
Entretien avec Françoise Germain
Extraits d’un article paru dans la revue L’Encrier, n° 18, novembre 1988
Françoise Germain : Dans votre recueil de poèmes, D’une obscure présence (Arfuyen, 1985), vous écrivez : « Mon exil, mon pays est un rêve / Entre Rhin et Loire, nulle part, une patrie du cœur. » Combien de temps avez-vous vécu en Alsace ? Vous sentez-vous en exil à Paris ?
Gérard Pfister : Mon grand-père et ma grand-mère paternels ainsi que leurs parents depuis environ 1630 sont nés à Colmar même. Durant plus de trois siècles, la famille s’est perpétuée entre les murs de la cité. Pas un seul de mes aïeux qui ait été prendre métier ou trouver épouse dans un village avoisinant. Ils étaient vignerons, mariniers, pêcheurs. En dernier lieu mon arrière-grand-père s’était établi bottier sur la grand-rue, dans la maison mitoyenne du Koïfhus et j’en garde encore une grande boîte en bois clair verni où étaient conservées les formes des pieds des notables de la ville. Je conserve même une photo prise probablement en 1911 (mon père n’était pas né) où l’on voit poser devant le magasin mon grand-père, ma grand-mère, leurs premiers enfants et leur employée. Par l’encadrement de la fenêtre de gauche du premier étage apparaît mon arrière-grand-père. Une énorme botte est fixée à la hauteur de cette fenêtre.
Puis vient la rupture. Mon grand-père et ma grand-mère meurent et mon père, encore en bas âge, est recueilli par son oncle à Reichshoffen. À l’approche de la Seconde Guerre, il quitte l’Alsace pour Paris. C’est là que je suis né le 7 avril 1951. Je porte en moi tout ce très ancien héritage des hommes et des femmes d’Alsace dont je suis issu et, dans cette longue continuité, je suis le premier enfant qui n’y suis pas né. Mais lorsque je parle d’exil, ce n’est pas encore cela que je veux faire sentir. Je parle d’une patrie de l’esprit. D’un paysage intérieur. Patrie qui est nôtre irrévocablement et dont toujours cependant nous sommes en exil. Et cette patrie, pour la faire apercevoir, bien qu’elle ne soit nulle part, qu’elle soit un rêve, je la situe métaphoriquement entre le sombre Rhin et la Loire lumineuse, entre le Rhin mystique et la Loire des poètes, entre mon fleuve et la Loire de mon épouse, dans ce pays du cœur où sont nés mes enfants.
F. G. : Parlez-vous le dialecte Alsacien ? Pensez-vous qu’il soit nécessaire à nos compatriotes ?
G. P. : Mon père ne m’a pas transmis le dialecte et je le regrette. Il me semble que c’est comme une voix intérieure qui en moi a cessé de parler et peut-être n’ai-je le besoin d’écrire que pour recréer cette parole perdue.
F. G. : Comment s’est constitué le groupe Arfuyen ? Quels sont ses buts ?
G. P. : J’ai créé les Éditions Arfuyen en 1975 avec quelques amis intéressés comme moi par les problèmes de l’écriture, de la traduction et de l’édition. Trois numéros de revue ont été publiés, présentant notamment des textes de Georges Perros, Roger Munier, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, Henri Bosco ainsi qu’une vaste enquête sur les rapports entre lieu et création. Une soixantaine de volumes ont paru depuis lors, répartis entre six domaines : Alsace, textes mystiques, textes français, Europe, Proche-Orient et Extrême-Orient. L’ensemble de ces volumes, à de rares exceptions près, sont bilingues et consacrés à des auteurs majeurs du patrimoine. En Extrême-Orient, nous avons publié ainsi, par exemple, des volumes consacrés à des maîtres du haïku tels que Basho, Issa, Buson avec, en regard des textes français, la calligraphie des textes originaux.
Pour l’Alsace, nous sommes en train de publier à raison de trois volumes par an, grâce au partenariat du CIAL et à la collaboration des Dernières Nouvelles d’Alsace et de la DRAC, la plupart des grands textes du patrimoine littéraire et artistique alsacien. Ce faisant, notre souci est de travailler dans une perspective résolument européenne et d’atteindre, grâce à nos circuits de distribution et de diffusion, un public aussi large que possible au niveau national et à l’étranger. À ce jour ont déjà été publiés Ernest Stadler, Jean Hans Arp, Jean Tauler, Nathan Katz, Yvan Goll, Le Retable d’Issenheim de Margherita Guidacci et, tout récemment, Sur l’humilité de Maître Eckhart.
F. G. : Pour vous, qu’est-ce que la poésie ? Comment souhaitez-vous la faire connaître ?
G. P. : Écrire est pour moi un cheminement intérieur, une respiration. Un étonnement perpétuel. Mais il me semble que le problème n’est pas tellement d’écrire et bien plutôt de lire et, écrivant, de lire ce qui est écrit. Lire est bien plus exigeant, bien moins consolant. La difficulté me semble de créer un rapport différent entre le lecteur et le texte, plus intense, plus substantiel. Le choix d’Arfuyen de publier des textes forts, nourrissants et relativement brefs vient aussi de cette idée.
F. G. : D’après-vous, qu’est-ce qui fait le succès d’un livre ?
G. P. : Les meilleures ventes d’Arfuyenont presque toutes fait suite à la publication d’articles de presse. En revanche, certains articles n’ont eu aucun effet, soit qu’ils venaient trop tard après la sortie de l’ouvrage en question, soit qu’ils ne correspondaient pas à l’attente du public. A contrario, certains livres ont eu des ventes excellentes sans support de presse parce qu’ils correspondaient – et j’en étais le premier étonné – au goût des lecteurs à un moment donné. Le bouche à oreille devient de plus en plus important.
F. G. : Quels sont vos projets d’auteur et d’éditeur ?
G. P. : D’une obscure présence a été publié en 1985 aux Editions Arfuyen. Les Éditions Lettres Vives ont fait paraître l’an dernier Sur un chemin sans bord qui s’inscrit dans la même démarche. J’espère qu’un troisième recueil verra le jour l’an prochain chez Lettres Vives [Arche du souffle]. Arfuyen a de nombreux projets en chantier dans la série Alsace. Des ouvrages bilingues consacrés à des auteurs classiques japonais, à des textes mystiques chrétiens et islamiques et à des auteurs contemporains sont aussi en préparation.