SUR LA MONTAGNE D’ARFUYEN

Les Éditions Arfuyen ont été créées par Gérard Pfister en 1975 et ont bénéficié depuis leur origine du soutien et de la participation de Philippe Delarbre, Marie-Hélène et William English et Alain Gouvret. Elles ont été rejointes par Claude-Henry du Bord, Gisèle Fafin, Jacques Goorma et Jean Quris et sont aujourd’hui dirigées par Anne et Gérard Pfister.

Arfuyen n’a jamais voulu s’enfermer dans une esthétique ni dans une doctrine. Arfuyen est un lieu, une place ouverte, un refuge quand menacent les hautes eaux. C’est le nom d’une montagne, à Malaucène, face au Mont Ventoux, où se trouvait la bergerie qui servit longtemps de siège aux Éditions.

Le nom ancien de cette montagne d’Arfuyen serait Arfulhanum, dérivé des racines ar, sommet, et fail, chute, ruine. Sur ces lieux fut trouvée en 1837 une épée de bronze remontant au IXe siècle av. J.-C.

Qu’elle se nomme Arfuyen ou AraratSinaï ou CarmelAthos ou Arunachala, c’est l’unique montagne où, depuis l’origine des temps, se retrouvent les solitaires pour y chercher le ciel. Une utopie. Un vrai lieu. Le seul lieu.

C’est ainsi que, depuis de longues années, sans changer de paysage, les Éditions ont pu élire domicile sur une autre montagne, la même – plus belle encore – près du Lac Noir, à Orbey, dans les Hautes-Vosges alsaciennes.

L’aventure d’Arfuyen

Entretien avec Yves Leclair

Extraits d’un article paru dans la revue Études, n° 4250, juin 2018

Yves Leclair : Créée en 1975 par Gérard Pfister, Arfuyen est une maison d’édition installée dans le Haut-Rhin. Elle accorde une place centrale à la poésie, mais elle propose aussi des ouvrages de spiritualité, de littérature et de sciences humaines. À l’origine, « Arfuyen » est le nom d’une montagne et d’une bergerie, tout un programme pour l’éditeur et tout un emblème pour l’écrivain, poète et traducteur que vous êtes aussi ?

Gérard Pfister : Notre aventure éditoriale est née, en effet, dans une petite bergerie où j’avais l’habitude d’aller avec quelques amis, au début des années 1970, près de Malaucène (dans le Vaucluse), sur une petite montagne du nom d’Arfuyen. Au milieu des vergers d’abricotiers, on voyait le soleil se lever au sommet du mont Ventoux. C’étaient les lendemains encore pleins d’enthousiasme de Mai 68, nous passions notre temps à marcher dans ces collines d’où Pétrarque était parti pour son ascension du Ventoux, et à arpenter tous les lieux de musique et de théâtre de la région.

Dans cette terre qui portait le souvenir de troubadours comme Raimbaut de Vaqueiras, du renouveau littéraire autour de Frédéric Mistral, mais aussi du romancier du Mal de la terre (1947), André de Richaud, vivaient alors des écrivains et des poètes que nous admirions : Philippe Jaccottet à Grignan, René Char à l’Isle-sur-la-Sorgue, Henri Bosco à Lourmarin, Paul de Roux à Fontaine-de-Vaucluse, Pierre Seghers à Murs-de-Sault, Jean Tortel à Avignon. Ce lieu était comme une petite Toscane, un paradis de la littérature, et le désir nous est venu de le célébrer et peut-être de comprendre pourquoi. Qu’est-ce qui fait la force d’un lieu ? Ce n’est pas seulement la beauté : il en est de magnifiques qui n’ont jamais sus¬cité de grandes œuvres. C’est autre chose, d’évident et de mystérieux. Bien plus tard, en Alsace, nous retrouverons cet émerveillement.

Avec l’intrépidité de la jeunesse, nous nous sommes ouverts de notre projet à Philippe Jaccottet qui nous a accueillis avec confiance et donné les plus utiles conseils. Tous nous ont pareillement encouragés. Michel Piccoli nous a confié des inédits d’André de Richaud, Pierre-André Benoît nous a prêté des manuscrits de sa collection, Victor Vasarely a poussé la générosité jusqu’à nous offrir quelques lithographies pour financer notre projet. Nous ne connaissions rien à l’édition, mais l’environnement culturel était porteur et tout nous semblait facile. Les libraires parisiens – Autrement dit, La Hune, etc. – nous ont pris en dépôt et nous avons appris le travail.

Y. L. : Au-delà du lieu-dit de la petite bergerie native, songiez-vous à d’autres sens particuliers dans ce nom d’« Arfuyen » dont vous avez baptisé votre maison d’édition ?

Nous ne voulions pas nous enfermer dans une esthétique. Nous voulions que cette publication soit un lieu comme c’était un lieu qui lui avait donné l’impulsion. Un lieu d’échange, de contemplation. Quoi de mieux alors que le nom d’une montagne, et de celle où nous étions : Arfuyen. […] Nous pensions au mont Ararat ou à la montagne d’Arunachala. Nous pensions au Sinaï, au Thabor ou au Carmel. Au mont Athos. Un lieu sur la terre pour chercher le ciel. Un lieu aussi pour prendre refuge quand menacent les hautes eaux. Car, déjà, nous les voyions venir.

Y. L. : Un symbole qui nourrit vos choix d’éditeur et vos collections ?

G. P. : Cette montagne, qui était celle d’Arfuyen, est aujourd’hui, depuis bien des années, celle du lac Noir, en Alsace, où se trouve notre siège. C’est celle que montre notre logo : quelques traits de pinceau empruntés à un peintre classique chinois. Certes, le travail d’édition a beaucoup changé depuis quarante-trois ans qu’est né Arfuyen : les outils, les modes, l’environnement se sont métamorphosés. Mais l’essentiel de nos choix – ou notre choix de l’essentiel – n’a pas varié.

Nous avons commencé par des numéros de revue. Le premier numéro s’ouvrait par une gravure de Jean Lurçat, La Création du monde, et un texte de Bonnefoy, intitulé « Par expérience ». Dans cette rencontre, tout était dit : le souci que l’écriture soit une expérience, profonde, radicale (je terminais ma thèse sur le dadaïsme…). Et que le monde, par elle, soit comme recréé. Nous souhaitions mettre en parallèle cette expérience avec d’autres formes de création : la musique (par des entretiens avec André Jolivet et Maurice Ohana), le cinéma (avec un texte de Jean Eustache) et la peinture (avec François Rouan, Etienne Hajdu, Raymond Mason…).

Quelques années plus tard, nous avons conçu avec Raymond Depardon deux ouvrages de photographie d’un genre totalement nouveau, Notes et Hivers. Le troisième numéro a précisé notre réflexion sur le lieu et la création, à travers une enquête, à laquelle ont répondu des poètes comme Edmond Jabès ou Eugène Guillevic, des écrivains comme Georges Perros ou Roger Munier, mais aussi des artistes comme Iannis Xenakis, Jean Dubuffet ou Zao Wou-Ki.

Y. L. : La revue s’arrêta avec ce troisième numéro et se transforma en véritable maison d’édition. Pourquoi et comment ?

G. P. : Une revue doit capter l’air du temps, elle n’est pas faite pour durer. Nous avons créé une autre revue, bien plus tard, avec Michel Camus, François Xavier Jaujard, Valérie-Catherine Richez et la galerie parisienne Marwan Hoss. Au bout de cinq numéros, L’Autre s’est arrêté quand notre ami Jaujard est décédé.

Pour Arfuyen, c’est une certaine impatience qui nous a fait arrêter : tout en respectant une périodicité fixe et un prix de vente stable, une revue littéraire se doit de composer des sommaires variés et cohérents. Comment, en quelques pages, au milieu de voix très différentes, faire entendre la singularité d’un auteur ? Or, c’est cette singularité qui, depuis le départ, nous importe plus que tout : ce qui fait de chaque œuvre un continent différent, un lieu à part. Nous avons décidé, en gardant le format de la revue, de publier des sortes de tirés à part consacrés chacun à un seul auteur. Dans le même temps, nous nous livrions à diverses expérimentations. Par exemple, des textes publiés sous forme de dépliants, ce qui créait un mode de lecture sans début ni fin et permettait des prix très bas : cette collection, nommée Les insoumis, n’a pas résisté aux problèmes de diffusion. Dans une direction opposée, un livre d’art sur le Japon, avec des textes et des gravures originales d’Otto Schauer. Faire lire autrement, et par d’autres que les lecteurs habituels, voilà ce qui nous a toujours guidés. L’édition a toujours été pour nous un travail de pédagogie. Une pédagogie de liberté.

Y. L. : Après ce temps de maturation, les collections sont nées de façon très progressive ?

G. P. : En 1981, lorsque nous avons opté pour un format plus classique, nous avons voulu garder trace de nos tirés à part en nommant cette nouvelle collection Les Cahiers d’Arfuyen. Le premier volume, tout mince, était consacré à des textes d’Eugène Guillevic, accompagnés de vignettes d’Abidine Dino. Plus tard, Guillevic allait traduire pour nous des poèmes de son grand ami Nathan Katz (de l’alsacien), puis des poèmes du poète expressionniste Ernst Stadler (de l’allemand). Car le poète de Carnac, ayant passé son enfance dans le Haut-Rhin, parlait l’alsacien couramment. Depuis bientôt quarante ans, Les Cahiers d’Arfuyen demeurent l’axe de notre catalogue : le volume 235, préfacé par Catherine Chalier, vient d’être consacré à un recueil de notre ami Alain Suied, décédé en 2008, La langue oubliée.

Lorsque nous avons commencé à explorer la littérature spirituelle du XIVe siècle rhénan (Maître Eckhart, Henri Suso…) et du XVIIe siècle français (Pierre de Bérulle, Rancé…), il nous est vite apparu qu’il était absurde de confondre, en une même collection, littérature et spiritualité.

Lorsque nous avons publié en 1993 une nouvelle édition revue et augmentée de L’errant chérubinique d’Angelus Silesius, traduit par Roger Munier, nous avons donc créé une deuxième collection, d’un format plus grand, que nous avons appelée Ivoire (puis Ombre, la couverture changeant de couleur).

De même, lorsque nous avons conçu en 2001 le projet de publier en deux forts volumes bilingues la totalité de l’œuvre poétique de Nathan Katz, nous avons créé une troisième collection, bilingue et grand format, que nous avons appelée Neige, consacrée à des classiques modernes et contemporains. La même année, en 2001, nous avons créé une quatrième collection, Les Carnets spirituels, dont les couvertures, très colorées, sont illustrées d’un détail d’une gravure du XIXe siècle représentant un paysage des parages du lac Noir.

En 2015, dans un monde à nouveau menacé par l’obscurantisme et la barbarie, nous avons senti l’urgence de faire découvrir autrement le trésor d’humanité que recèlent les plus grandes œuvres littéraires, philosophiques et spirituelles. Malheureusement, de moins en moins de lecteurs ont le temps, la curiosité ou la culture pour se confronter à ces œuvres, devenues souvent largement inaccessibles et enterrées dans leur gloire. C’est ainsi qu’est née une cinquième collection, que nous avons nommée en référence au sage d’une autre montagne, Ainsi parlait. Comme les maximes d’Épicure avaient pour but d’introduire les commençants à la pensée du maître et de la récapituler pour les plus avancés, cette collection vise à faire apparaître, en quelque deux cents fragments bilingues (ou quatre cents fragments français) la vision du monde et de la vie de ces grands témoins de notre humanité. De Dickinson à Wilde, de Paracelse à Novalis, de Hugo à Baudelaire, cette collection offre déjà une riche matière de méditation pour ceux qui veulent sortir du prêt-à-penser des réseaux sociaux comme du prêt-à-croire des faux prophètes. […]

Y. L. : Je sais que vous travaillez beaucoup, mais comment avez-vous pu concilier, quotidiennement, votre travail d’éditeur et de poète avec votre gagne-pain ?

G. P. : C’est la contradiction entre ces deux mondes qui m’a donné la tension nécessaire pour tenter de rester libre et lucide. Je n’aurais jamais pu survivre dans le milieu suffocant où j’ai travaillé si je n’avais trouvé, sur ma chère montagne, la respiration nécessaire. Mais je crois aussi, à l’inverse, que rien ne permet mieux d’apprécier l’air des cimes que de vivre dans la vallée. Il est bon de laisser les chamois là-haut et de vivre l’époque telle qu’elle est, dans sa complexité et sa brutalité.

Y. L. : Pourquoi, dans vos publications, accordez-vous une place centrale aux textes poétiques et mystiques ? Poésie et mystique sont-elles deux domaines qui convergent, l’une et l’autre marquées par une expérience intérieure et littéraire de la radicalité ?

G. P. : Que de nombreux spirituels, de Jean de la Croix à Madame Guyon, tendent à s’exprimer par le poème, c’est une évidence. Et ils en peuvent trouver les plus beaux modèles dans les psaumes ou dans le Cantique des cantiques. L’intensité, la liberté, la suggestivité qu’offre l’écriture poétique permet de faire dire aux mots ce qu’ils ne diraient pas autrement. Et, dans la prose même, la tension que les spirituels imposent au texte les amène souvent à d’étonnantes créations littéraires.

Je me suis toujours étonné que de telles œuvres, au seul motif de leur sujet, soient en France à ce point délaissées. Mais je ne m’étonne pas moins aujourd’hui que, par un étrange retournement de la mode, certains écrivains n’hésitent pas à se poser eux-mêmes en mystiques. À ces zèles néo-sulpiciens, qu’on me permette de préférer le vieux cardinal de Bérulle.

Y. L. : Depuis ce début de XXIe siècle, il semblerait que l’on redécouvre la spiritualité qu’on a longtemps voulu écarter de l’expérience poétique et littéraire ?

G. P. : Malheureusement, on la redécouvre à partir de zéro. On se pique de spiritualité avec le même zèle et la même ignorance qui la faisaient naguère rejeter. Rien n’a changé que la mode : faut-il préférer Tartufe ou Don Juan ? Sans hésiter, je penche pour le second, et nos nouveaux « mystiques » me semblent plus redoutables que les « esprits forts » qu’ils jouaient autrefois. Le conformisme d’aujourd’hui est la pâle copie du dogmatisme d’hier.

Y. L. : Votre catalogue, lui, n’est pas dogmatique. Au contraire, il est ouvert à toutes les grandes traditions spirituelles (judaïsme, christianisme, bouddhisme, etc.) de même qu’à différents types d’écriture. Quelles sont vos motivations d’éditeur?

G. P. : Ce qui prime, c’est la force d’une expérience intérieure, la tension du style n’en est que la résultante. « Le style, dit Marcel Proust, n’est pas une question de technique, mais de vision. » C’est tout le problème aujourd’hui. La technique la plus brillante ne peut suppléer l’absence de vision. C’est ainsi que Rainer Maria Rilke concevait le mûrissement du poème : comme un exercice spirituel. Et c’est ainsi que le lisait ma cousine Etty Hillesum. L’étonnante force spirituelle dont elle fait preuve, elle ne la doit pas tant au judaïsme ni au christianisme qu’à une approche proprement rilkéenne.

Y. L. : Publier de la poésie aujourd’hui, n’est-ce pas une entreprise éditoriale extrêmement risquée ?

G. P. : Non, pas risquée, presque impossible. « La France a horreur de la poésie, notait déjà Baudelaire en 1866, elle n’aime que les saligauds comme Béranger et Musset. » Serait-il satisfait, cent cinquante ans plus tard, que les Béranger, les Musset d’aujourd’hui ne soient eux-mêmes guère lus ?

Depuis quarante-trois ans que nous publions de la poésie, les mises en place des poètes les plus reconnus ont été divisées par deux ou par trois. Dans ces conditions, les éditeurs de poésie n’ont souvent plus les moyens d’être distribués ni diffusés, et des manifestations comme le Marché de la poésie sont un moyen essentiel de rencontrer les lecteurs. Ou des auteurs car, de ce côté-là, la poésie est bien vivante : si on en lit de moins en moins, on en écrit de plus en plus.

Y. L. : Ce qui compte aussi surtout pour vous, n’est-ce pas de faire œuvre de résistance par le biais même des textes poétiques?

G. P. : Ce qui est terrible aujourd’hui, c’est l’abdication des personnes : ce manque de ressort intime, ce manque de liberté foncière qui leur fait accepter peu à peu tous les renoncements. Baudelaire ou Wilde ont senti venir cette massification, cette servitude volontaire. Cette fatigue. Nous essayons de livrer de petits ballons d’oxygène pour reprendre souffle, retoucher un peu terre.

Y. L. :  Vous êtes éditeur, mais aussi poète et traducteur. S’agit-il là aussi de transmettre ?

G. P. : L’écriture nous permet de prendre conscience de ce qui nous est le plus précieux mais aussi le plus inconscient : la langue. De nous libérer des automatismes et des conventions que les mots nous ont imposés. C’est une ascèse, et des plus radicales ; un éveil, des plus illuminants. Et quel meilleur moyen qu’une autre langue pour prendre conscience de la sienne ? Toute langue impose une vision du monde, et ce n’est que dans le miroir d’une autre, par la traduction, qu’on peut le mesurer.

À travers les livres, c’est cette liberté qu’il faut transmettre. Inutile de se battre s’il ne s’agit que d’objets de divertissement ou de collection. Liber, « le livre », ou liber, « libre » : c’est le même mot en latin. Et au pluriel, liberi, « les enfants ». Car nous sommes ces éternels enfants qui doivent se libérer par le livre. Au lieu de cela, l’industrie du livre produit toujours de nouvelles recettes pour nous euphoriser ou nous assommer comme des drogues. Au lieu de cela, les nostalgiques « poétisent », comme disait Meschonnic, à tour de bras. On veut faire « poétique », on prend des poses, on se paie de mots. Alors que la poésie est un travail de longue patience, d’exigeante liberté. Une aventure qui engage toute la vie.

Y. L. :  Y a-t-il lieu de créer aujourd’hui ?

G. P. : Il n’est de lieu que de pierres, de terre et de poussière. Sans cette substance-là, que nous laisse le passé, imagine-t-on une création ? Des hologrammes, des simulacres. Une littérature hors sol. Comment se nourrir de cela ? Comment y trouver goût ? Même notre corps s’y refuse.

Y. L. : Visez-vous un lectorat particulier ?

G. P. : L’honnête homme. Qui ? me direz-vous. Peut-on imaginer qu’il n’y ait bientôt plus de lecteurs de poésie ni même de littérature que parmi les universitaires – ni d’écrivains en dehors d’eux. Je m’y refuse. La poésie n’est pas affaire de spécialistes, elle est la substance nourricière de tout homme qui s’interroge sur le monde et sur sa vie, qui pense. J’aimerais par-dessus tout que nos livres puissent servir à de jeunes lecteurs, les aider à être libres. À s’éveiller au mystère, au miracle de notre destin. Il ne s’agit plus de remplir des bibliothèques – il n’y a plus de place dans les logements. Mais de faire apparaître, rien qu’un instant, une étincelle de lumière, parfois, dans le gris des journées.

L’ÉDITEUR SUR LA MONTAGNE

Entretien avec Christine Müller

Extraits d’un article paru dans la revue Élan, juin 2004

Christine Muller : Poésie et études de droit, est-ce un paradoxe ?

Gérard Pfister : Poésie et études de poésie me paraîtrait bien plus paradoxal… Comme si les poètes constituaient une espèce d’humanité à part, une sorte de clergé, qui devrait vivre en marge de la société. Il leur faudrait exister comme de purs esprits — rentier ou diplomate — ou, à défaut travailler dans la petite sphère des lettres, tout autre contact avec le monde profane étant à regarder comme indigne et dégradant. Mais Follain était magistrat et Guillevic inspecteur de l’économie nationale. Mon vieil ami Roger Munier a longtemps travaillé élans les organisations professionnelles de la métallurgie et le cher Nathan Katz était représentant de commerce des aliments Ancel… Il n’est pas de sot métier pour un poète, et la poésie serait une étrange activité s’il fallait toujours qu’elle s’exerce à l’abri des regards, loin du monde et du bruit. Il n’est pas à mon sens de meilleur endroit pour écrire un poème qu’un café ou un tram. Et toute activité professionnelle esl ‘nonne a exercer si, vous nourrissant ainsi que votre famille, elle ne porte pas atteinte à votre liberté de conscience. Le problème étant qu’aujourd’hui la pression exercée sur les salaries tend, de fait, à les aliéner si efficacement que le mot même à’ aliénation, si courant naguère, n’est plus prononcé.

Le droit, les sciences politiques, l’urbanisme, la finance me paraissent une bonne approche pour comprendre la société actuelle, fit il n’est pas inutile que celui qui écrit soit un peu attentif au monde qui l’entoure. Je ne crois pas plus à la poésie pure, sous ses différents avatars, qu’à la poésie engagée. Ou plutôt je crois à un engagement qui prend tout l’être, de sa réalité intérieure la plus profonde jusqu’à son condition sociale ele tous les jours. C’est dans cette conscience-là, vive et ample, qu’il faut parler, car il n’y a que là que la parole ait une chance d’être juste, d’être forte.

C. M. : Des amis poètes ? Les avez-vous publiés ?

G. P. : Bien sûr ! Je vous dirai même que depuis près de trente ans qu’existent les éditions je n’ai publié que des amis. Je ne vois pas bien à quoi servirait de publier les textes de gens qui ne soient pas mes amis. Et mon plus regret à cet égard est de n’être pas l’éditeur de quelques-uns de ceux que j’aime le plus : Chouang Tseu, Marc Aurèle, Montaigne, Nerval, Apollinaire, morts hélas bien avant que je ne puisse les découvrir. Mais d’autres très vieux compagnons, comme Maître Eckhart ou Yunus Emre, j’ai la joie non seulement de les publier mais de les traduire, c’est-à-dire de rester des journées entières à les écouter et à essayer de les faire parler notre langue. On dit que l’amour d’une femme est le meilleur moyen d’apprendre une langue. Il y en a un autre, tout aussi puissant : c’est l’amitié que l’on a avec un auteur. J’apprends le moyen haut allemand avec Maître Lckhart en même temps que je lui apprends le français, et de même pour l’ancien turc avec le cher Yunus.

Quant aux écrivains contemporains, je n’imagine pas d’en publier aucun avec qui je n’ai un tel lien d’amitié. Mais vous avez compris que lorsque je parle ici d’amitié, il s’agit tout à la fois de quelque chose de plus intime et de plus profond qu’une amitié toute personnelle comme sont les autres amitiés. Il s’agit d’un compagnonnage sur un même chemin, de l’entente d’une même voix, de quelque chose, en somme, qui est tout ce qu’un écrivain essaie de trouver dans l’acte d’écrire : une écoute, un partage. J’ai été frappé par cette phrase de Marie de la Trinité à Mère Saint Jean : «J’aime seulement que les deux ailes se provoquent l’une l’autre pour se perdre par leur plus légère pointe dans la Nuée, je ne désire absolument rien d’autre entre vous et moi, cela me pèserait et vous pèserait. » Traduit dans le doux langage de deux religieuses, il y un peu de cela dans l’étrange amitié qui existe entre l’éditeur et l’écrivain. Une étroite connivence, alliée à une respectueuse réserve. Mais je crois comprendre qu’aujourd’hui ce rapport tiendrait bien plutôt d’une relation d’affaires…

C. M. :   Blasons du corps limpide de l’instant est celui de vos livres que vous préférez. Pourquoi celui-là ?

Je n’ose dire que je le préfère. Mais peut-être est-ce celui qu’il faudrait lire en premier. « C’est l’instant de vivre. C’est notre instant unique. Si nous n’y trouvons pas la vie, où la chercherons-nous ? » Ce sont les premiers mots du livre, et l’objet de toute sa méditation. Et il me semble que cette plongée dans la vie intime de l’instant, qui est jusqu’à notre dernier jour tout ce que nous aurons eu, est la plus simple et la plus nécessaire tentative de tout homme. Je crois que depuis mon tout premier texte, Faux, publié en revue en 1975, je ne me suis essayé à rien d’autre : « Tous nos papiers sont faux / / nous avançons nus / à la grande frontière / / sans même en mot / pour nous justifier. » Voilà les premiers vers de ce premier texte, paru il y a près de trente ans. Et les derniers vers de mon dernier livre publié à ce jour, Le tout proche, aux éditions Lettres Vives : « Depuis le seul / Le premier jour : / / Déjà / Morts / Déjà vivants. » Trouver les mots qui nous aident à sortir de la fausseté, qui nous permettent de découvrir cette vie qui depuis le premier jour est déjà là en nous, miraculeuse et ordinaire.

Chaque poète n’a, je crois, qu’une seule chose à transmettre. Je devrais dire : qu’une seule note à donner. C’est déjà chose merveilleuse de la trouver et de la faire entendre dans sa justesse. Il ne sert à rien de forcer la voix. Les plus grands sont ceux qui font entendre cette unique note, limpide, déchirante de justesse. Comme celle qu’on entend au détour d’une sonate de Mozart ou d’un lied de Schubert : une seule note, et toute l’œuvre n’est écrite que pour faire entendre cette note-là. Tout le travail de la forme, toujours à reprendre, à réinventer, n’a pas d’autre objet : redécouvrir, dans un autre espace, dans une autre architecture, cette même note, toujours nouvelle, toujours naissante. C’est pourquoi je n’ai cessé, d’un livre à l’autre, d’aborder des modes d’écriture différents : en poésie, le texte narratif (Aventures), minimal (Y), protestataire (Les chiens battus), métaphysique (depuis D’une obscure présence jusqu’à L’oubli), la suite (Le tout proche) ; en prose, le fragment (Fragments de l’Hyrome, Lumière secrète), le dialogue (Naissance de l’invisible).

Par rapport à tous mes autres textes, les Blasons de l’instant représentent une tentative limite, par la forme comme par le propos. Une forme qui allie en un même blason amoureux du corps divin la prose (qui en est la devise) et le poème (qui en est l’écusson). Une structure essentiellement baroque qui, sur ce corps unique, offre quatre-vingt-dix neuf regards, comme autant de vitraux ou de portes disposés autour d’un chœur (neuf séries de onze). Le centième, celui qui donnerait la véritable révélation, face à face, ne pouvant être qu’absent, comme le centième nom d’Allah est à jamais inconnu. Sauf, bien sûr, du chameau, à ce que dit la légende, ce qui le rend si dédaigneux…

C. M. :   Quelle impression gardez-vous des grands auteurs que vous avez publiés ?

G. P. : J’ai appris auprès d’eux la ferveur. Cet enthousiasme presque enfantin, cette espérance démesurée qui les anime chaque fois que les reprend le besoin de noter des mots. Comme s’ils tenaient enfin le mot, comme s’ils allaient pouvoir être libérés enfin de leur secret. Je pense à ma chère Margherita Guidacci, habitée vraiment par le poème. À Guillevic, si extraordinairement présent (le titre de son recueil posthume, qui vient de sortir) : aux choses, aux autres, à lui-même. À Alfred Kern, fasciné comme un nouveau-né par les jeux de la lumière sur le Hohneck, essayant jusqu’au bout, douloureusement, d’en saisir la beauté.

Et d’eux j’ai admiré, j’admire le scrupuleux souci de justesse. Quand tout semble s’effriter, se déliter, ce recours presque religieux à la parole, comme si la justesse des mots pouvait nous sauver du chaos et qu’il tenait à l’emploi approprié de tel terme de préserver, dans l’arche du poème, telle infime existence que l’inattention générale aurait laisser sombrer dans l’indifférencié.

Et s’il est, chez eux, une autre chose qui m’inspire le plus profond respect, c’est leur courage. Cette force d’âme de poursuivre d’un bout à l’autre d’une vie, au delà de tout appât financier ou médiatique, ce chemin d’errance et de solitude qu’est l’écriture, simplement parce qu’il le faut, parce qu’ils se sentent appelés dans cette direction, sans aucune assurance cependant d’arriver quelque part. Sans aucune idée même d’aucune destination. Écrire est, en réalité, une maladie. Comme vivre. Il faut seulement espérer que, longtemps encore, l’hygiénisme ambiant n’en viendra pas à bout.

C. M. : Les mystiques n’ont-ils pas été pillés par le courant « New Age » ?

Le « New Age » a eu cela de bon qu’il a porté témoignage qu’il pouvait y avoir encore, à la fin du vingtième siècle une réelle attente spirituelle. Certains ont pu s’étonner que ce phénomène prenne une telle ampleur, ait une telle durée alors qu’il pouvait sembler d’abord si superficiel. Mais n’est-ce pas, tout simplement, que la fin des utopies politiques, d’une part, et l’incapacité des Eglises, d’autre part, à répondre à l’angoisse qui en est résulté ont laissé un vide béant, que rien d’autre ne pouvait combler ?

Il y a pour demain et après-demain en réserve dans les traditions spirituelles occidentales comme orientales d’immenses richesses enfouies et aujourd’hui presque oubliées, et ce courant diffus, à vrai dire extrêmement divers, auquel on donne le nom par commodité le nom de «New Age » a eu le mérite de rendre enfin sensible l’évidence de ce vide sidéral qui est au coeur de nos sociétés : l’union sacrée des apôtres du marketing et des chantres de l’ordre moral pour reléguer dans les bas-fonds de l’obscurantisme les plus nobles découvertes de l’homme sur l’univers et sur lui-même, de Platon à Denys l’Aréopagite, d’Origène à Eckhart et Marie de la Trinité.

L’essentiel est le désir. Et d’un seul coup voici qu’il est réapparu, en même temps que la profonde inculture de notre époque pour tout ce qui concerne l’aventure intérieure. Il en est résulté une consommation désordonnée de textes ésotériques, de recettes de bien-être, de vaticinations exotiques, tout un bazar oriental dont les senteurs un peu fortes font penser à des Bouvard et Pécuchet saisis par la mystique. Mais ce n’étaient là que les premiers tâtonnements. Il me semble que déjà un approfondissement est en train de se faire et que les bases sont jetées pour avancer peu à peu à la redécouverte de nous-mêmes.

C. M. : Quel enseignement délivre la mystique rhénane ?

G. P. : Comment répondre à votre question en deux phrases ? Les Rhénans sont à la croisée de la spiritualité de l’église d’Orient et des remises en cause de la Réforme, à la jonction du Moyen-Age et du monde moderne. Le plus pur de la grande tradition s’y trouve recueillie, mais d’une manière vivante et simple, qui nous parle encore. Eckhart et Tauler n’ont pas de mots assez durs sur les Pfaffen, ces clercs savants et péremptoires qui discourent toujours et jamais ne répondent à nos questions. Il ne manque pas aujourd’hui encore de ces experts et bavards de tout poil… Ceux-là, dit Eckhart, sont des Lesemeister, des maîtres à penser, mais ce sont des Lebemeister, des maîtres à vivre, qu’il nous faut !

Des maîtres à vivre, voilà ce que sont les Rhénans. Avec simplicité et fermeté ils nous ramènent à l’essentiel : « Ce qui est mû de l extérieur, dit Maître Eckhart, ne vit pas. » Seul est vivant ce qui est mû du dedans. Combien de choses extérieures qui sans cesse nous dirigent… Et Eckhart dit encore cette chose très simple : « Le fond de Dieu et le fond de l’âme sont un. » Il y a un quelque chose , une étincelle, un je-ne-sais-quoi tout au fond de nous, par quoi nous sommes en Dieu, par quoi à chaque instant Dieu naît en nous.

De la naissance de Dieu dans l’âme : croyez-vous que, sur d’aussi hautes matières, Maître Eckhart va s’expliquer en latin scolastique, pour être bien sûr de ne se faire comprendre que des seuls spécialistes ? Pas du tout. Il écrit dans la langue du peuple, il parle le plus simplement possible, comme il convient lorsqu’on aborde des sujets élevés : « Le plus noble est ce qu’il y a de plus commun », aime-t-il à dire. Lui, le plus grand philosophe et théologien de son époque, il s’adresse aux moniales et aux béguines de Strasbourg dans leur langue, selon leur sensibilité, et sa parole, reprise à travers une multitude de copies et d’apocryphes, nourrit tout une foule de laïcs, écrasés par les épidémies, les bandes armées et le chaos politique, mais plus que jamais assoiffés de l’essentiel. On les appelle les Amis de Dieu. Les Rhénans ne nous appellent à rien d’autre : être nous aussi, aujourd’hui, amis de Dieu.

C. M. : Comment vous perçoivent les éditeurs parisiens ?

Insituable, je crois. Ailleurs. Là-haut, là-bas. Un éditeur littéraire, qui publie aussi bien François Cheng, Henri Meschonnic, Charles Juliet que Vincent La Soudière, Maximine ou Didier Ayres. Et qui n’hésite pas à faire paraître d’un même souffle le Livre de la Théologie mystique du Pseudo Denys l’Aréopagite ou l’Entretien avec Motovilov de Séraphim de Sarov… Éditeur de littérature et spiritualité, le cas n’est pas si fréquent !

Regardant les choses de l’Alsace concordataire, je suis frappé de voir le blocage qu’exerce aujourd’hui encore sur les esprits la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, et l’exagération de ses conséquences en matière de culture : à savoir l’exclusion du religieux du champ de la littérature scolaire et universitaire, considérée comme nécessairement profane. Imaginez nos musées sans la peinture religieuse, imaginez nos concerts sans Bach ni les chefs-d’œuvre religieux de Mozart : quelle amputation ! Mais personne ne s’étonne que soit exclu a priori du champ de la littérature ce qui devait en constituer une bonne moitié, c’est-à-dire tous les grands textes d’inspiration religieuse, pour ne conserver que les seules oeuvres profanes. Seules exceptions : Pascal, repêché pour son rôle de scientifique et ses polémiques contre les jésuites, Bossuet, conservé uniquement pour ses grands textes officiels, les Oraisons funèbres, et Fénelon, pour son Télémaque aux allures hellénisantes. Bien peu, en somme. Et je me sens aujourd’hui comme ces quelques valeureux musiciens d’il y a vingt ans qui voyaient devant eux tout un continent à redécouvrir : celui de la musique baroque. La grande littérature spirituelle est elle aussi en France un monde à redécouvrir, et dont le plus haut épanouissement, précisément, coïncide largement avec l’époque baroque.

Sans doute peut-il y avoir quelque jalousie des grands éditeurs à me voir agir ainsi avec tant de liberté, publiant ce qu’eux-mêmes aimeraient tant éditer mais à quoi, compte tenu de leurs coûts, ils ont dû renoncer. C’est la chance d’un éditeur bénévole, qui n’a pas de salaires, de locaux ni de charges de structure à payer, de pouvoir publier de tels textes, en littérature ou en spiritualité, qui peuvent n’avoir au début que très peu de lecteurs. Il faut bien que le bénévolat ait quelque part sa récompense ! Elle est plus grande que jamais, me semble-t-il, aujourd’hui où étrangement on a l’impression que tout ce qui fait de plus nécessaire, de l’humanitaire à l’environnemental, est réalisé en marge de l’économie dominante, et souvent même en rupture avec elle.

Mais, au fond, voulez-vous savoir : ce qui m’intéresse avant tout, c’est ce que pensent les lecteurs, et ces premiers lecteurs que sont les libraires. Si Arfuyen existe encore, ce n’est que grâce à eux.

C. M. : Comment conciliez-vous vie de famille et activités multiples ?

G. P. : Cela ressemble un peu à une exploitation agricole. Je m’occupe de la production et mon épouse de la gestion. Chacun sait que rien ne se fait que par les femmes, et il en va de même dans l’édition. Les enfants sont patients, un peu médusés par tout ce monde qu’ils voient à la maison. Il leur arrive de donner un coup de main, et on peut toujours rêver que plus tard…

Il y aussi heureusement les amis, quelques-uns présents depuis l’origine — PhilippeDelarbre, Marie-Hélène et William English, Alain Gouvret – d’autres plus récents.^ C’est grâce à eux que nous trouvons le courage de continuer contre vents et marées. Car est-il un plus beau défi que de faire grandir ce qui n’était à l’origine qu’un rêve d’étudiant et que cela devienne l’aventure d’une vie.

Pour le reste, bien des agriculteurs aussi ont aujourd’hui, à côté de leur exploitation, une autre activité professionnelle qui leur permet de tenir le coup. J’ai les mêmes problèmes. Certaines semaines sont un peu longues. Mille fois, j’ai juré de ralentir ou d’arrêter. Mais peut-on décider de tirer un trait sur tant d’années, d’abandonner tant d’amis, de prendre sa retraite de l’essentiel ?

C. M. : De nouveaux projets éditoriaux ?

G. P. : Les colonnes d’Élan n’y suffiraient pas. Les projets m’épuisent, et ne cessent en même temps de relancer mon enthousiasme. Le livre à venir est toujours le plus beau. Cet automne, deux livres paraissent en littérature : une méditation de Roger Munier sur l’homme, sous forme d’un commentaire de la phrase de la Genèse «Adam, où es-tu ? ». Le titre : Adam. Mais aussi un ensemble de textes de William Blake qui constituent en quelque sorte sa réécriture personnelle de la Bible : Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, suivi de L’Evangile éternel Un ouvrage bilingue dont l’équivalent n’existe pas même en anglais.

Dans le domaine spirituel, la première parution en recueil de ce qui est sans doute le plus beau poème mystique de langue française : le Cantique spirituel de Nicolas Barré (1621-1686). Ce texte sera cet automne la pièce maîtresse d’un récital de poésie mystique par Marie-Christine Barrault : Eckhart-Jean de la Croix-Nicolas Barré. Egalement liée à une représentation théâtrale, la publication de Paule dite Marie, une femme cachée, une adaptation que j’ai réalisée d’après la vie et l’œuvre de Marie de la Trinité (1903-1980). Elle sera présentée par le Théâtre de l’Arc-en-Ciel à l’Espace Bernanos, à Paris.

Toujours dans le domaine spirituel, cet automne, deux ouvrages pour marquer les 400 ans de la création du Carmel en France : la première édition des Ecrits spirituels de Madame Acarie (1566-1618), sa fondatrice, et une traduction accompagnée d’un lumineux commentaire par Dominique Poirot des Romances de Jean de la Croix. Enfin, toujours en ces deux mois de septembre et octobre, une délicieuse relation par le P. Arnaud Boyre de la courte vie d’Agnès de Langeac (1602-1634), petite dentellière du Velay dont la joyeuse innocence et la liberté d’allure sont une source inépuisable de charmants fioretti. Toute ignorante qu’elle fût, sa parole me semble aujourd’hui plus vive et plus riche de poésie que bien des livres, et je me réjouis avec elle comme un ami de ce joli petit caillou jeté, à quelques siècles de distance, dans le jardin des doctes.

À L’ÉCOUTE DU TEMPS QUI VIENT

Entretien avec John Gelder

Extraits d’un article paru dans la revue Marché des Lettres, n° 3, été 1989

Il faut vivre au centre même des aberrations de notre monde pour bien sentir combien il y a cette nécessité de sortir de l’oubli.

Gérard Pfister, directeur des Éditions Arfuyen

John Gelder : Comment après une journée de travail dans la finance, rentre-t-on de plain pied dans la littérature ?

Gérard Pfister : Je ne fais pas de rupture entre une journée dans la « finance » et une autre qui serait une journée de poésie. La poésie fait irruption dans la journée, à un moment où on s’en croirait à mille lieues. Quelque chose s’impose, vient dans un moment de grande tension ou de fatigue. Quelque chose se casse dans le fonctionnement de la pensée, une émergence se produit. Je ne pourrais écrire autrement que dans ces circonstances. Elles sont ce qui donne sa légitimité à un certain type d’écriture. Celui que je pratique, celui aussi des textes que nous éditons. Cette écriture trouve sa légitimité au moment où tout le reste lâche. Elle est un moyen de se ressourcer quand le reste ne suffit plus, s’effrite.

J. G. : L’écriture détachée de la vie active trop facile pour être « vraie » ?

G. P. : Oui, je crois préférable que l’écrivain prenne le risque d’affronter les réalités de la vie actuelle, même en ce qu’elles ont de plus déroutant, de plus perturbant. C’est de cette confrontation pénible, nécessaire que peuvent jaillir l’authenticité et l’intensité d’une écriture.

J. G. : Il est beaucoup question, chez Arfuyen, de creusement de soi, de recherche de la spiritualité. Est-ce un parti-pris éditorial ?

G. P. : Certainement, et depuis le départ. Mais cette spiritualité-là n’a rien à voir avec une espèce d’ésotérisme, de recherche de l’au-delà, pas du tout. C’est un travail sur soi, un travail sur l’esprit, sans qu’il y ait de présupposé quelconque d’une spiritualité chrétienne ou autre. L’écriture est en soi-même ascèse, mystère. C’est dans ce sens-là que nous parlons de spiritualité et que nous nous intéressons à d’autres types de démarches ascétiques ou mystiques. Elles ont une parenté naturelle avec la nôtre.

J. G. : Quelle est la proportion d’auteurs nouveaux, français et étrangers, dans votre catalogue ?                                                       

G.P. : Les sentiers battus ne nous intéressent pas. Chacun des ouvrages publiés a été, je crois, une réelle découverte pour les lecteurs français. Nous avons fait découvrir des aspects complètement inconnus de très grands écrivains : les poèmes de Lagerkvist, de Luxun, de Pirandello ou de Katherine Mansfïeld par exemple. Mais surtout nous avons été les premiers à publier en France, dans nos différentes séries bilingues, des auteurs importants. Ainsi par exemple dans le domaine arabe, de grands mystiques comme Rabi’a ou Niffari, ou des contemporains comme Adonis, Nizar Kabbani ou Kamal Kheir-Beik.

G. P. : L’étranger vous paraît plus fécond dans le domaine de la poésie que la France?

G. P. : Je ne crois pas. Je crois seulement que ce sont des pays qui ont suivi des itinéraires différents et qui, pour cela, ont beaucoup à nous apporter. J’ai le sentiment qu’il y a une certaine anémie, une certaine tendance narcissique dans la poésie française. C’est une écriture qui manque d’aliments, qui manque de force, qui manque de générosité. C’est cette nourriture, cette ouverture que nous recherchons, soit dans l’expérience intérieure, soit dans cette expérience passionnante de l’autre qu’est le travail de traduction.

J. G. : Pouvez-vous vous flatter d’avoir, en quinze ans, contribué à créer des œuvres ?

G. P. : Tel a, en tout cas, été notre objectif constant. Nous y avons contribué, tout d’abord, en permettant la rencontre avec des textes essentiels, rencontre qui pour plus d’un lecteur, je l’espère, a été vivifiante et fécondante. Nous essayons à présent d’y contribuer plus directement en développant une série de textes de création française. Nous avons dans le passé publié surtout des amis proches comme Roger Munier, Charles Juliet, Eugène Guillevic ou le photographe Raymond Depardon. Nous travaillons actuellement à un programme d’édition qui va progressivement voir le jour. Notre démarche a sa logique. Il fallait d’abord assurer de solides bases : acquérir un public relativement large, grâce à la diversité de nos séries bilingues, mais surtout mériter sa fidélité par la qualité et la cohérence de nos choix.

J. G. : Comment vous financez-vous ?

G. P. : Nous avons publié cette année plus de 15 volumes. Nous avons une production moyenne assez faible : 75 livres en 15 ans. Cela veut dire que nous avons été extrêmement prudents. Quand nous n’avions plus d’argent, nous avons préféré arrêter provisoirement ou ralentir nos publications pour nous « refaire ». Nous avons toujours essayé de maintenir un équilibre entre des séries déficitaires et d’autres où nous savons qu’il existe un public potentiel. Nous nous sommes par ailleurs efforcés de développer des sources de financement originales, au niveau de notre région, l’Alsace, pour faire découvrir des grands textes du patrimoine littéraire et culturel de la région, de Maître Eckhart à Jean Arp. Pour ma part, j’ai toujours essayé d’être en mesure d’apporter une certaine trésorerie, en travaillant un peu plus professionnellement que je n’aurais voulu. Je dois dire, enfin, que vis-à-vis de nos auteurs et collaborateurs, la pratique du bénévolat est à la base de notre activité, en totale cohérence avec notre démarche et de notre éthique d’éditeur.

J. G. : Quinze ans d’expérience d’éditeur-écrivain : bilan ?

G. P. : Il est trop tôt pour faire un bilan. Revoyons-nous dans 30 ans ! Je crois qu’il y a énormément de choses à faire et que nous savons maintenant très précisément ce que nous voulons faire et comment. Ce qui n’est peut-être pas le cas de tous les éditeurs. Nous ne voulons pas faire des livres pour faire des livres, mais pour témoigner de certaines orientations de vie et d’écriture.

J. G. : Donc, pas d’impatience ?

G. P. : Le pire des choses c’est de vouloir aller trop vite en besogne, de chercher le succès immédiat et d’être ainsi obligé de doubler la mise en permanence. C’est souvent pour cela que de petites maisons d’édition sont obligées de s’arrêter prématurément. Les choses font leur chemin très lentement. Il faut que le temps soit d’emblée de la partie et il faut pour cela une grande persévérance.

J. G. : Le XXIe siècle sera spiritualiste ou ne sera pas ?

G. P. : Matérialiste tout autant, je l’espère. On est aujourd’hui seulement dans l’inconscience et l’oubli. La matière pourrait être la source des expériences les plus intenses si seulement elle était reconnue pour telle. Non, je crois qu’on sera obligé – on s’en aperçoit par les problèmes qui se font jour du point de vue écologique, mais aussi social, et politique – on sera obligé de se souvenir de notre condition d’humain sur une planète limitée, dans un temps limité avec un corps limité. Et de sentir, de penser, d’agir en conséquence. L’écriture n’est rien d’autre, je crois, que d’appeler sans cesse à se souvenir de ce que nous sommes. J’espère, sans beaucoup y croire, que le XXIe siècle dont nous parlent tant les politiques, sera celui du souvenir et de la lucidité.

G. P. : Accompagné, sans doute, d’une prise de conscience douloureuse ?

G. P. : Oui, un tel sentiment de la vie ne va pas sans tensions, sans déchirements. C’est en quoi l’écriture demeure un enjeu essentiel au sein de notre époque. Elle n’est pas une chose morte. Il faut vivre au centre même des aberrations de notre monde pour bien sentir combien il y a cette nécessité de sortir de l’oubli, de l’inconscience. Les hommes, aujourd hui, sont prisonniers de structures, de codes, de langages toujours plus complexes et plus fermés sur eux-mêmes. Tant qu’on n’arrivera pas à ce sursaut qui permette de les voir comme tels et à une certaine manière de les dominer, comment imaginer de recouvrer un peu de réelle liberté ? Notre condition humaine a ses limites étroites. Les connaître n’est pas très agréable. Mais c’est le seul moyen de vivre dans le réel. Il n’y a rien de plus vivifiant que cette connaissance-là. Notre langue maternelle est la première de nos prisons et celle dont nous sommes le plus inconscients. La traduction, conçue comme dialogue, comme remise en cause du fonctionnement de notre pensée, de notre sensibilité, est un moyen merveilleux d’en prendre conscience et de nous apercevoir que sans cesse les mots nous abusent. Elle est déjà, d’une certaine manière, une entreprise spirituelle, une entreprise de lucidité de l’esprit sur lui-même.

UNE PERSPECTIVE EUROPÉENNE

Entretien avec Françoise Germain

Extraits d’un article paru dans la revue L’Encrier, n° 18, novembre 1988

Françoise Germain : Dans votre recueil de poèmes, D’une obscure présence (Arfuyen, 1985), vous écrivez : « Mon exil, mon pays est un rêve / Entre Rhin et Loire, nulle part, une patrie du cœur. » Combien de temps avez-vous vécu en Alsace ? Vous sentez-vous en exil à Paris ?

Gérard Pfister : Mon grand-père et ma grand-mère paternels ainsi que leurs parents depuis environ 1630 sont nés à Colmar même. Durant plus de trois siècles, la famille s’est perpétuée entre les murs de la cité. Pas un seul de mes aïeux qui ait été prendre métier ou trouver épouse dans un village avoisinant. Ils étaient vignerons, mariniers, pêcheurs. En dernier lieu mon arrière-grand-père s’était établi bottier sur la grand-rue, dans la maison mitoyenne du Koïfhus et j’en garde encore une grande boîte en bois clair verni où étaient conservées les formes des pieds des notables de la ville. Je conserve même une photo prise probablement en 1911 (mon père n’était pas né) où l’on voit poser devant le magasin mon grand-père, ma grand-mère, leurs premiers enfants et leur employée. Par l’encadrement de la fenêtre de gauche du premier étage  apparaît mon  arrière-grand-père.  Une énorme botte est fixée à la hauteur de cette fenêtre.

Puis vient la rupture. Mon grand-père et ma grand-mère meurent et mon père, encore en bas âge, est recueilli par son oncle à Reichshoffen. À l’approche de la Seconde Guerre, il quitte l’Alsace pour Paris. C’est là que je suis né le 7 avril 1951. Je porte en moi tout ce très ancien héritage des hommes et des femmes d’Alsace dont je suis issu et, dans cette longue continuité, je suis le premier enfant qui n’y suis pas né. Mais lorsque je parle d’exil, ce n’est pas encore cela que je veux faire sentir. Je parle d’une patrie de l’esprit. D’un paysage intérieur. Patrie qui est nôtre irrévocablement et dont toujours cependant nous sommes en exil. Et cette patrie, pour la faire apercevoir, bien qu’elle ne soit nulle part, qu’elle soit un rêve, je la situe métaphoriquement entre le sombre Rhin et la Loire lumineuse, entre le Rhin mystique et la Loire des poètes, entre mon fleuve et la Loire de mon épouse, dans ce pays du cœur où sont nés mes enfants.

F. G. : Parlez-vous le dialecte Alsacien ? Pensez-vous qu’il soit nécessaire à nos compatriotes ?

G. P. : Mon père ne m’a pas transmis le dialecte et je le regrette. Il me semble que c’est comme une voix intérieure qui en moi a cessé de parler et peut-être n’ai-je le besoin d’écrire que pour recréer cette parole perdue.

F. G. : Comment s’est constitué le groupe Arfuyen ? Quels sont ses buts ?

G. P. : J’ai créé les Éditions Arfuyen en 1975 avec quelques amis intéressés comme moi par les problèmes de l’écriture, de la traduction et de l’édition. Trois numéros de revue ont été publiés, présentant notamment des textes de Georges Perros, Roger Munier, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, Henri   Bosco   ainsi   qu’une  vaste   enquête   sur les rapports entre lieu et création. Une soixantaine de volumes ont paru depuis lors, répartis entre six domaines : Alsace, textes mystiques, textes français, Europe, Proche-Orient et Extrême-Orient. L’ensemble de ces volumes, à de rares exceptions près, sont bilingues et consacrés à des auteurs majeurs du patrimoine. En Extrême-Orient, nous avons publié ainsi, par exemple, des volumes consacrés à des maîtres du haïku tels que Basho, Issa, Buson avec, en regard des textes français, la calligraphie des textes originaux.

Pour l’Alsace, nous sommes en train de publier à raison de trois volumes par an, grâce au partenariat du CIAL et à la collaboration des Dernières Nouvelles d’Alsace et de la DRAC, la plupart des grands textes du patrimoine littéraire et artistique alsacien. Ce faisant, notre souci est de travailler dans une perspective résolument européenne et d’atteindre, grâce à nos circuits de distribution et de diffusion, un public aussi large que possible au niveau national et à l’étranger. À ce jour ont déjà été publiés Ernest Stadler, Jean Hans Arp, Jean Tauler, Nathan Katz, Yvan Goll, Le Retable d’Issenheim de Margherita Guidacci et, tout récemment, Sur l’humi­lité de Maître Eckhart.

F. G. : Pour vous, qu’est-ce que la poésie ? Comment souhaitez-vous la faire connaître ?

G. P. : Écrire est pour moi un cheminement intérieur, une respiration. Un étonnement perpétuel. Mais il me semble que le problème n’est pas tellement d’écrire et bien plutôt de lire et, écrivant, de lire ce qui est écrit. Lire est bien plus exigeant, bien moins consolant. La difficulté me semble de créer un rapport différent entre le lecteur et le texte, plus intense, plus substantiel. Le choix d’Arfuyen de publier des textes forts, nourrissants et relativement brefs vient aussi de cette idée.

F. G. : D’après-vous, qu’est-ce qui fait le succès d’un livre ?

G. P. : Les meilleures ventes d’Arfuyenont presque toutes fait suite à la publication d’articles de presse. En revanche, certains articles n’ont eu aucun effet, soit qu’ils venaient trop tard après la sortie de l’ouvrage en question, soit qu’ils ne correspondaient pas à l’attente du public. A contrario, certains livres ont eu des ventes excellentes sans support de presse parce qu’ils correspondaient – et j’en étais le premier étonné – au goût des lecteurs à un moment donné. Le bouche à oreille devient de plus en plus important.

F. G. : Quels sont vos projets d’auteur et d’éditeur ?

G. P. : D’une obscure présence a été publié en 1985 aux Editions Arfuyen. Les Éditions Lettres Vives ont fait paraître l’an dernier Sur un chemin sans bord qui s’inscrit dans la même démarche. J’espère qu’un troisième recueil verra le jour l’an prochain chez Lettres Vives [Arche du souffle]. Arfuyen a de nombreux projets en chantier dans la série Alsace. Des ouvrages bilingues consacrés à des auteurs classiques japonais, à des textes mystiques chrétiens et islamiques et à des auteurs contemporains sont aussi en préparation.