
Entretien avec John Gelder
Extraits d’un article paru dans la revue Marché des Lettres, n° 3, été 1989
Il faut vivre au centre même des aberrations de notre monde pour bien sentir combien il y a cette nécessité de sortir de l’oubli.
Gérard Pfister, directeur des Éditions Arfuyen
John Gelder : Comment après une journée de travail dans la finance, rentre-t-on de plain pied dans la littérature ?
Gérard Pfister : Je ne fais pas de rupture entre une journée dans la « finance » et une autre qui serait une journée de poésie. La poésie fait irruption dans la journée, à un moment où on s’en croirait à mille lieues. Quelque chose s’impose, vient dans un moment de grande tension ou de fatigue. Quelque chose se casse dans le fonctionnement de la pensée, une émergence se produit. Je ne pourrais écrire autrement que dans ces circonstances. Elles sont ce qui donne sa légitimité à un certain type d’écriture. Celui que je pratique, celui aussi des textes que nous éditons. Cette écriture trouve sa légitimité au moment où tout le reste lâche. Elle est un moyen de se ressourcer quand le reste ne suffit plus, s’effrite.
J. G. : L’écriture détachée de la vie active trop facile pour être « vraie » ?
G. P. : Oui, je crois préférable que l’écrivain prenne le risque d’affronter les réalités de la vie actuelle, même en ce qu’elles ont de plus déroutant, de plus perturbant. C’est de cette confrontation pénible, nécessaire que peuvent jaillir l’authenticité et l’intensité d’une écriture.
J. G. : Il est beaucoup question, chez Arfuyen, de creusement de soi, de recherche de la spiritualité. Est-ce un parti-pris éditorial ?
G. P. : Certainement, et depuis le départ. Mais cette spiritualité-là n’a rien à voir avec une espèce d’ésotérisme, de recherche de l’au-delà, pas du tout. C’est un travail sur soi, un travail sur l’esprit, sans qu’il y ait de présupposé quelconque d’une spiritualité chrétienne ou autre. L’écriture est en soi-même ascèse, mystère. C’est dans ce sens-là que nous parlons de spiritualité et que nous nous intéressons à d’autres types de démarches ascétiques ou mystiques. Elles ont une parenté naturelle avec la nôtre.
J. G. : Quelle est la proportion d’auteurs nouveaux, français et étrangers, dans votre catalogue ?
G.P. : Les sentiers battus ne nous intéressent pas. Chacun des ouvrages publiés a été, je crois, une réelle découverte pour les lecteurs français. Nous avons fait découvrir des aspects complètement inconnus de très grands écrivains : les poèmes de Lagerkvist, de Luxun, de Pirandello ou de Katherine Mansfïeld par exemple. Mais surtout nous avons été les premiers à publier en France, dans nos différentes séries bilingues, des auteurs importants. Ainsi par exemple dans le domaine arabe, de grands mystiques comme Rabi’a ou Niffari, ou des contemporains comme Adonis, Nizar Kabbani ou Kamal Kheir-Beik.
G. P. : L’étranger vous paraît plus fécond dans le domaine de la poésie que la France?
G. P. : Je ne crois pas. Je crois seulement que ce sont des pays qui ont suivi des itinéraires différents et qui, pour cela, ont beaucoup à nous apporter. J’ai le sentiment qu’il y a une certaine anémie, une certaine tendance narcissique dans la poésie française. C’est une écriture qui manque d’aliments, qui manque de force, qui manque de générosité. C’est cette nourriture, cette ouverture que nous recherchons, soit dans l’expérience intérieure, soit dans cette expérience passionnante de l’autre qu’est le travail de traduction.
J. G. : Pouvez-vous vous flatter d’avoir, en quinze ans, contribué à créer des œuvres ?
G. P. : Tel a, en tout cas, été notre objectif constant. Nous y avons contribué, tout d’abord, en permettant la rencontre avec des textes essentiels, rencontre qui pour plus d’un lecteur, je l’espère, a été vivifiante et fécondante. Nous essayons à présent d’y contribuer plus directement en développant une série de textes de création française. Nous avons dans le passé publié surtout des amis proches comme Roger Munier, Charles Juliet, Eugène Guillevic ou le photographe Raymond Depardon. Nous travaillons actuellement à un programme d’édition qui va progressivement voir le jour. Notre démarche a sa logique. Il fallait d’abord assurer de solides bases : acquérir un public relativement large, grâce à la diversité de nos séries bilingues, mais surtout mériter sa fidélité par la qualité et la cohérence de nos choix.
J. G. : Comment vous financez-vous ?
G. P. : Nous avons publié cette année plus de 15 volumes. Nous avons une production moyenne assez faible : 75 livres en 15 ans. Cela veut dire que nous avons été extrêmement prudents. Quand nous n’avions plus d’argent, nous avons préféré arrêter provisoirement ou ralentir nos publications pour nous « refaire ». Nous avons toujours essayé de maintenir un équilibre entre des séries déficitaires et d’autres où nous savons qu’il existe un public potentiel. Nous nous sommes par ailleurs efforcés de développer des sources de financement originales, au niveau de notre région, l’Alsace, pour faire découvrir des grands textes du patrimoine littéraire et culturel de la région, de Maître Eckhart à Jean Arp. Pour ma part, j’ai toujours essayé d’être en mesure d’apporter une certaine trésorerie, en travaillant un peu plus professionnellement que je n’aurais voulu. Je dois dire, enfin, que vis-à-vis de nos auteurs et collaborateurs, la pratique du bénévolat est à la base de notre activité, en totale cohérence avec notre démarche et de notre éthique d’éditeur.
J. G. : Quinze ans d’expérience d’éditeur-écrivain : bilan ?
G. P. : Il est trop tôt pour faire un bilan. Revoyons-nous dans 30 ans ! Je crois qu’il y a énormément de choses à faire et que nous savons maintenant très précisément ce que nous voulons faire et comment. Ce qui n’est peut-être pas le cas de tous les éditeurs. Nous ne voulons pas faire des livres pour faire des livres, mais pour témoigner de certaines orientations de vie et d’écriture.
J. G. : Donc, pas d’impatience ?
G. P. : Le pire des choses c’est de vouloir aller trop vite en besogne, de chercher le succès immédiat et d’être ainsi obligé de doubler la mise en permanence. C’est souvent pour cela que de petites maisons d’édition sont obligées de s’arrêter prématurément. Les choses font leur chemin très lentement. Il faut que le temps soit d’emblée de la partie et il faut pour cela une grande persévérance.
J. G. : Le XXIe siècle sera spiritualiste ou ne sera pas ?
G. P. : Matérialiste tout autant, je l’espère. On est aujourd’hui seulement dans l’inconscience et l’oubli. La matière pourrait être la source des expériences les plus intenses si seulement elle était reconnue pour telle. Non, je crois qu’on sera obligé – on s’en aperçoit par les problèmes qui se font jour du point de vue écologique, mais aussi social, et politique – on sera obligé de se souvenir de notre condition d’humain sur une planète limitée, dans un temps limité avec un corps limité. Et de sentir, de penser, d’agir en conséquence. L’écriture n’est rien d’autre, je crois, que d’appeler sans cesse à se souvenir de ce que nous sommes. J’espère, sans beaucoup y croire, que le XXIe siècle dont nous parlent tant les politiques, sera celui du souvenir et de la lucidité.
G. P. : Accompagné, sans doute, d’une prise de conscience douloureuse ?
G. P. : Oui, un tel sentiment de la vie ne va pas sans tensions, sans déchirements. C’est en quoi l’écriture demeure un enjeu essentiel au sein de notre époque. Elle n’est pas une chose morte. Il faut vivre au centre même des aberrations de notre monde pour bien sentir combien il y a cette nécessité de sortir de l’oubli, de l’inconscience. Les hommes, aujourd hui, sont prisonniers de structures, de codes, de langages toujours plus complexes et plus fermés sur eux-mêmes. Tant qu’on n’arrivera pas à ce sursaut qui permette de les voir comme tels et à une certaine manière de les dominer, comment imaginer de recouvrer un peu de réelle liberté ? Notre condition humaine a ses limites étroites. Les connaître n’est pas très agréable. Mais c’est le seul moyen de vivre dans le réel. Il n’y a rien de plus vivifiant que cette connaissance-là. Notre langue maternelle est la première de nos prisons et celle dont nous sommes le plus inconscients. La traduction, conçue comme dialogue, comme remise en cause du fonctionnement de notre pensée, de notre sensibilité, est un moyen merveilleux d’en prendre conscience et de nous apercevoir que sans cesse les mots nous abusent. Elle est déjà, d’une certaine manière, une entreprise spirituelle, une entreprise de lucidité de l’esprit sur lui-même.