Roland Barthes, Adrien Dax, René Nelli, Henri Chopin (la poésie sonore), José Pierre, Jacques Lepage, Robert Lebel… Gherasim Luca lui enverra son premier disque artisanal, sur support souple, «Passionnément », avec une dédicace. Publié en 1980 d’une façon très confidentielle par « inactualité de l’orage », il connaît un accueil similaire, avec les réponses de Joyce Mansour, Vincent Bounoure, Jean-Michel Goutier notamment.

Cette nouvelle édition du Texte impossible a été entièrement revue, sans trahir le texte, et en ajoutant d’autres textes-poèmes, de nature souvent autobiographique, qui viennent apporter un éclairage supplémentaire, indispensable.

  Coll. Les Vies imaginaires – 2023 – 108 p – ISBN 978-2-845-90353-1 – 13,5 €

Ainsi parlait Chateaubriand

Dits et maximes de vie

Choisis et présentés par Pascal Boulanger et Solveig Conrad-Boucher

Comme Montaigne est l’auteur des Essais et Proust celui de la Recherche, Chateaubriand est l’auteur d’un seul livre : les Mémoires d’outre-tombe. Car tous les trois n’ont qu’un seul propos : tenter de saisir la matière insaisissable de leur vie.

Tous les trois écrivent dans une période de terribles bouleversements : les guerres de religion (Montaigne), la Grande Guerre (Proust), la Révolution et l’Empire (Chateaubriand). Plus difficile encore pour eux de trouver un sens à leur existence quand tout s’écroule autour d’eux. 

Tous les trois, artistes de l’écriture : tous trois ont inventé une phrase immédiatement reconnaissable par sa fluidité et son rythme.

L’œuvre de Chateaubriand, disciple de Rousseau, est traversée par l’urgence et par la puissance du désir. Se comparant lui-même au « Juif errant qui ne devait plus s’arrêter », il a connu la faim et la misère durant son exil en Angleterre, mais aussi le faste des ambassades lors de sa carrière publique de diplomate.

Poète-voyageur, il se nourrit de ce changement perpétuel : « J’étais homme et je n’étais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit. » Car si Chateaubriand voyage tant, de n’est pas par simple curiosité, c’est pour tenter de se retrouver dans un univers qui se disperse : « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » 

À la fin de sa vie, il s’interroge : « Ai-je une patrie ? » et si oui, y « ai-je jamais goûté un moment de repos ? » Attentif « au bruit lointain d’une société croulante », il constate sa solitude face aux bouleversements de son temps : « J’ai toujours eu horreur d’obéir et de commander », écrit-il. Il a 76 ans quand, dans sa sublime Vie de Rancé, son dernier ouvrage, il observe : « Je ne suis plus que le temps. »

Ce temps, il sait pourtant que, grâce à l’écriture, il n’aura pas été vain : « Pourquoi me plaindrais-je de la rapidité des jours, puisque je vivais dans une heure autant que ceux qui passent des années à vivre ? »

Il faut relire Chateaubriand, tout Châteaubriand, pour retrouver l’étonnante modernité de son œuvre. C’est ce qui apparaît à travers cet Ainsi parlait magnifiquement réalisé par l’excellent poète Pascal Boulanger et Solveig Conrad-Boucher.

    Coll. Ainsi parlait  –  2023  –  176 p  – ISBN 978-2-845-90352-4  –  14 €

Scènes d’une vie de bohème

Une jeunesse à Colmar et Strasbourg (1880-1914)

Traduit de l’allemand et présenté par Marine El Hajji et Régis Quatresous avec la collaboration de Pierre Deshusses

« On ne vit jamais avec la même force sauvage qu’on écrit, sinon on n’écrirait pas. » De qui cette citation ? Sa langue est l’allemand. Est-ce Stefan Zweig, Hermann Hesse ? « La patience est la moitié de l’amour, écrit ce même auteur, et il m’arrive de penser que c’en est le tout. » Et ceci encore, qui témoigne qu’il eut à souffrir du nazisme : « Le grand défaut des esprits allemands, c’est de n’avoir aucun sens de l’ironie, du grotesque, du détachement et de la moquerie. »

Cet auteur si fécond en remarques insolentes et acerbes, ce n’est pas Karl Kraus ou Kurt Tucholsky. C’est un écrivain né à Metz, qui a passé son enfance à Colmar et a fait toutes ses études supérieures à Strasbourg. Auteur de près de cent ouvrages publiés chez l’un des plus grands éditeurs de langue allemande, S. Fischer, on le redécouvre aujourd’hui. Son nom : Otto Flake (1880-1963). Le Prix Nathan Katz du patrimoine 2023 nous révèle ses années de bohème.

C’est en 1960 que Flake publie chez S. Fischer son autobiographie. Avec le talent d’un romancier et nouvelliste émérite, il y livre une chronique aussi savoureuse que précise de ces années où sont apparus l’art et le monde modernes. Entre 1880 et 1914, une époque de profonds bouleversements politiques, sociaux et artistiques, mais aussi, pour ces jeunes révoltés, une vie de bohème, tumultueuse et insouciante. Un univers tout en contrastes qui ressemble à s’y méprendre à cette autre chronique de la même époque, Le Monde d’hier, de Stefan Zweig.

Paris, Berlin : deux capitales dont on sait l’intense créativité et la vie débridée dans les années 1900. Mais il est une autre ville qui en ces mêmes années joue un rôle majeur dans l’éclosion de la modernité : Strasbourg.

Dotée par le Kaiser d’institutions culturelles de premier ordre mais animée encore d’un fort tropisme pour la France, la capitale du Reichsland est en première ligne pour secouer les habitudes du vieux monde et inaugurer un art nouveau. Peintres, musiciens, écrivains, s’y mêlent. Expositions, revues et cabarets y fleurissent.

Créée par Flake, Schichele et Stadler, la revue Der Stürmer est le porte-drapeau de cette extraordinaire « renaissance » : « Le cercle du Stürmer, se souvient Flake, s’est constitué à toute vitesse, de façon tout à fait explosive. […] Tous les lieux où nous nous retrouvions prirent alors des allures de Quartier latin. »

Cette bohème qu’il aura connue dans ces années exceptionnelles, il la restitue avec passion, un demi-siècle plus tard, dans sa retraite de Baden-Baden : « Je portais en moi, écrit-il, une révolte innée contre la subordination et les mots d’ordre collectifs et je compris très jeune, dès mes dix ans, ce qui était en train de se former chez les fonctionnaires et les soldats, cet homme des masses des décennies à venir. »

À la dernière phrase de son récit, Flake évoque le suicide de son ami Poppenberg en 1915 : « Lorsque la guerre éclata, il sut que l’ère du culte de la beauté touchait à sa fin, que celle de la barbarie commençait. »

   Coll. Les Vies imaginaires – 2023 –  312 p – ISBN 978-2-845-90347-0 – 20 €

Ainsi parlait le Bouddha

Dits et maximes de vie

Traduit du sanskrit et du pāli par Thierry Falissard. BILINGUE

À côté des grands monothéismes, le bouddhisme s’est imposé en France comme dans les autres pays occidentaux comme une religion/philosophie alternative qui touche un nombre croissant de personnes. Avec les déviations et scandales divers affectant les grandes religions traditionnelles, il tend à devenir un phénomène de masse.

La pensée du bouddhisme originel demeure toutefois très mal connue. Car, d’une part, les paroles du Bouddha n’ont été consignées par écrit qu’au Ier siècle avant notre ère. D’autre part, une immense littérature s’est développée par la suite en Inde mais aussi à l’étranger – au Tibet, en Chine et au Japon. Nombre des livres qui paraissent aujourd’hui sur le bouddhisme sont davantage consacrés d’ailleurs à ces diverses écoles.

Il est donc primordial de dégager de ce corpus très héterogène ce qu’est pour l’essentiel la pensée du Bouddha. Malgré son refus des spéculations intellectuelles, le Bouddha discute avec les adeptes de toutes les écoles de son temps. Cela le conduit à prendre clairement position face aux grands courants philosophiques (matérialisme, hédonisme, fatalisme…) et à énoncer une pensée puissante et originale, inséparable cependant de la méditation, seule voie vers la connaissance de l’esprit, préalable à la délivrance.

Par rapport aux très nombreux livres existants sur le bouddhisme, l’apport de cet Ainsi parlait le Bouddha tient à sa méthode, inspirée des autres ouvrages de cette collection. Cet apport est quadruple.

En premier lieu, il s’efforce de revenir systématiquement aux textes les plus anciens qui montrent une pensée originale et vigoureuse, loin d’une certaine idéologie du bien-être souvent abusivement proposée sous ce nom.

En deuxième lieu, il présente le bouddhisme à travers les grandes réponses qu’il donne aux questions essentielles de l’existence humaine.  Réponses formulées à travers des paroles nettes et incisives, qui disent simplement la condition humaine pour ce qu’elle est, sans concessions ni compromis.

Enfin et surtout, cet Ainsi parlait le Bouddha en donne une traduction intégralement bilingue en sanskrit et pâli aussi littérale que possible. Car, on le sait, la traduction des termes du bouddhisme dans les langues occidentales est toujours une source majeure de contresens. Le bilinguisme peut largement contribuer à l’éviter.

    Coll. Ainsi parlait  –  2023  –  192 p  – ISBN 978-2-845-90346-3  –  14 €

Le Livre

suivi de L’expérience des mots

Le Livre est porté par une folle ambition : faire à la fois éprouver (par les poèmes) et comprendre (par la prose) ce que c’est qu’écrire, lire, vivre parmi les mots. Livre, autant que réflexion sur le livre. Livre-miroir de ce qu’est pour chacun « L’expérience des mots », titre de l’essai qui clôture l’ensemble.

Avec Ce qui n’a pas de nom (2019) et Hautes Huttes (2021), Le Livre constitue le dernier volet d’un triptyque de 2500 poèmes et près de 1000 pages : Les Jeux de la lumière et des voix. Il en est à la fois le couronnement et le mode d’emploi.

Aux 1000 quatrains de chacun des deux volumes précédents succèdent ici 500 tercets. L’essai qui les suit, « L’expérience des mots », explicite le sens de l’ensemble, mais aussi de la poésie et de la littérature elles-mêmes.

Car nous vivons parmi les mots bien plus que parmi les choses. Et aujourd’hui tout particulièrement où nous sommes plus que jamais coupés de la nature. Enfermés dans un monde de signifiants tellement proliférants qu’ils en viennent à ne plus signifier qu’eux-mêmes et nous priver de tout recours.

À quoi sert le livre ? Non pas à nous couper davantage encore du monde, à nous isoler dans les ruminations dérisoires d’un ego malheureux. Non, tout au contraire : il s’agit d’ajourer les mots, de les rendre transparents, fluides, pour qu’ils deviennent une fenêtre sur le réel, sur la nudité inquiétante et merveilleuse du réel. Pour qu’ils deviennent passage.

« Le livre / n’est là // que pour nous délivrer ». Nous délivrer des mots par un autre usage des mots. Nous délivrer du livre, et ainsi nous délivrer de nous-mêmes. Car, dit le premier poème, « Ce n’est pas du livre / qu’il faut parler // mais de l’expérience ». Et le second : « Que serait un livre // si ce n’est le silence / où il nous fait entrer ». C’est cette expérience de « délivrance », d’ouverture, qui est l’enjeu du livre : notre liberté même.

♦♦♦  Lire les articles de Marc Wetzel, Marie Alloy et Laurent Albarracin

   Coll. Les Cahiers d'Arfuyen – 2023 – 228 p – ISBN 978-2-845-90337-1 – 17 €

La Dernière Amitié de Rainer Maria Rilke

suivi des lettres à Nimet Eloui Bey et de Les derniers mois de Rilke, par Génia Tchernosvitow

La personnalité énigmatique et brillante de Rilke  (1875-1926) n’en finit pas de réserver des surprises. Ce livre nous fait découvrir la relation passionnée qu’a entretenue Rilke dans les derniers mois de sa vie avec une mystérieuse princesse égyptienne.

Dans les premiers jours de septembre 1926, à l’hôtel Savoy de Lausanne, Rilke fait la connaissance de Nimet Eloui Bey. Son père, Achmed-Khaïri Pacha, a été premier chambellan du sultan d’Égypte Hussein Kamal. Sa haute stature et son élégance naturelle attirent sur elle tous les regards. Mais plus encore, ce qui la rend fascinante, c’est la terrible lucidité et l’inquiétude spirituelle qu’on sent en elle.

Celle qu’il appelait  « la plus belle femme du monde » fut mannequin pour le grand couturier anglais Molyneux et photographiée par Man Ray. Elle fut surtout une femme d’une personnalité fascinante, passionnée de beauté et rongée par une inquiétude qui le mena à une vie quasi monastique.

La présence de Nimet Eloui Bey illuminera les derniers mois de Rilke. « Tout à la fin de septembre, raconte sa dernière secrétaire, une amie, dont il disait qu’elle était la femme la plus belle du monde, était montée de Lausanne le voir dans sa tour. Il avait tenu à cueillir lui-même des roses de son jardin pour en mettre partout dans “sa” maison. » On sait que, selon la légende, Rilke est mort d’une piqûre de rose. Il est émouvant de savoir que c’est pour cette femme extraordinaire que Rilke a cueilli la rose dont, du fait de sa leucémie, il devait mourir, trois mois plus tard, le 29 décembre 1926.

Edmond Jaloux (1878-1949) a exercé un rôle essentiel pour la découverte de l’œuvre de Rilke en France. « Edmond Jaloux, écrivait Yanette Delétang-Tardif en 1952, a pénétré l’œuvre de Rilke et son envoûtante présence avec une telle divination, l’accueil de cette œuvre en France a été pour lui une mission si sacrée, leurs noms sont tellement unis dans l’âme de tous les vrais rilkéens, que l’on ne peut rien dire qui ajoutât un seul trait à la ferveur de cette rencontre.

Ce texte rare, paru en 1949 (l’année même de sa mort), est suivi de la correspondance entre Rilke et Nimet Eloui Bey ainsi que du très précis témoignage de la dernière secrétaire de Rilke, Génia Tchernosvitow, sur les derniers mois de Rilke.

    Coll. Les Vies imaginaires – 2023 – 132 p – ISBN 978-2-845-90328-9 – 15 €

Les Aurores boréales

Avant-propos de W. B. Yeats et Monk Gibbon. Traduit de l’anglais et présenté par Marie-France de Palacio

George William Russell (1867-1935), dit Æ, est une des personnalités les plus originales et attachantes de la littérature irlandaise. Écrivain, peintre et visionnaire, il demeure presque inconnu en France.

Homme d’action, il a joué un rôle important dans le renouveau de l’Irlande aussi bien dans le domaine de l’agriculture, de l’économie, de la presse et des arts. Indépendantiste convaincu, il s’est opposé cependant à toute violence. Marqué par l’influence de la pensée indienne, le présent ouvrage rassemble des textes courts où se déploient le mieux la méditation personnelle et le tempérament visionnaire de Russell.

Spécialiste de la littérature anglaise, Marie-France de Palacio a traduit et présenté pour les éditions Arfuyen le volume Ainsi parlait Yeats et L’Histoire de mon cœur de Richard Jefferies.

En 1884, à la Metropolitan School of Art de Dublin, Russell se lie d’amitié avec un étudiant de deux ans plus âgé que lui, Yeats, et devient un proche de toute sa famille. Les sœurs de Yeats ne tardent pas à le surnommer ce jeune homme aussi original que plein de bonté « l’ange égaré ». En 1902, le même Russell rencontre le tout jeune James  Joyce et le présente aux artistes du renouveau irlandais. Il deviendra l’un des personnages de son roman Ulysse.

« Baptisé le Blake irlandais, écrit George Bataille, l’homme aux mille facettes, ou même l’anarchiste angélique, Russell fut l’un des plus grands mystiques de son temps. » Pour le grand écrivain Patrick Kavanagh, il a été « un grand et un saint homme ». Doué de pouvoirs psychiques étonnants, mais d’une profonde simplicité et générosité, Russell a toute sa vie incarné une forme de sagesse. Comme peintre autant qu’écrivain, ses visions flamboyantes témoignent d’un univers intérieur d’une extraordinaire richesse.

Seuls deux de ses livres ont été traduits en français : Le Flambeau de la vision (2005) et De source (2002). Composé d’inédits, le présent ouvrage rassemble des textes courts où se déploie le mieux la méditation et le tempérament visionnaire de Russell. L’écrivain était particulièrement attaché au triptyque Le Héros en l’Homme, qui tient ici une place centrale.

Un puissant imaginaire personnel se conjugue ici avec la pensée des Upanishads, de la Bhagavad Gîta et de l’Advaita Vedanta. Ses méditations sont des rêveries éveillées ou des transcriptions de promenades oniriques où se retrouvent la sagesse et la force du soleil, l’émerveillement de la nuit.

♦♦♦  Lire les articles de Marc Wetzel et Pierre Tanguy

  Coll. Les Vies imaginaires – 2023 – ISBN 978-2-845-90345-6 – 216 p. – 17 €

Le Livre des Laudes

Suivi de Requiem

Traduit de l’italien et présenté par Christian Travaux. BILINGUE

Patrizia Valduga (née en 1953) est une des plus grandes voix féminines de la poésie italienne contemporaine. Profondément marquée par la littérature française, elle a fait sa thèse sur Céline et traduit Mallarmé, Valéry, Racine et Ronsard. C’est en 1981 que Patrizia Valduga a rencontré le poète Giovanni Raboni (1932-2004, traduit par Philippe Jaccottet) avec qui elle a vécu jusqu’à sa mort.

Le présent ouvrage regroupe deux textes qui sont comme les pôles de son œuvre : Requiem, consacré à son père, publié en 1992, et Il libro delle laudi (Le Livre des Laudes), consacré à Giovanni Raboni paru en 2012. L’écriture de Valduga, d’un admirable raffinement et d’une suprême liberté d’allure, a une exceptionnelle force expressive. Christian Travaux a traduit et présenté en 2022 pour les éditions Arfuyen un livre de Giuseppe Conte.

L’œuvre de Patrizia Valduga a été publiée pour l’essentiel chez l’excellent éditeur italien Einaudi. En 2021, les Cent quatrains parus aux éditions Nous ont permis de découvrir en France le versant érotique de son œuvre. Mais il est une autre composante, plus profonde, plus grave, dans l’écriture de Valduga qui va de l’un de ses premiers recueils, Requiem, publié en 1992, à l’un des plus récents, Il libro delle laudi (Le Livre des Laudes) paru en 2012.

Ces deux recueils sont ici présentés ensemble en édition bilingue. Une même tension les habite entre la puissance du sentiment qui s’y exprime et le rigoureux dépouillement de la langue. Comme si les mots étaient définitivement impuissants à rendre compte de l’extrême de la vie et de la mort et s’il n’était d’autre moyen que d’en user de manière oblique, en prenant appui sur leur qualité musicale et leur vertu suggestive.

La langue de Valduga est toute mouvement, profondément baroque en cela et volontiers conjuguant l’archaïsme avec le langage familier, le vers régulier avec le ton le plus libre. « La pensée et l’émotion, écrit Valduga, deviennent une même chose, la même chose, à travers la forme, à travers le travail sur le langage. » C’est là la réussite exemplaire des textes ici présentés.

        Coll. Neige – 2023 – ISBN 978-2-845-90344-9 – 240 p. – 18,5 €