Le Bouddha

(VIe siècle av. J.-C.)

Il n’y a aucune biographie fiable du Bouddha, et sa vie est entourée de diverses légendes. Il serait né à Lumbini (aujourd’hui au Népal).

Il appartient au clan des Śākya, son nom de famille est Gautama, son prénom supposé serait Siddhārtha, « celui qui atteint le but ». Son père, selon certains historiens, était un simple hobereau, occupé au travail de la terre ; pour d’autres, il exerçait la fonction de gouverneur.

Selon la légende il découvre la réalité de la condition humaine à 29 ans, après une sortie de son palais, qui est l’occasion de quatre rencontres : avec la vieillesse, la maladie, la mort et un ascète-mendiant.

Il s’essaie durant six ans à des mortifications, qui le mènent au bord de la mort. C’est en suivant une « voie moyenne », celle de la méditation (dhyāna), qu’il parvient à l’Éveil (bodhi), à 35 ans.

Devenu un Éveillé (buddha), le sage des Śākya (Śākyamuni) se décide à enseigner sa Voie au monde. Son premier discours sera le « sermon de Bénarès », 525 ans avant notre ère. Il parcourra l’Inde du nord et du centre jusqu’à sa mort (parinirvāṇa), survenue à 80 ans.

Redoutant toute forme de pouvoir religieux, il refusera de désigner un « successeur ». Son enseignement, d’abord transmis oralement, sera figé par écrit au Ier siècle avant notre ère.

OUVRAGES PUBLIÉS AUX ÉDITIONS ARFUYEN

Ainsi parlait le Bouddha

Ainsi parlait le Bouddha

Dits et maximes de vie

Traduit du sanskrit et du pâli par Thierry Falissard. BILINGUE

À côté des grands monothéismes, le bouddhisme s’est imposé en France comme dans les autres pays occidentaux comme une religion/philosophie alternative qui touche un nombre croissant de personnes. Avec les déviations et scandales divers affectant les grandes religions traditionnelles, il tend à devenir un phénomène de masse.

La pensée du bouddhisme originel demeure toutefois très mal connue. Car, d’une part, les paroles du Bouddha n’ont été consignées par écrit qu’au Ier siècle avant notre ère. D’autre part, une immense littérature s’est développée par la suite en Inde mais aussi à l’étranger – au Tibet, en Chine et au Japon. Nombre des livres qui paraissent aujourd’hui sur le bouddhisme sont davantage consacrés d’ailleurs à ces diverses écoles.

Il est donc primordial de dégager de ce corpus très héterogène ce qu’est pour l’essentiel la pensée du Bouddha. Malgré son refus des spéculations intellectuelles, le Bouddha discute avec les adeptes de toutes les écoles de son temps. Cela le conduit à prendre clairement position face aux grands courants philosophiques (matérialisme, hédonisme, fatalisme…) et à énoncer une pensée originale et cohérente, inséparable cependant de de la méditation, seule voie vers la connaissance de l’esprit, préalable à la délivrance.

Par rapport aux très nombreux livres existants sur le bouddhisme, l’apport de cet Ainsi parlait le Bouddha tient à sa méthode, inspirée des autres ouvrages de cette collection. Cet apport est quadruple.

En premier lieu, il s’efforce de revenir systématiquement aux textes les plus anciens qui montrent une pensée très originale et vigoureuse, très loin de l’idéologie de bien-être souvent abusivement proposée sous ce nom.

En deuxième lieu, il présente le bouddhisme à travers les réponses qu’il donne aux questions essentielles de l’existence humaine.  Réponses formulées à travers des paroles extrêmement nettes et incisives, qui disent la condition humaine en ce qu’elle est, sans concessions ni compromis.

Enfin et surtout, cet Ainsi parlait le Bouddha en donne une traduction intégralement bilingue en sanskrit et ebn laet aussi littérale que possible. Car, on le sait, la traduction des termes du bouddhisme dans les langues occidentales est toujours une source majeure de contresens. Le bilinguisme peut largement contribuer à l’éviter.

    Coll. Ainsi parlait  –  2023  –  192 p  – ISBN 978-2-845-90346-3  –  14 €

Sur « Ainsi parlait André Gide »

La lecture de Pierre Tanguy

Extraits d’une article sur Ainsi parlait André Gide paru dans la revue Diérèse, n° 85, automne-hiver 2022

Nous amener à lire André Gide (1869-1951) sous un jour nouveau, avec un œil neuf. C’est la réussite de cet ouvrage de « dits et maximes » du grand écrivain français sélectionnés par le poète Gérard Bocholier dans l’ensemble de son œuvre (romans, journaux…). […] « Je ne suis qu’un petit garçon qui s’amuse, doublé d’un pasteur protestant qui l’ennuie . » André Gide était, à sa manière, un homme des paradoxes. Mais ce qui sous-tend toute son œuvre, c’est son souci permanent de sincérité, une vertu qu’il qualifiait de cardinale parce qu’ « à la racine de toute morale authentique », note Gérard Bocholier.

Cette sincérité on la trouve avant tout dans une œuvre placée sous le signe du naturel et de la vie authentique. « La chose la plus difficile, quand on a commencé d’écrire, c’est d’être sincère », notait Gide dans son journal. « La poésie, cesse de la transférer dans le rêve ; sache la voir dans la réalité, et si elle n’y est pas encore, mets-l’y », écrivait-il encore dans Les Nouvelles Nourritures en 1935. […]

Cette sincérité concerne aussi, bien sûr son homosexualité affichée. À l’heure de MeToo, les opinions de « l’immoraliste » Gide prennent – il faut le dire – un relief particulier. « Songez que dans notre société, dans nos mœurs, écrit Gide, tout prédestine un sexe à l’autre ; tout enseigne l’hétérosexualité, tout y invite, tout y provoque » (…) « La vérité est que cet instinct, que vous appelez contre nature, a toujours existé, à peu près aussi fort, dans tous les temps et toujours et partout – comme tous les appétits naturels.  »

Ce qui fait dire à Gérard Bocholier que « Gide prophétisait les révolutions des mœurs qui agitèrent la seconde moitié du XXe siècle et qui continuent dans notre XXIe siècle ». Pour autant il ne manque pas de relever que la « pédérastie » revendiquée par Gide (on dirait aujourd’hui pédophilie) entraînerait aujourd’hui des conséquences judiciaires.

De l’œuvre de Gide, ici découpée au scalpel, émerge aussi une vision particulière et plus que décapante de la religion. Né dans un milieu protestant, Gide avait pris ses distances avec ses racines (comme il le fera, plus tard, avec le communisme). « Le catholicisme est inadmissible. Le protestantisme est intolérable. Et je me sens profondément chrétien », écrivait-il. Et c’est sur ce thème que la modernité et la sincérité de Gide éclatent aussi au grand jour. […]

Le Livre

suivi de L’expérience des mots

Le Livre est porté par une folle ambition : faire à la fois éprouver (par les poèmes) et comprendre (par la prose) ce que c’est qu’écrire, lire, vivre parmi les mots. Livre, autant que réflexion sur le livre. Livre-miroir de ce qu’est pour chacun « L’expérience des mots », titre de l’essai qui clôture l’ensemble.

Avec Ce qui n’a pas de nom (2019) et Hautes Huttes (2021), Le Livre constitue le dernier volet d’un triptyque de 2500 poèmes et près de 1000 pages : Les Jeux de la lumière et des voix. Il en est à la fois le couronnement et le mode d’emploi.

Aux 1000 quatrains de chacun des deux volumes précédents succèdent ici 500 tercets. L’essai qui les suit, « L’expérience des mots », explicite le sens de l’ensemble, mais aussi de la poésie et de la littérature elles-mêmes.

Car nous vivons parmi les mots bien plus que parmi les choses. Et aujourd’hui tout particulièrement où nous sommes plus que jamais coupés de la nature. Enfermés dans un monde de signifiants tellement proliférants qu’ils en viennent à ne plus signifier qu’eux-mêmes et nous priver de tout recours.

À quoi sert le livre ? Non pas à nous couper davantage encore du monde, à nous isoler dans les ruminations dérisoires d’un ego malheureux. Non, tout au contraire : il s’agit d’ajourer les mots, de les rendre transparents, fluides, pour qu’ils deviennent une fenêtre sur le réel, sur la nudité inquiétante et merveilleuse du réel. Pour qu’ils deviennent passage.

« Le livre / n’est là // que pour nous délivrer ». Nous délivrer des mots par un autre usage des mots. Nous délivrer du livre, et ainsi nous délivrer de nous-mêmes. Car, dit le premier poème, « Ce n’est pas du livre / qu’il faut parler // mais de l’expérience ». Et le second : « Que serait un livre // si ce n’est le silence / où il nous fait entrer ». C’est cette expérience de « délivrance », d’ouverture, qui est l’enjeu du livre : notre liberté même.

♦♦♦  Lire les articles de Marc Wetzel, Marie Alloy et Laurent Albarracin

   Coll. Les Cahiers d'Arfuyen – 2023 – 228 p – ISBN 978-2-845-90337-1 – 17 €

La Dernière Amitié de Rainer Maria Rilke

suivi des lettres à Nimet Eloui Bey et de Les derniers mois de Rilke, par Génia Tchernosvitow

La personnalité énigmatique et brillante de Rilke  (1875-1926) n’en finit pas de réserver des surprises. Ce livre nous fait découvrir la relation passionnée qu’a entretenue Rilke dans les derniers mois de sa vie avec une mystérieuse princesse égyptienne.

Dans les premiers jours de septembre 1926, à l’hôtel Savoy de Lausanne, Rilke fait la connaissance de Nimet Eloui Bey. Son père, Achmed-Khaïri Pacha, a été premier chambellan du sultan d’Égypte Hussein Kamal. Sa haute stature et son élégance naturelle attirent sur elle tous les regards. Mais plus encore, ce qui la rend fascinante, c’est la terrible lucidité et l’inquiétude spirituelle qu’on sent en elle.

Celle qu’il appelait  « la plus belle femme du monde » fut mannequin pour le grand couturier anglais Molyneux et photographiée par Man Ray. Elle fut surtout une femme d’une personnalité fascinante, passionnée de beauté et rongée par une inquiétude qui le mena à une vie quasi monastique.

La présence de Nimet Eloui Bey illuminera les derniers mois de Rilke. « Tout à la fin de septembre, raconte sa dernière secrétaire, une amie, dont il disait qu’elle était la femme la plus belle du monde, était montée de Lausanne le voir dans sa tour. Il avait tenu à cueillir lui-même des roses de son jardin pour en mettre partout dans “sa” maison. » On sait que, selon la légende, Rilke est mort d’une piqûre de rose. Il est émouvant de savoir que c’est pour cette femme extraordinaire que Rilke a cueilli la rose dont, du fait de sa leucémie, il devait mourir, trois mois plus tard, le 29 décembre 1926.

Edmond Jaloux (1878-1949) a exercé un rôle essentiel pour la découverte de l’œuvre de Rilke en France. « Edmond Jaloux, écrivait Yanette Delétang-Tardif en 1952, a pénétré l’œuvre de Rilke et son envoûtante présence avec une telle divination, l’accueil de cette œuvre en France a été pour lui une mission si sacrée, leurs noms sont tellement unis dans l’âme de tous les vrais rilkéens, que l’on ne peut rien dire qui ajoutât un seul trait à la ferveur de cette rencontre.

Ce texte rare, paru en 1949 (l’année même de sa mort), est suivi de la correspondance entre Rilke et Nimet Eloui Bey ainsi que du très précis témoignage de la dernière secrétaire de Rilke, Génia Tchernosvitow, sur les derniers mois de Rilke.

    Coll. Les Vies imaginaires – 2023 – 132 p – ISBN 978-2-845-90328-9 – 15 €

Edmond JALOUX

(1878-1949)

Edmond Jaloux est né à Marseille en 1878. Il fonde à 18 ans la Revue méditerranéenne, avant de collaborer à La Revue hebdomadaire, à Candide et aux Nouvelles Littéraires.

Il est chargé de mission littéraire en Suisse par le gouvernement français, Edmond Jaloux doit s’installer à Lausanne, puis sur les bords du lac Léman où il devait demeurer une grande partie de sa vie.

Critique littéraire renommé, il fait découvrir en France les littératures étrangères modernes et contemporaines, et en particulier Rainer Maria Rilke. Ses nombreux articles seront recueillis en 1922 dans les sept volumes de L’Esprit des livres.

Il est également l’auteur de plusieurs essais : Figures étrangères (1925, Rainer Maria Rilke (1927), La Vie de Goethe (1933) et une Introduction à l’histoire de la littérature française en deux volumes (1946-1948).

Il a publié enfin près de vingt romans, de Les Sangsues (1901) à Le vent souffle sur les flammes (1942).

Dans un article de 1931, Stefan Zweig salue également son œuvre romanesque : « Pas plus que l’aquarelle ne saurait s’adapter aux amples dimensions de la fresque, son art délicat ne saurait entrer dans le cadre épique d’une saga en plusieurs volumes. Il trace un décor étroit, mais il le remplit tout entier. »

Élu à l’Académie française en 1936, Edmond Jaloux est mort en 1949.

OUVRAGES PUBLIÉS AUX ÉDITIONS ARFUYEN :

La Dernière Amitié de Rainer Maria Rilke

Mars 2023

Vivre avec les mots

Nous croyons vivre parmi les choses, nous ne vivons que parmi les mots. Nous croyons jouir des objets, nous ne faisons que consommer des marques de produits rigoureusement standardisés. Nous croyons être au monde, nous restons enfermés dans notre bavardage intérieur. Où sommes-nous ? Nous pensons être là, mais on nous dirait coupés de tout, vivant dans un brouhaha de signes et d’images. La nature, en sa beauté mystérieuse, sa tragique beauté, semble avoir pour nous disparu. Tout s’est comme évanoui, volatilisé, dématérialisé.

À peine si nous nous souvenons parfois qu’il y avait, qu’il y a peut-être, autre chose. Des choses. Un lever de soleil devant nos yeux encore étourdis de sommeil. L’étendue miroitante d’un lac et, sur l’autre rive, les cimes enneigées des montagnes. À peine si parfois nous sommes, malgré nous, rappelés au réel. À notre corps. Au corps précaire, précieux, à la matière éphémère de toutes choses. Un imperceptible écran nous sépare de ce qui est autour de nous. […]

Tout innocents qu’ils paraissent, les mots ont sur le réel un effet prédateur. Non contents de désigner les choses, ils tendent à se substituer à elles. Ce qui n’était à l’origine qu’une commode convention pour distinguer un ensemble de perceptions, on en vient à lui conférer une manière de réalité, comme si cet ensemble avait une autre existence que le mot qui l’agrège. […]

Ce qui est le plus particulier, le plus individuel, jamais les mots ne le nomment. Ils ne connaissent par nécessité que le plus ou moins général. Ce qui est le plus propre à une chose, cela n’a pas de nom. Et c’est cela pourtant qui fait le caractère unique de son existence, ce qui la fait précieuse entre toutes. La théologie négative souligne que Dieu n’est ni ceci, ni cela, qu’il est sans attribut, sans qualité, et que c’est pour cette raison qu’il ne peut être nommé. On pourrait dire à ce compte que c’est ici pareillement le cas de toute chose de n’être réductible à rien d’autre, de n’être identifiable à aucun attribut, à aucune qualité. À aucun concept. Par-là infiniment rare, infiniment mystérieuse. Chaque chose, chaque être, dans sa parfaite singularité, ne mériterait-il pas à ce titre qu’on lui rende, comme aux arbres et aux sources autrefois, quelque modeste hommage, comme un culte discret ? Tout au contraire ce sont les principes et les généralités qu’on célèbre et qu’on vénère, des concepts bouffis de néant. […]

Mais les mots n’ont pas seulement sur le réel cet effet prédateur, ils ont sur nous-mêmes, aussi dommageable, un effet aliénant. Nous croyons par le langage avoir prise sur le réel. Aussi imprécis et insuffisants soient-ils, nous pensons que les mots parlent des choses, qu’ils ont pour essentielle vocation de les signaler et les décrire. Les choses étant là, les mots nous permettraient de dresser un constat de cet environnement et de nous y situer. Comme si le langage était une sorte d’objectif photographique, capable de produire instantanément et à volonté des images du réel, aussi bien celui qui nous entoure que celui que nous sentons en nous. Mais les mots ne sont pas matière inerte. Le langage a sa propre dynamique et son organisation particulière qui se concilient mal avec le caractère d’objectivité que nous voudrions lui prêter. Nous croyons décrire une réalité, nous en créons une autre. Nous croyons parler des choses, les mots parlent d’eux-mêmes. […]

 Une particularité qui fait la puissance incomparable de la musique lorsqu’on l’écoute est de nous parler absolument au présent. Pas de place dans ses sons pour l’évocation d’un passé ou d’un futur. Ils sont entièrement situés ici et maintenant et nous obligent, nous qui les écoutons, à nous situer de même. C’est ce qui nous rend souvent si difficile l’écoute d’une œuvre musicale. Sans cesse notre esprit divague dans les souvenirs et les projets, dans les pensées d’autre chose et les rêveries d’ailleurs. C’est aussi, bien sûr, en quoi la musique nous est tellement salutaire. Nous dont la vie est tissée d’absences, elle nous force à être tout entiers dans l’instant. Plus encore, elle nous oblige à être silencieux, à l’image de son propre silence. Car elle ne nous dit rien, ne nous montre rien. Elle est là et n’est plus là. Elle s’écoule dans ses sons, sans cesse surgissante, sans cesse mourante. Comme ils semblent apparaître sans raison, les sons disparaissent aussi sans laisser de trace. Rude école pour nous, tellement jaloux de notre identité, de notre postérité. Il n’en est pas de meilleure.

La matière verbale est, elle aussi, tout entière dans le présent : chaque mot succède à l’autre, comme les sons, les instants se succèdent, et ce n’est que par un artifice de la pensée que nous croyons leur faire dire le passé ou l’avenir. Fatalement présents, toujours, dans chaque élocution même. Et, enfin dégrisés de notre illusion de durer, c’est ainsi qu’il nous faut les entendre, dans leur surgissement et leurs métamorphoses. […]

Chaque texte, aussi bref, aussi simple soit-il, est une fenêtre qui s’ouvre sur l’infini du ciel. Si riche de couleurs, de vibrations, de suggestions, la vue qu’il nous offre, à peine le distingue-t-on encore. Si vivante, si présente, la lumière qui joue entre les plans du paysage, à peine se souvient-on encore des petit-bois finement moulurés, feuillurés, des reflets, des traces sur les verres. Chaque mot est une ouverture, chaque texte est un panorama. Sans cesse le regard avance de l’un à l’autre, comme, au long du chemin, entre les arbres se dévoilent toujours de nouveaux paysages.

Au gré des sinuosités et des pentes, des vallons, des enclos se découvrent, et parfois c’est un sommet enneigé ou une plaine immense. Pas à pas, page après page, les espaces se composent en un espace plus vaste encore. On croyait pouvoir faire halte, contempler un lieu, un ciel qui auraient suffi à notre vie. Mais le chemin ne s’arrête pas. Sans cesse le temps s’ouvre sur de nouveaux domaines. La lumière n’en finit pas d’irradier, dévoilant toujours de nouvelles étendues. La lumière se joue du temps, de l’espace. La lumière se joue de nous. Toujours en avant, au-delà. Là où le temps n’a plus de terme, où l’espace n’a plus de bord. Où n’est plus que cette unique vibration. Cette unique pulsation.

Un immense espace, disions-nous. Un point. Un vide merveilleux où tout vibre, tout résonne. Un silence profond qui irrigue et soutient jusqu’à nos voix. Un souffle nu qui porte chacun de nos mots, chacune de nos phrases. Nous l’éprouvons soudain dans notre poitrine, dans notre chair. La musique n’est là que pour faire retentir cet espace. La parole n’est là que pour donner voix à ce souffle.

Ce n’est pas du livre qu’il faut parler, mais de l’expérience (Gérard Pfister. Extraits de L’expérience des mots, in Le Livre, mars 2023)

Février 2023

Éloge du hasard

« Si vous regardez du côté par où la rue Colbert s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l’angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. […] Il a seize ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure, […] et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient de prendre chez son professeur une leçon d’escrime » (Les Chants de Maldoror, VI, 1). Est-ce ainsi que se fait un catalogue d’éditeur, par la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » ?

Le hasard, il est vrai, y entre pour beaucoup. C’est tel manuscrit, un beau matin, qui vous arrive parmi tant d’autres, et tout de suite, pour une certaine tonalité, pour une tournure de phrase, le contact s’établit. Ou bien telle rencontre, un jour, au Marché de la poésie ou ailleurs : peu à peu se crée une relation de confiance fondée sur des démarches similaires, des goûts communs ; des projets s’élaborent, d’autant plus stimulants qu’ils vous emmènent sur des voies inconnues. Ou bien tel livre découvert chez un bouquiniste, il y a fort longtemps, et oublié dans un recoin d’une bibliothèque : on l’ouvre à nouveau, l’attraction est la même que la première fois et, de proche en proche, sa lecture vous met sur des pistes merveilleusement stimulantes, vers d’autres livres qu’on cherche passionnément à se procurer et qu’aussitôt lus on a envie de traduire et de partager.

Tant de hasards produisent-il de la beauté ? On peut s’en étonner, mais il n’est pas, en réalité, de voie plus sûre pour y tendre que cette disponibilité, cette improvisation, cette joyeuse liberté. Et c’est même ce qui fait tout le sel du métier d’éditeur, si tant est que ce vagabondage puisse s’appeler un « métier ». Car dès lors que s’y imposent les rudes contraintes de la rentabilité ou l’inconsciente tyrannie des modes, éditer est bien un métier, mais l’essentiel en est perdu : cette merveilleuse révélation, de livre en livre, de hasard en hasard, d’une intime cohérence, d’une subtile unité, qui est celle de notre plus profond désir, à nous-mêmes inconscient mais incessamment actif et exigeant. Michel Camus aimait à se dire éditeur de plaisir, par opposition à un monde éditorial qui, entraîné par la massification de la culture et concurrencé par l’industrie du divertissement, se transformait de plus en plus en fabrique de produits jetables. Quelle plus belle motivation, en effet, que de vouloir partager ce plaisir intense que peut donner une lecture, non pas seulement d’amusement et de facilité, mais de dilatation et d’accomplissement de tout l’être comme peut l’être le plaisir amoureux.

Tant vaut l’arbre tant vaut le fruit et ce ne sont hélas pas les plans marketing ni les petits calculs financiers qui peuvent produire quoi que ce soit de solide ni de durable. L’arbre a besoin des hasards du temps et de la terre pour produire ce qu’il doit, et il n’est rien de tel que les circonstances les plus fortuites pour contribuer à faire apparaître, au travers des années, ce qui semble porté par la plus rigoureuse nécessité. Il faut être toujours attentif aux propositions les plus surprenantes que ménagent les rencontres, c’est en elles qu’on peut reconnaître, avec un peu de discernement, ce qui semblait nous attendre depuis toujours.

Rien de plus improbable que de faire paraître ensemble, en ce mois de février, deux traductions que rien ne semble pouvoir rapprocher. D’un côté, le mystérieux Æ, de son vrai nom Georges William Russell (1867-1935), prophète du renouveau culturel irlandais, peintre et écrivain visionnaire, digne successeur du grand poète et illustrateur William Blake. Nous ne le connaissions que de nom. Et pourtant quel fabuleux personnage ! Son cadet James Joyce, qui en a fait un héros de son grand roman Ulysse, le montre avec la carrure imposante d’un « grand-père orang-outang » et la « barbe pointue d’un vieux Moïse » : « Les troubles qui préparent le monde aux révolutions, lui fait-il dire, sont nés des rêves et des visions d’un paysan au flanc de la colline. La seule vie enviable ne se révèle qu’aux simples de cœur. »

Doué d’impressionnants pouvoirs psychiques et profondément marqué par les Upanishads et l’Advaïta Vedanta, Russell – qui fut aussi banquier, journaliste. député… – a rendu compte de ses méditations dans de courtes proses étincelantes jamais traduites en français. Marie-France de Palacio, grande spécialiste de la littérature européenne de la fin du XIXe siècle, a réuni et traduit ces textes en les introduisant par deux chaleureux hommage signés par son grand ami William Butler Yeats et par Monk Gibbon, « le grand ancien des lettres irlandaise ». C’est Marie-France de Palacio qui avait en 2019 traduit l’extraordinaire Histoire de mon cœur du savant naturaliste anglais et écrivain Richard Jefferies (coll. Les Carnets spirituels) et conçu en 2021 le volume Ainsi parlait Yeats.

Les Aurores boréales, de Russell, qui paraissent aujourd’hui dans la collection Les Vies imaginaires, avec une couverture illustrée d’un tableau puissamment expressionniste dont il est l’auteur, révèlent une personnalité géniale et attachante, quasi inconnue en France ; elles entrent aussi immédiatement en résonance avec bien d’autres ouvrages d’Arfuyen concernant la spiritualité indienne (Shankara…), la mystique anglaise (Julienne de Norwich…) ou le lien entre dons psychiques et poésie (Rilke …). C’est à la sagacité et à la très fine sensibilité de Marie-France de Palacio que nous le devons et il trouve sa place dans notre catalogue comme s’il avait dû de toujours en faire partie.

En ce même mois de février, dans la collection Neige de poésie bilingue, voici que paraît Le Livre des Laudes de Patrizia Valduga, née en 1953 à Castelfranco Veneto, en Vénétie. Depuis combien d’années ai-je souhaité faire connaître en France la poésie de cette femme étrange, excentrique et provocante autant que secrète et ascétique ? Sans doute depuis le premier livre que j’ai lu d’elle : Medicamenta e altri medicamenta, paru en 1989 dans l’excellente collection de poésie des éditions Einaudi, fameuses pour avoir publié juste après-guerre les chefs d’œuvre de Cesare Pavese et Carlo Levi. Dans sa préface, Luigi Balducci faisait ressortir la radicalité de cette parole-là : « Patrizia Valduga s’est appropriée la crise du langage propre à la poésie moderne. Personne mieux qu’elle n’a saisi la situation d’impossibilité dans laquelle nous a laissé le discours de Montale.»

Cinq ans plus tard, paraissait chez Marsilio, le grand éditeur de Venise, Requiem. Per mio padre morto il 2 dicembre 1991. Depuis lors, étonnamment, je n’avais pas eu l’occasion de lire d’autres de ses livres. Mais comment oublier la poétesse née à Castelfranco Veneto, là même où vit le jour en 1477 Zorzo ou Zorzi da Castelfranco, mort à 32 ans, le premier grand peintre vénitien du Cinquecento, resté célèbre sous le nom de Giorgione ? N’y aurait-il pas, d’ailleurs, quelques similitudes à déceler entre la traductrice de Ronsard et de Mallarmé et le peintre de l’énigmatique Tempête ou de la sensuelle Laura ?

Mais c’est bien l’œuvre du hasard si Christian Travaux, connaissant le tropisme italien d’Arfuyen depuis les origines, a eu l’idée de nous proposer précisément de publier la traduction de ce même Requiem, augmenté du Libro delle laudi paru dans la même collection de poésie d’Einaudi en 2012. En une telle rencontre, comment ne pas reconnaître le signe d’une nécessité cachée ? « J’écris pour ne pas devenir folle, écrit Patrizia Valduga, pour m’approcher plus de ma peur. Ainsi je me mets face à ma peur, pour atteindre le maximum de peur, pour ne plus devenir que peur, et pour ne plus avoir peur, pendant quelques jours au moins. » Dans la somptueuse écriture baroque qu’elle utilise comme un sortilège pour apprivoiser l’effroi, combien de résonances inattendues se font entendre avec les livres de trois autres Italiennes que nous sommes particulièrement fiers d’avoir publiés : Neurosuite, de Margherita Guidacci, Le Tigre absence de Cristina Campo et La Folle de la porte à côté d’Alda Merini.

Un an avant ce Livre des Laudes, nous avons publié un autre grand écrivain italien traduit par Christian Travaux, Giuseppe Conte. Le livre avait pour titre Je t’écris de Bordeaux. Blessures et refleurissements. Conte avait rédigé tout spécialement pour lui une préface originale. Je voudrais citer quelques mots de sa conclusion : « Marco Polo dit à Kublai Kan, dans la conclusion des Villes invisibles d’Italo Calvino, qu’en face de l’enfer quotidien il y a deux voies que l’on peut suivre : l’une, facile, est de s’adapter à lui jusqu’à ne plus même se rendre compte que l’enfer est là ; l’autre, difficile, est celle de savoir reconnaître “qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et de le faire durer, et de lui faire de la place”. » Ces choses-là, où les chercher? Comment les définir ? Elles sont partout et nulle part de particulier. Le hasard nous les donne, notre seul devoir est de « savoir les reconnaître» et, les ayant reconnues, de s’efforcer de les « faire durer », de leur « faire de la place ». Une telle place, ce pourrait être, parmi tant d’autres, une maison d’édition. Arfuyen, peut-être.

Janvier 2023

Zweig, la quête de l’universel

On pourrait résumer la quête de Stefan Zweig en trois noms : Romain Rolland, Érasme, Montaigne. La lutte contre les nationalismes. Le rejet des fanatismes religieux. Le combat contre tous les dogmatismes. Et chacun de ces engagements, qui sont comme autant d’étapes d’une unique quête pour penser l’universel, est symbolisé par un livre.

En 1921, c’est le grand livre qui fait découvrir Rolland dans le monde germanophone : Romain Rolland : sa vie, son œuvre. En 1934, c’est la redécouverte fervente autant qu’inattendue du sage de Rotterdam : Érasme, grandeur et décadence d’une idée. En 1941, c’est la rencontre émerveillée avec l’homme qui résume à lui seul toutes ses aspirations : l’essai sur Montaigne, son dernier texte, qu’on dirait testamentaire tant il y livre le sens de sa propre existence. Il n’aura pas le temps de le terminer. Le 22 février 1942, il se donne la mort. Le texte ne sera édité que bien plus tard, en 1960. […]

Zweig a découvert Romain Rolland par la première partie de son roman Jean-Christophe, parue dans les Cahiers de la Quinzaine en 1907 sous le titre L’Aube. Zweig écrit à Romain Rolland le 19 février 1910, engageant une correspondance qui comportera, du côté de Zweig, 520 lettres et, du côté de Rolland, 277. Si l’on en croit Zweig, ce n’est cependant qu’en 1913 qu’il rencontrera l’écrivain français pour la première fois. Rencontre éblouie qu’il relate dans Le Monde d’hier : « Son savoir faisait honte par son étendue et sa diversité ; ne vivant en quelque sorte que par ses yeux de liseur, il possédait la littérature, la philosophie, l’histoire, les problèmes de tous les pays et de tous les temps. De la musique, il connaissait chaque mesure ; les œuvres les plus oubliées de Galuppi, de Telemann, et même de musiciens de sixième ou de septième ordre, lui étaient familières. Avec cela, il prenait part avec passion à tous les événements du présent. »

Cet homme-là devint son mentor. Ne sentant que trop ce que sa propre intelligence avait d’incertain et son caractère d’irrésolu, il admirait sans réserve la lucidité et le courage dont lui semblait faire preuve, en toute situation, l’écrivain français. Lorsque Zweig publie sa terrible lettre « À mes amis de l’étranger », Rolland, avec l’autorité de l’âge (il est de quinze ans son aîné) le tance affectueusement : « Je suis plus fidèle que vous à notre Europe, cher Stefan Zweig, et je ne dis adieu à aucun de nos amis. » […]

C’est durant les derniers mois de la guerre que Zweig rédige l’essentiel de la biographie de son ami français. Romain Rolland est le seul, écrit-il, « au milieu de la folie des masses ivres » à être resté « un homme libre, humain et vigilant ». Il est « le plus grand événement moral de notre époque ». Une telle attitude est pour lui une leçon : «Mon but, écrit-il à Rolland, serait un jour de devenir non un grand critique, une célébrité littéraire, mais une autorité morale. » À l’image de son vénéré Maître, c’est dans ce rôle qu’il se voit désormais, et dans nul autre. De fait il ne cessera de se plaindre de la vanité et des servitudes du travail littéraire, dans lequel seule trouve grâce à ses yeux la poésie. Et il ne cessera, à l’inverse, de rechercher les ressources morales lui permettant, malgré les déficiences qu’il sent en lui, d’accomplir la haute mission qu’il s’est fixée. […]

« Comme ce serait confortable, écrit Zweig en 1939, d’être sioniste ou bolchevique ou toute autre sorte d’homme déterminé plutôt que d’être comme le bois flottant dans les flots déchaînés, à moitié brisés déjà et rongés ! Un royaume pour une illusion ! Je n’en trouve pas, et j’envie quiconque prend au sérieux aujourd’hui sa petite œuvre de poète ou sa foi dans le Parti.» Sans cesse, dirait-on, le nationalisme renaît de ses cendres, et là même où on le croirait depuis longtemps éteint. Car les hommes ont avant tout besoin de croire : qu’importe le drapeau, le parti, l’église, ils ont besoin de s’inventer une identité à travers une foi, quelque illusoire soit-elle. Et plus douloureux est leur manque, plus fanatique est leur engagement.

C’est en 1932 que Zweig a conçu le projet de travailler sur Érasme : « Je veux écrire, indique-t-il à Charles du Bos, un essai sur Érasme, homme solitaire, dans une époque de haine, qui, hélas, ne ressemble que trop à la nôtre. » À la fin de 1933, alors que le manuscrit est déjà bien avancé, il précise le sens de son entreprise pour Rudolf Kayser : cet Érasme, c’est « la tragédie de l’homme du juste milieu, doux et faible, qui est vaincu par les fanatiques. » Cet homme solitaire, doux et faible, il avoue à Rolland combien il s’y reconnaît : cet Érasme « sera avec toute son indécision mon porte-parole. » […]

En mai 1935, un an après la parution de son Érasme, Zweig s’installe à Zurich pour réunir des informations sur le nouveau héros qu’il s’est choisi : Sébastien Castellion, adversaire inflexible du fanatisme de Calvin comme Érasme l’avait été de celui de Luther. […] En Érasme, Zweig avait trouvé un double, affligé de la même encombrante gloire et des mêmes faiblesses de caractère que lui. En Castellion, humble érudit et penseur courageux, Zweig voit un modèle. Comme il n’avait pas hésité à marquer les limites d’Érasme, il se plaît au contraire à idéaliser Castellion. Le titre qu’il donne à son livre le marque clairement : Castellion contre Calvin, ou Une conscience contre la violence. Ou mieux encore : « Le moucheron contre l’éléphant », premiers mots de son introduction reprenant une expression de Castellion lui-même pour désigner son duel contre le Réformateur genevois. En septembre 1935, alors que Zweig préparait son livre, ont été adoptées les lois de Nuremberg imposant le drapeau à croix gammée comme symbole national de l’Allemagne et privant les juifs de leur citoyenneté. À travers le fanatisme religieux d’un Calvin, c’est évidemment aussi le fanatisme politique du régime nazi qui est ici visé, d’où le caractère manichéen du propos. […]

Il faudra attendre octobre 1941 pour que, par le plus grand des hasards, Zweig découvre Montaigne : dans la cave de la petite maison qu’il habite à Petropolis, il trouve une vieille édition des Essais et se prend d’enthousiasme pour sa lecture. […] Zweig s’étonne lui-même que la rencontre avec Montaigne vienne précisément à ce point de sa vie où il en a le plus besoin : « Que, malgré sa lucidité infaillible, malgré la pitié qui le bouleversait jusqu’au fond de son âme, il ait dû assister à cette effroyable rechute de l’humanisme dans la bestialité, à un de ces accès sporadiques de folie qui saisissent parfois l’humanité, comme celui que nous vivons aujourd’hui, c’est là ce qui fait la vraie tragédie de la vie de Montaigne. » Cette tragédie, c’est exactement celle que vit l’humanité au moment où Zweig lit les Essais. […]

Comme ses pères, issus des petites communautés juives des villages de Moravie, s’étaient d’abord établis à Reichenberg, au nord de la Bohême, pour s’installer enfin à Vienne, capitale de l’Empire, Zweig a toute sa vie essayé de s’affranchir des limites de sa propre existence pour penser l’universel. Entreprise paradoxale pour un écrivain dont ne cesse d’étonner au contraire le goût de l’observation la plus exacte et l’art du détail le plus concret. Tout dans ses récits et ses nouvelles nous invite à faire attention à ce qu’il y a de plus singulier, de plus irréductible dans les êtres et les choses. Une attention qui peut aller parfois, dans une nouvelle comme Le Joueur d’échecs, jusqu’à une fascination presque schizophrénique. […]

Ce joueur exceptionnel, dont le narrateur nous relate le destin, a connu le traumatisme d’un isolement absolu, et voici qu’il découvre soudain toutes choses à nouveau, dans une vision quasi hypnotique. Et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’à la veille de se donner la mort, c’est sa propre quête que Zweig symbolise ici. Lui qui n’a cessé de vouloir penser l’universel, toujours désespérant de l’atteindre, il a trouvé dans chaque regard ce réconfort inattendu de voir plus vivement, de voir vraiment, le particulier. Comme le rayon de la lumière la plus pure fait voir à Boehme, comme pour la première fois, l’étain de la cruche. Ses récits seraient-ils si vibrants, si puissants, s’ils n’étaient baignés de cette « secrète lumière » qu’une longue et douloureuse recherche lui a fait entrevoir ?    (Gérard Pfister, extraits de la préface à Ainsi parlait Stefan Zweig)

Sur « Sur Dieu »

La lecture d’Émeline Durand

Extraits de l’article sur Sur Dieu de R. M. Rilke paru dans la revue Critique, n° 905, octobre 2022

Après une édition bilingue du Livre de la vie monastique, parue en 2019, la collection « Les Carnets spirituels » aux Éditions Arfuyen accueille un choix de lettres et poèmes Sur Dieu, retraçant le chemin spirituel de Rainer Maria Rilke. Cette édition s’appuie sur le recueil Über Gott publié en 1934 par Carl Sieber, mais l’enrichit de trois lettres et de deux poèmes, présentés dans la remarquable traduction de Gérard Pfister. Autant qu’ils éclairent la discussion par Rilke du christianisme, ces textes mettent en lumière l’élan qui est au cœur de la poétique des Élégies de Duino : la naissance du spirituel par la transfiguration du visible.

L’œuvre de Rilke, par la sagesse qui lui est propre, n’est pas simplement le support d’une « spiritualité » aux contours mal définis, qui ferait de lui un maître de vie ou un poète du divin. Les textes ici rassemblés témoignent bien plutôt d’une religiosité authentique et singulière, dont la ferveur cherche à ouvrir, à travers la parole, une voie vers le transcendant. Dieu, l’amour et la mort sont les jalons de cet itinéraire, comme ils sont aussi l’horizon inébranlable de toute vie ; mais les mots « Dieu », « amour » et « mort » n’y ont plus le sens que la langue ordinaire leur donne, non plus que le sens institué par les représentations chrétiennes.

Alors que la religion traditionnelle ne connaît que séparations – du terrestre et de l’éternel, de la vie et de la mort, de l’amant et de l’aimé – et que sa foi s’élance dans un abîme qui nous tient loin de Dieu, le poète pressent que c’est d’un même entrelacs que Dieu est mêlé à l’homme, que la mort embrasse la vie, et que l’amour saisit les êtres pour les entraîner « dans une conscience infinie du Tout » (p. 47). Comprendre cette triple unité et la porter au langage : telle sera la fabrique du spirituel dans la matrice qu’est notre cœur. […]

Nulle croyance ne donne accès à Dieu, et si la foi n’est qu’une « manière de forcer le cœur à tenir pour vrai ceci ou cela » (p. 55), seul le mouvement propre de ce cœur, l’amour, ouvrira à l’expérience de la pré- sence divine. La religion n’est donc ni savoir ni sentiment, ni devoir ni renoncement, mais « une direction du cœur » – un rythme que l’existence embrasse pour peu qu’elle se laisse traverser par le vent de Dieu (p. 58). À ce Dieu qui ne se montre pas et qui, le plus souvent, se tait, l’être humain demeure attaché par les racines de la vie que sont la langue et le sexe. Les pages du recueil sont habitées par cette nostalgie d’un enracinement vital en Dieu, que le christianisme, avec la doctrine du Christ rédempteur et la relégation de la vie véritable dans un arrière-monde, a transformé en un exil.

Dans une lettre fictive adressée par un « jeune travailleur » au poète Émile Verhaeren, Rilke avoue en effet sa perplexité devant le Christ, venu dans le monde comme simple signe indiquant la voie de Dieu, mais transformé par l’Église en médiateur et intercesseur nous ouvrant les portes de son royaume. De geste qui montre, le Christ est ainsi devenu séjour qui abrite ; mais ceux-là même qui séjournent en lui le manquent. En s’acharnant à déprécier l’ici-bas et à vilipender l’amour physique, l’Église ne nous rapproche nullement de Dieu, mais nous rend étran- gères les racines qui nous relient à lui. […]

Ce que la pénombre du christianisme occulte, c’est donc la clarté de la mort – cette autre face de la vie, détournée de nous et à nos regards invisible, qui n’est pourtant ni le contraire ni l’ennemie de la vie, mais « le complément qui achève la perfection, l’entièreté, la sphéricité parfai- tement intacte et pleine de l’Être » (p. 95). En elle, la cruauté s’unit à la douceur ; avec elle, la vie s’élève à la hauteur qui lui est propre, à la plé- nitude dont elle est capable. L’amour de la vie, dans sa générosité et sa liberté, embrasse aussi la mort – et ainsi s’accomplit le sens de l’amour lui-même. […]

La religion de Rilke, abolissant les figures grimaçantes de la séparation, exprime alors ce que le christianisme n’a pas su dire et qui était pourtant sa bonne nouvelle, « le grand mode d’emploi de Dieu » : « Prendre bien en mains l’Ici-Bas, avec un cœur plein d’amour et d’étonnement, comme notre unique bien, provisoirement » (p. 69). C’est au poète qu’il appartient de dire le sens de la transcendance, en la comprenant comme l’expérience de notre passage dans le monde, comme le changement de signification au sein d’un même royaume – « comme si notre cœur avait appris une nouvelle langue, un nouveau chant, une force neuve » (p. 93-94).