SEPTEMBRE 2023

Joyce comme joie

L’œuvre de James Joyce est intimidante. Ulysse nous domine et nous écrase, pour ne rien dire de Finnegans Wake. Joyce tire en effet son prestige de la difficulté inhérente à son écriture. Lui-même souhaitait occuper les universitaires pour les siècles à venir. À en juger par les innombrables publications à son sujet, plus de cent ans après la parution d’Ulysse, Joyce semble avoir largement gagné son pari : si l’industrie des études joyciennes se porte toujours très bien, l’œuvre n’a pas encore livré toutes ses énigmes.

Sans doute convient-il d’aborder Joyce autrement, non par le côté savant, mais par le versant du plaisir, le nom de Joyce touchant lui-même à la joie. Car c’est au fond la joie de Joyce qui permet de transcender ce que l’on nomme, un peu rapidement peut-être, son illisibilité. […]

On attend de pareils « dits et maximes de vie » qu’ils transmettent un certain message. Or, l’impayable Joyce n’est pas un moraliste. Loin de là. On ne peut raisonnablement parler de sagesse chez un écrivain aussi excessif que Joyce, dont on retient avant tout la virtuosité verbale ou les caprices d’une parole incompréhensible, rendue folle – ou alors géniale – au carrefour babélien de toutes les langues.

Pris à même l’abrupt de l’œuvre, certains de ces fragments ont un tranchant comparable aux fulgurances de cet autre natif de Dublin que fut Oscar Wilde. Les paradoxes de ce dernier sont d’ailleurs évoqués dès le début d’Ulysse, roman qui regorge de formules saisissantes et pleines d’esprit, et l’on aura ici l’aperçu d’un article que Joyce consacra justement à Wilde, paru dans le journal Il Piccolo della Sera de Trieste en 1909. […]

Attrapons Joyce par ses mots, par sa parole même. Sont extraits pour ce faire des passages de la somme de Joyce – de son « chaosmos » – pour constituer une manière de bréviaire, comparable à celui que porte le Père Conmee par-devers lui lors de ses pérégrinations à travers la bonne ville de Dublin, au dixième chapitre d’Ulysse.

Ce missel serait-il une image de l’ensemble du livre ? Peut-être bien. Placé sous le signe du labyrinthe, l’épisode dixième d’Ulysse, celui des Rochers Errants, est lui-même constitué de fragments, d’îlots textuels par où Dublin est recartographiée et soumise à une nouvelle modalité de lecture, selon une sorte de vision prismatique. […]

Ce qui frappe chez cet essentiel exilé, c’est la constance avec laquelle, ayant passé plus de la moitié de son existence hors d’Irlande, il évoque sa « chère et sale Dublin ». Tous les livres de Joyce participent de cette volonté qui consiste à vouloir jeter Dublin sur la carte littéraire, un peu comme Fernando Pessoa le fera avec Lisbonne.

L’attachement de l’Irlandais pour son pays natal est ambigu. Ce rapport singulier se présente sous la forme d’une déliaison et peut faire penser à l’amour mêlé de haine que Dante éprouvait pour la cité de Florence. Joyce, en effet, mange le pain de l’exil dont il est question dans le chant XVII du Paradis, et le «pain salé » qu’évoque Stephen au troisième épisode d’Ulysse est déjà un signe conscient de l’exil intérieur de ce personnage, sinon de Joyce lui-même, composant son roman depuis le continent.

Mais c’est peut-être Samuel Beckett – il fut proche de Joyce – qui parle le mieux de cette situation : « Partir, c’est le suicide assuré. Mais rester chez soi, qu’est-ce que c’est ? Une lente dissolution » (Tous ceux qui tombent). Joyce fut en cela encore plus franc et dur que son cadet en voyant en l’Irlande une « vieille truie dévorant sa portée. » […]

Ulysse, Finnegans Wake ? Le jour et la nuit, selon Joyce. En effet, si Ulysse est le récit d’une journée à Dublin sur la bagatelle de 732 pages, le 16 juin 1904, le Wake n’est autre que l’histoire incommensurable de toutes les nuits du monde. Il s’agit de deux projets différents, diamétralement opposés, encore que la langue somnolente des derniers épisodes d’Ulysse annonce bel et bien la nuit du Wake. Avec ce dernier ouvrage, on glisse d’une somme romanesque à un grand sommeil où se déploient tous les mythes, tous les rêves, toutes les langues.

Ulysse est il est vrai d’un abord difficile, mais il est néanmoins possible d’y accéder. Joyce a notamment laissé derrière lui l’échafaudage dont il s’est servi pour bâtir son roman. Cette série de grilles (elle figure dans toutes les éditions récentes d’Ulysse) permet de reconstituer les correspondances homériques et symboliques qui président aux différents épisodes de son épopée moderne. Plus radical dans son approche qui consiste à s’ouvrir à la logique nocturne du rêve, renonçant à toute intrigue linéaire, le Wake est comparable au livre de sable borgésien, dont aucune page n’est la première, aucune la dernière.

L’action d’Ulysse se résume à presque rien. Il s’agit du jour le plus banal qui soit. Henri Lefebvre en a dûment pris acte dans sa Critique de la vie quotidienne et, après lui, Georges Perec qui, reprenant la forme romanesque là où Joyce l’avait laissée, déplie l’histoire d’un court instant, le 23 juin 1975 peu avant 20 heures, dans l’immeuble du 11 de la rue Simon-Crubellier, dans le XVIIe arrondissement de Paris, là encore sur 700 pages, avec La Vie mode d’emploi. Mais Perec n’est pas le seul à avoir été profondément marqué par Ulysse. L’influence de Joyce est considérable : que l’on songe par exemple à Hermann Broch ou encore à Malcolm Lowry.

Ulysse comporte trois personnages principaux : Stephen Dedalus (le protagoniste de Portrait), Leopold Bloom et son épouse Molly. Si Bloom est une sorte d’Ulysse moderne, Stephen incarne quant à lui Télémaque, et Molly n’est autre que Pénélope, à qui est offert le dernier mot du livre, un grand « Oui » (fragment 182).

Le jeu des correspondances homériques structure l’ouvrage qui est réparti en dix-huit épisodes, dont chacun est doté d’un style propre. Ulysse n’en débute pas moins au sommet d’une fortification, tout comme Hamlet, qui est une importante référence au fil du texte. Shakespeare lui-même faisant une curieuse apparition au bordel, lors de l’épisode de Circé.

Mais ne nous laissons pas leurrer par ce chatoiement intertextuel. Joyce lui-même craignait d’avoir sur-systématisé Ulysse. Qu’il soit rassuré : la force véritable de ce livre réside dans son élan romanesque, dans sa drôlerie également. Les énigmes y sont certes nombreuses, mais la plus célèbre est formulée par Bloom dans l’épisode de Calypso : est-il seulement possible de traverser la bonne ville de Dublin sans passer devant un pub ? […]

      Ainsi parlait James Joyce, extraits de la préface de Mathieu Jung

Juin 2023

Derrière les roseaux

 C’est en 1982 qu’a paru chez Arfuyen le premier livre de Marwan Hoss, Le retour de la neige, avec une encre de Pierre Soulages. Les éditions atteignaient tout juste l’âge de raison – si tant est qu’un véritable éditeur ait le droit de devenir jamais raisonnable… Inaugurée par un recueil de Guillevic, Mammifères, en 1981, la collection « Les Cahiers d’Arfuyen » n’en était qu’à son huitième volume.

Marwan Hoss avait dirigé la Galerie de France, 3, rue du Faubourg Saint-Honoré, devenue sous l’impulsion de Myriam Prévôt et Gildo Caputo l’une des plus prestigieuses galeries d’art internationales. C’est là que je l’avais rencontré,  arrivé depuis peu du Liban et le regard encore ébloui des œuvres de la non-figuration et de l’abstraction lyrique dont la galerie était alors la pionnière. Aux murs étaient exposées les toiles nouvelles d’artistes nommés Alechinsky, Dotremont, Hartung, Manessier, Mušič, Soulages, Zao Wou-Ki. Quelques années plus tard, en 1985, Marwan Hoss créerait à quelques rues de là sa propre galerie, au 12, rue d’Alger, où se retrouveraient bon nombre de ces grands  créateurs, mais aussi des artistes comme Geneviève Asse, Pierrette Bloch, Pierre Buraglio, Henri Hayden, Jean-Paul Riopelle ou Antonio Saura.

Libanais par son père, Marwan Hoss était marqué aussi par l’Italie de sa famille maternelle, une Italie particulièrement cosmopolite et littéraire puisque sa mère était la fille d’un des dirigeants de la Lloyd Adriatico de Trieste, cette ville unique où se mêlent si étroitement cultures latine, germanique et slave. C’est pourquoi, si nous nous nous enthousiasmions pour la peinture, nous parlions avant tout de poésie.

Marwan Hoss était arrivé à Paris en août 1968. Un an plus tard, en octobre 1969, il recevait une lettre de René Char : « L’oiseau-blé n’a rien à envier au coquelicot ou au rare bleuet, ses couleurs sont de neige à midi, de cette neige de juin jamais tombée. » Un an plus tard, cette autre lettre de l’écrivain de L’Isle-sur-la-Sorgue : « Sur la ligne de l’horizon où vous m’êtes apparu, je ne vous confonds avec aucun autre, car les apparitions justes sont rares. » Quel poète n’aurait été comblé alors de recevoir de tels encouragements d’une figure aussi charismatique que celle de l’auteur du Marteau sans maître et de Fureur et Mystère ? Dès 1971, Marwan Hoss avait publié un premier recueil aux prestigieuses éditions GLM, Le Tireur isolé, suivi quelques années plus tard d’un nouvel ouvrage chez Fata Morgana, Messine où je passe (1980).

Depuis ce Retour de la neige, Marwan Hoss n’a cessé d’accompagner les éditions Arfuyen. D’autres volumes ont paru : Absente retrouvée en 1991, Déchirures en 2003 et La Lumière du soir en 2014. En 2019 un fort volume a repris l’ensemble des textes écrits en un demi-siècle, de 1969 à 2019, sous le titre Jours, suivi de quatre lettres inédites de René Char. Dans le même temps, il y a eu la magnifique aventure d’amitié de la revue L’Autre, créée en 1990 par Michel Camus (éditions Lettres vives), François Xavier Jaujard (éditions Granit), les éditions Arfuyen, Marwan Hoss et Valérie-Catherine Richez. La Galerie Marwan Hoss a été tout à la fois le foyer de création de cette revue et le lieu où en ont été fêtées les parutions. La revue L’Autre s’est arrêté en 1993 peu de temps avant le décès de François Xavier Jaujard qui en avait préparé le dernier numéro spécial consacré à Pierre Jean Jouve. En 2008, Marwan Hoss, frappé de graves problèmes de santé, s’est résolu la mort dans l’âme à fermer sa galerie, devenue en moins d’un quart de siècle l’une des dix plus importantes galeries parisiennes.

« J’étais l’enfant des premières pluies / qu’un baiser emprisonne / Ma mère avait le charme / mon père la fatigue / J’étais l’adolescent qui savait / Des pays je compris la distance / Du silence je pris la parole » C’est par ce texte que s’ouvre Jours, la somme poétique de sa vie. C’est par une pareille évocation des lointains espaces de l’enfance que s’ouvre la première partie de Terres, le  nouveau recueil qui paraît en ce mois de juin 2023 : « Dans l’aube froide / les sarcelles de mon enfance / prennent leur premier envol / Les chasseurs tirent et font / saigner leurs cœurs / Derrière les roseaux / se cachent les oiseaux blessés »

On croirait que c’est une vue de notre planète qui orne sa couverture, veinée de bleu turquoise et de couleurs de sable, mais c’est une coupelle à opium de la Chine du XVIIIe siècle. Car, d’un même regard, la poésie sait voir le monde et l’infini, la beauté et l’oubli. Ces « portes de corne et d’ivoire qui nous séparent du monde invisible » qu’évoquait Nerval, le poème, comme un rêve éveillé, les ouvre toutes grandes. « D’où je me trouve, dit le poème, / je peux regarder mon enfance / Celle qui m’a donné / le goût de tes lèvres ».

Quel est ce lieu étrange d’où parle le poème, comme au-delà du temps et de l’espace, ce lieu de souffle et de mots ? « Par les couloirs du vent / les mots voyagent / Le nuage est leur terre / ils s’élèvent dans le ciel / à l’altitude des grands aigles / d’Anatolie ». Lieu de sérénité autant que d’effroi, de joie autant que d’angoisse, car ici tout nous est livré dans sa fondamentale précarité : « Ce pays est ma dernière terre : / D’ici reviendront mes rêves d’enfance : / la voix de cette femme / la danse des hirondelles / la chaleur du vent / et la nudité du ciel » Tout est là dans le poème, définitivement perdu en même temps que retrouvé, présent autant qu’insaisissable.

« Le Rêve, écrivait Nerval, est une seconde vie ». Écrire est une autre façon de rêver : un rêve éveillé, actif et cependant dépossédé, à jamais inaccessible. «Tandis que la nuit dort debout / le hibou veille / J’entre dans un rêve / dont je ne sortirai plus ». C’est par ces mots que se referme le livre. On n’est jamais assez attentif à ce que dit la composition d’un livre de poésie. Elle en dit presque plus que les poèmes eux-mêmes. Jours se terminait par un poème également énigmatique : « L’orage et l’oubli / attendent à ma porte ».

On n’est jamais assez attentif aux dédicaces des recueils. Celle de Terres est la simplicité même : « Pour toi ». Ce livre est une confidence : « Derrière un mot / se cache toujours / un autre mot / Secret / mais d’un même sang ». Ce livre est la célébration d’un amour : « Les papillons dansent / autour de ta beauté / Ils tressent sur ton visage / leurs ailes de cristal ». Les mots composent une liturgie, les images sont des offrandes. À jamais l’amour est marqué du sceau de l’éphémère et de la souffrance : « Lorsque le ruisseau / me guidera aux éphémères / rhododendrons / je cueillerai la plus belle fleur / celle sertie de perles roses / Je la poserai sur ton front ».

MAI 2023

Chateaubriand, le juif errant

« Notre enfance laisse quelque chose d’elle-même aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique son parfum aux objets qu’elle a touchés. » 

Les grands écrivains ont-ils tous une disposition à l’enfance ? Mobile, curieux de tout, Chateaubriand a été fidèle à l’enfant qu’il fut, à celui qui inventa des jeux et des mondes, à Saint Malo – sur l’immense plage du sillon – comme à Combourg, dans les bocages, les bois et les vallons. Il a été fidèle à sa sœur Lucile – son tendre refuge « incestueux » – qui a su lui révéler son profond désir de « peindre tout cela » et il a creusé et prolongé sa sensibilité au monde dans l’engagement et le dégagement, en France comme dans de nombreux pays en se sentant, sans doute, partout en exil. […]

Confronté par la Révolution française au « choc du passé et de l’avenir », ce cadet d’une famille issue de la plus ancienne noblesse, fut aussi très tôt condamné au déracinement, à l’éloignement de « la cloche natale », s’identifiant lui-même à un « Juif errant qui ne devait plus s’arrêter ».

S’il connut tour à tour la faim et la misère, notamment lors de ses sept années d’exil en Angleterre, mais aussi le faste des ambassades lors de sa carrière publique de diplomate, c’est toujours en poète-voyageur qu’il s’élança sur les chemins du temps, spectateur émerveillé de la beauté d’un monde souvent ensanglanté par la grande Histoire mais jamais totalement désenchanté : « La nature se joue du pinceau des hommes : lorsqu’on croit qu’elle a atteint sa plus grande beauté, elle sourit et s’embellit encore. » […]

« Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » Tout est dit dans cette phrase extraite de ses Mémoires, et il a voulu retrouver une unité de sens dans un univers qui se disperse. […]

La contemplation de la nature est alors l’occasion d’une double révélation : en  éveillant le sentiment de l’immensité du monde, elle atteste la tangible réalité du Je capable de l’éprouver ; en même temps elle fraye en lui comme une faille la certitude d’un vide incommensurable. « Toute ma vie j’ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible, et un abîme ouvert à mes côtés » fait dire Chateaubriand à son jeune héros René. Et dans les Mémoires d’outre-tombe, il s’exclame face à l’étendue des flots : « Ô mer, mon berceau, mon image ! »

Mais s’il s’identifie au paysage, soit comme son reflet en négatif, soit par incorporation, le poète ne s’anéantit pourtant jamais tout à fait en lui. Plutôt que de s’y perdre, s’y dissoudre, voire de disparaître, l’enjeu est bien pour celui qui écrit, comme pour tout être humain, de trouver sa place au sein de cette nature qui, seule, « ne vieillit jamais ». […]

S’il prête encore attention « au bruit lointain d’une société croulante », c’est pour faire le constat de sa solitude face à une double révolution : celle de l’Histoire, celle de ses propres années écoulées. Pourtant c’est bien à l’épreuve du passage du temps, que Chateaubriand parvient à transmuer l’errance, infligée par le destin, en quête dispensatrice de sens : « Le temps fait pour les hommes ce que l’espace fait pour les monuments, on ne juge bien des uns et des autres qu’à distance et au point de la perspective ; trop près on ne les voit pas, trop loin on ne les voit plus. » […]

Vivant et écrivant l’aventure du temps, Chateaubriand a fouillé minutieusement tous les réseaux lumineux et sombres des impasses du réel. Pour atteindre une souveraineté, la liberté était essentielle : « J’ai toujours eu horreur d’obéir et de commander », écrit-il, et à plusieurs reprises, dans ses Mémoires. Son écriture grandiose n’a cessé de changer d’espace, dans un entrelacs de visions, de dévoilements et de mouvements. Sans illusion sur la nature humaine il a pourtant fait confiance à la littérature, source d’énergie dans laquelle se succède une foule de détails et d’images. […]

Chateaubriand a 76 ans quand il écrit la Vie de Rancé, dernier ouvrage paru de son vivant, et c’est perclus de rhumatismes, tourmenté par son crâne blanchi et son corps décrépi, qu’il interrompt son récit historique pour confier comme en aparté : « Je ne suis plus que le temps. »

Ce constat presque anodin en apparence est d’autant plus percutant qu’il est sans appel. Il suggère avec force que la vie s’éloigne et se fige sous nos yeux avant même que ne triomphe la mort, le champ des possibles s’amenuisant sans cesse jusqu’à se refermer et nous échapper dans la déperdition des jours. Connaissance de soi et contemplation du temps se superposent alors achevant paradoxalement de nous rendre étrangers à nous-mêmes. « Je suis vieux comme ce temps que je rêve et qui m’échappe », précise aussi Chateaubriand dans les Mémoires. […]

À sa suite, il invite ainsi le lecteur à puiser à la fabrique intime des songes et des souvenirs, mais aussi à reconnaître les signes manifestés d’un passé revivifié car jamais tout à fait disparu en lui. Le chant de la grive de Montboissier, la vision inattendue d’une vieille tour à Hohlfeld le ramènent ainsi soudainement à Combourg le royaume perdu de son enfance et laissent entendre avant l’heure les accents proustiens de la mémoire involontaire. […]

(Ainsi parlait Chateaubriand, extraits de la préface de Pascal Boulanger et Solveig Conrad-Boucher.)

AVRIL 2023

Pour Anise

Pressée de vivre. D’habitude Anise était hésitante sur les titres de ses recueils. Alors même que le livre était terminé, aucune expression ne lui semblait pouvoir le désigner. C’est qu’en réalité chaque poème avait pour elle sa propre individualité, si forte que certains d’entre eux la poursuivaient et lui revenaient pendant son sommeil plusieurs années après. Presque aucun d’eux ne portait de titre. A fortiori comment aurait-elle pu imaginer les ranger tous sous un unique intitulé ?

Mais ce livre-ci avait un titre. Évident, définitif : Pressée de vivre. Nous étions à Strasbourg, en novembre 2016, lorsqu’elle m’avait remis ce manuscrit, au sortir de la Journée d’étude que lui avait consacrée, sous la direction de Michèle Finck, l’université de Strasbourg. Comme je lui avais manifesté ma surprise en lisant ce titre, elle m’avait souri d’un air bravache. Ce titre lui ressemblait tant ! Toujours tellement énergique et active malgré l’approche de ses 90 ans. Se délectant de subvertir les conformismes bien-pensants, mais détestant pour elle-même l’idée du moindre laisser-aller : toujours impeccablement habillée, merveilleusement ponctuelle, délicieusement attentive.

Pressée de vivre. Elle savait que ce seraient ses derniers poèmes. Qu’il n’y aurait plus d’autre livre. Pour autant elle avait à leur égard une attitude étrangement détachée. L’ensemble qu’elle m’avait remis était nettement plus volumineux que les manuscrits de ses précédents recueils, six recueils en tout, la totalité de sa production depuis 2005. « Tout ce que j’écrirai maintenant sera pour vous », m’avait-elle dit un jour. Et en me donnant cette chemise, elle avait insisté cette fois plus encore que d’habitude : « Regardez s’il y a là-dedans des choses qui tiennent. Sinon, ne vous embarrassez pas, vous jetez tout ça. » Il n’y avait là nulle coquetterie, non plus que d’inquiétude. Mais un grand besoin de liberté, de lucidité.

Dans ce recueil, un certain nombre de poèmes étaient d’une forme et d’un ton un peu différents. Je lui avais proposé de les mettre à part, à la fin du volume : Pressée de vivre suivi de Après. Bien sûr, ce Après l’avait ravi à la manière d’un petit pied-de-nez au destin. Comme l’avait enchantée que le livre commence par un poème évoquant cette Égypte qu’elle aimait tant et où elle se rendait tous les ans avec sa grande amie Wiebke, aussi spontanée et intrépide qu’elle : « Majestueusement / le Nil traverse le paysage // L’éternité se fait porter / par ses flots » La ravissait plus encore que l’ensemble ainsi organisé se close sur ces deux vers sibyllins : « Nous perdons les questions / à travers les réponses ».

Bien sûr la mort était très présente dans ce recueil. Mais une mort envisagée sous un tout autre mode que ce qu’on pourrait attendre. Je renaîtrai, proclamait avec défi le titre d’un de ses précédents recueils, publié en 2011. Car à l’instar des scribes de l’Égypte antique, Anise Koltz n’envisageait par la mort comme un paisible repos, mais comme la poursuite d’une mystérieuse et redoutable psychomachie, où les identités personnelles se mêlent et les mondes s’inversent : « De quel droit / la mort me revendique-t-elle ? // Déjà j’avance avec l’ombre / de quelqu’un d’autre »

Tous ces poèmes qui viennent hanter le sommeil, de quel univers nous parlent-ils qui n’est ni la mort ni la vie, et qui est peut-être le seul réel ? «Dans la poésie / j’écoute le silence // Dans le silence / j’écoute la mort / et le recommencement » Parfois Anise Koltz se moque. Se voit en Diane chasseresse poursuivant de ses flèches des hordes d’angelots joufflus : « Après ma mort / je chasserai les anges / dans le ciel » S’imagine spectatrice ravie du « nébuleux passage des morts / qui montent vers le ciel // Endroit de rêve / lieu de rencontre des justes / se pavanant avec leurs auréoles ».

Comment être rassuré cependant par ce petit monde d’anges et d’auréoles ? L’interpénétration de la mort et de la vie est bien plus inquiétante que rassurante. Et c’est la nuit que ses manifestations en sont les plus troublantes : « La nuit / les fantômes apparaissent / mes parents décédés / rajeunis par la mort / chargés d’une énergie étrangère // Je les observe / sans bouger / sous mon cuir chevelu ».

Il faut prendre au sérieux ce que disent les poètes quand ils sont d’authentiques poètes. Margherita Guidacci, quand elle écrit ses Sibylles, en éprouve une indicible terreur. Et il faut lire son récit « Comment j’ai écrit Sibylles » pour pouvoir le mesurer. L’Érythréenne, la Cimmérienne, la Delphique, si l’intensité de leur apparition nous inspire tant d’effroi, ce n’est pas seulement par l’artifice de l’écriture, mais parce que le poète en éprouve encore dans ses mots la terrible expérience.

Je venais d’envoyer à Anise Koltz mon livre Le grand silence où la présence des morts est si puissante. Anise m’en remercia avec sa générosité habituelle, le 9 mai 2011, et commentant le poème, elle eut cette phrase : « Un jour, je te raconterai mes aventures avec les défunts. Inimaginable!» Anise n’était pas coutumière des superlatifs. Je n’ai jamais osé lui demander ce qu’elle avait voulu dire. Ses poèmes disent tout si on les lit attentivement : « Je me couche par terre / l’oreille collée au sol / pour écouter / la respiration de l’aimé / enfermé dans sa tombe // Mort-vivant / Délaissé / sous sa plaque de pierre »

Tous les poèmes d’Anise Koltz ne sont que cette seule interrogation : les vivants n’appartiennent-ils pas déjà au royaume des morts ? Les défunts ne sont-ils pas aussi présents que nous ? Quel est cet espace où les uns et les autres mystérieusement se trouvent déjà réunis ? « Dans notre vie / repose une autre vie / non expérimentée / mais existante / qui nous suivra / jusque dans les ténèbres / de la mort ».

Anise Koltz nous a quittés le 1er mars à l’âge de 94 ans. Mais nous a-t-elle vraiment « quittés »  ? Est-ce bien le mot ? L’expression lui semblerait convenue,  un peu dérisoire, mais elle s’empresserait d’ajouter en riant de bon cœur : « Non, non, laissez. Ce n’est pas grave. C’est très bien comme ça ! »

Nous avions pour elle une profonde affection. Nous aimions sa gravité que toujours tempérait un sourire, son intransigeance que toujours modérait la bonté, sa sauvagerie que toujours voilait une exquise élégance. Le 14 mars 2009 le prix Jean Arp de littérature francophone lui était remis en l’Hôtel de Ville de Strasbourg dans le cadre des Rencontres européennes de littérature. Qu’on nous permette de citer quelques extraits du discours de réception qu’Anise prononça ce jour-là. Ces mots-là sont à son image.

« Je suis chaque fois désorientée et embarrassée lorsqu’on me demande de prendre la parole. Dès que je prononce une phrase j’ai déjà envie de la rejeter pour dire, dans la suivante, le contraire. C’est que j’ai toujours l’impression que l’essentiel m’échappe. La double face – le côté nocturne du réel. N’ayant ni une formation de philosophe, ni de philologue, je ne vous apporterai donc, avant tout, que mes questions, mon inquiétude et mes angoisses.

« On devrait écrire, dit Hemingway, comme s’il s’agissait de persuader une compagnie d’assurance qui serait d’une méfiance extrême. Chaque récit, voire chaque poème, ne sont-ils pas, par ailleurs, la description d’un accident ? Mais comment décrire cet accident ?

 « Rien ne peut être dit, écrit, ni fait qui ne puisse être défini par le langage. Nous l’avons hérité de ceux qui nous ont précédés. Est-ce nous qui le parlons ? Ou bien est-ce le langage qui nous parle ? Nous sommes étroitement liés à cette machinerie du langage dont nous ne savons pas grand-chose. Nous nous débrouillons avec des clichés, des collages… Impossible de saisir la réalité entière à travers ces clichés. […]

« Dans notre monde intérieur nous sommes libres. Il n’a ni contraintes ni obstacles. Notre poème peut donc se situer avant notre naissance, comme après notre mort. Ceci pourrait expliquer l’incompréhension du lecteur face à la poésie d’aujourd’hui., étant donné que le lecteur cherche dans chaque mot le sens littéral sans tenir compte de sa dimension symbolique et de l’aura qui l’entourent… […]

 « Où allons-nous ? Ne faudrait-il pas que nous puissions concevoir une image nouvelle du monde dans lequel nous aimerions vivre ? Où la trouver? Car jamais dans l’histoire de l’humanité il n’y a eu siècle plus barbare que le siècle dernier. Et les horreurs continuent et se multiplient dans tous les coins du monde. Nous voilà impuissants face à tant de misère, de corruption et de manipulation. Faut-il se résigner au désespoir, au découragement ? […]

« Conscients des barbaries de ce monde ainsi que des limites et des possibilités du langage, une tâche importante s’impose néanmoins à nous poètes, “laveurs de mots” ainsi que Francis Ponge nous qualifiait. […] Notre langue reste sacrée. Notre devoir est de la protéger, de la veiller, comme un feu qui ne doit jamais s’éteindre. Car c’est lui qui précisément doit éclairer la nuit du monde. »

Mars 2023

Vivre avec les mots

Nous croyons vivre parmi les choses, nous ne vivons que parmi les mots. Nous croyons jouir des objets, nous ne faisons que consommer des marques de produits rigoureusement standardisés. Nous croyons être au monde, nous restons enfermés dans notre bavardage intérieur. Où sommes-nous ? Nous pensons être là, mais on nous dirait coupés de tout, vivant dans un brouhaha de signes et d’images. La nature, en sa beauté mystérieuse, sa tragique beauté, semble avoir pour nous disparu. Tout s’est comme évanoui, volatilisé, dématérialisé.

À peine si nous nous souvenons parfois qu’il y avait, qu’il y a peut-être, autre chose. Des choses. Un lever de soleil devant nos yeux encore étourdis de sommeil. L’étendue miroitante d’un lac et, sur l’autre rive, les cimes enneigées des montagnes. À peine si parfois nous sommes, malgré nous, rappelés au réel. À notre corps. Au corps précaire, précieux, à la matière éphémère de toutes choses. Un imperceptible écran nous sépare de ce qui est autour de nous. […]

Tout innocents qu’ils paraissent, les mots ont sur le réel un effet prédateur. Non contents de désigner les choses, ils tendent à se substituer à elles. Ce qui n’était à l’origine qu’une commode convention pour distinguer un ensemble de perceptions, on en vient à lui conférer une manière de réalité, comme si cet ensemble avait une autre existence que le mot qui l’agrège. […]

Ce qui est le plus particulier, le plus individuel, jamais les mots ne le nomment. Ils ne connaissent par nécessité que le plus ou moins général. Ce qui est le plus propre à une chose, cela n’a pas de nom. Et c’est cela pourtant qui fait le caractère unique de son existence, ce qui la fait précieuse entre toutes. La théologie négative souligne que Dieu n’est ni ceci, ni cela, qu’il est sans attribut, sans qualité, et que c’est pour cette raison qu’il ne peut être nommé. On pourrait dire à ce compte que c’est ici pareillement le cas de toute chose de n’être réductible à rien d’autre, de n’être identifiable à aucun attribut, à aucune qualité. À aucun concept. Par-là infiniment rare, infiniment mystérieuse. Chaque chose, chaque être, dans sa parfaite singularité, ne mériterait-il pas à ce titre qu’on lui rende, comme aux arbres et aux sources autrefois, quelque modeste hommage, comme un culte discret ? Tout au contraire ce sont les principes et les généralités qu’on célèbre et qu’on vénère, des concepts bouffis de néant. […]

Mais les mots n’ont pas seulement sur le réel cet effet prédateur, ils ont sur nous-mêmes, aussi dommageable, un effet aliénant. Nous croyons par le langage avoir prise sur le réel. Aussi imprécis et insuffisants soient-ils, nous pensons que les mots parlent des choses, qu’ils ont pour essentielle vocation de les signaler et les décrire. Les choses étant là, les mots nous permettraient de dresser un constat de cet environnement et de nous y situer. Comme si le langage était une sorte d’objectif photographique, capable de produire instantanément et à volonté des images du réel, aussi bien celui qui nous entoure que celui que nous sentons en nous. Mais les mots ne sont pas matière inerte. Le langage a sa propre dynamique et son organisation particulière qui se concilient mal avec le caractère d’objectivité que nous voudrions lui prêter. Nous croyons décrire une réalité, nous en créons une autre. Nous croyons parler des choses, les mots parlent d’eux-mêmes. […]

 Une particularité qui fait la puissance incomparable de la musique lorsqu’on l’écoute est de nous parler absolument au présent. Pas de place dans ses sons pour l’évocation d’un passé ou d’un futur. Ils sont entièrement situés ici et maintenant et nous obligent, nous qui les écoutons, à nous situer de même. C’est ce qui nous rend souvent si difficile l’écoute d’une œuvre musicale. Sans cesse notre esprit divague dans les souvenirs et les projets, dans les pensées d’autre chose et les rêveries d’ailleurs. C’est aussi, bien sûr, en quoi la musique nous est tellement salutaire. Nous dont la vie est tissée d’absences, elle nous force à être tout entiers dans l’instant. Plus encore, elle nous oblige à être silencieux, à l’image de son propre silence. Car elle ne nous dit rien, ne nous montre rien. Elle est là et n’est plus là. Elle s’écoule dans ses sons, sans cesse surgissante, sans cesse mourante. Comme ils semblent apparaître sans raison, les sons disparaissent aussi sans laisser de trace. Rude école pour nous, tellement jaloux de notre identité, de notre postérité. Il n’en est pas de meilleure.

La matière verbale est, elle aussi, tout entière dans le présent : chaque mot succède à l’autre, comme les sons, les instants se succèdent, et ce n’est que par un artifice de la pensée que nous croyons leur faire dire le passé ou l’avenir. Fatalement présents, toujours, dans chaque élocution même. Et, enfin dégrisés de notre illusion de durer, c’est ainsi qu’il nous faut les entendre, dans leur surgissement et leurs métamorphoses. […]

Chaque texte, aussi bref, aussi simple soit-il, est une fenêtre qui s’ouvre sur l’infini du ciel. Si riche de couleurs, de vibrations, de suggestions, la vue qu’il nous offre, à peine le distingue-t-on encore. Si vivante, si présente, la lumière qui joue entre les plans du paysage, à peine se souvient-on encore des petit-bois finement moulurés, feuillurés, des reflets, des traces sur les verres. Chaque mot est une ouverture, chaque texte est un panorama. Sans cesse le regard avance de l’un à l’autre, comme, au long du chemin, entre les arbres se dévoilent toujours de nouveaux paysages.

Au gré des sinuosités et des pentes, des vallons, des enclos se découvrent, et parfois c’est un sommet enneigé ou une plaine immense. Pas à pas, page après page, les espaces se composent en un espace plus vaste encore. On croyait pouvoir faire halte, contempler un lieu, un ciel qui auraient suffi à notre vie. Mais le chemin ne s’arrête pas. Sans cesse le temps s’ouvre sur de nouveaux domaines. La lumière n’en finit pas d’irradier, dévoilant toujours de nouvelles étendues. La lumière se joue du temps, de l’espace. La lumière se joue de nous. Toujours en avant, au-delà. Là où le temps n’a plus de terme, où l’espace n’a plus de bord. Où n’est plus que cette unique vibration. Cette unique pulsation.

Un immense espace, disions-nous. Un point. Un vide merveilleux où tout vibre, tout résonne. Un silence profond qui irrigue et soutient jusqu’à nos voix. Un souffle nu qui porte chacun de nos mots, chacune de nos phrases. Nous l’éprouvons soudain dans notre poitrine, dans notre chair. La musique n’est là que pour faire retentir cet espace. La parole n’est là que pour donner voix à ce souffle.

Ce n’est pas du livre qu’il faut parler, mais de l’expérience (Gérard Pfister. Extraits de L’expérience des mots, in Le Livre, mars 2023)

Février 2023

Éloge du hasard

« Si vous regardez du côté par où la rue Colbert s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l’angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. […] Il a seize ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure, […] et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient de prendre chez son professeur une leçon d’escrime » (Les Chants de Maldoror, VI, 1). Est-ce ainsi que se fait un catalogue d’éditeur, par la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » ?

Le hasard, il est vrai, y entre pour beaucoup. C’est tel manuscrit, un beau matin, qui vous arrive parmi tant d’autres, et tout de suite, pour une certaine tonalité, pour une tournure de phrase, le contact s’établit. Ou bien telle rencontre, un jour, au Marché de la poésie ou ailleurs : peu à peu se crée une relation de confiance fondée sur des démarches similaires, des goûts communs ; des projets s’élaborent, d’autant plus stimulants qu’ils vous emmènent sur des voies inconnues. Ou bien tel livre découvert chez un bouquiniste, il y a fort longtemps, et oublié dans un recoin d’une bibliothèque : on l’ouvre à nouveau, l’attraction est la même que la première fois et, de proche en proche, sa lecture vous met sur des pistes merveilleusement stimulantes, vers d’autres livres qu’on cherche passionnément à se procurer et qu’aussitôt lus on a envie de traduire et de partager.

Tant de hasards produisent-il de la beauté ? On peut s’en étonner, mais il n’est pas, en réalité, de voie plus sûre pour y tendre que cette disponibilité, cette improvisation, cette joyeuse liberté. Et c’est même ce qui fait tout le sel du métier d’éditeur, si tant est que ce vagabondage puisse s’appeler un « métier ». Car dès lors que s’y imposent les rudes contraintes de la rentabilité ou l’inconsciente tyrannie des modes, éditer est bien un métier, mais l’essentiel en est perdu : cette merveilleuse révélation, de livre en livre, de hasard en hasard, d’une intime cohérence, d’une subtile unité, qui est celle de notre plus profond désir, à nous-mêmes inconscient mais incessamment actif et exigeant. Michel Camus aimait à se dire éditeur de plaisir, par opposition à un monde éditorial qui, entraîné par la massification de la culture et concurrencé par l’industrie du divertissement, se transformait de plus en plus en fabrique de produits jetables. Quelle plus belle motivation, en effet, que de vouloir partager ce plaisir intense que peut donner une lecture, non pas seulement d’amusement et de facilité, mais de dilatation et d’accomplissement de tout l’être comme peut l’être le plaisir amoureux.

Tant vaut l’arbre tant vaut le fruit et ce ne sont hélas pas les plans marketing ni les petits calculs financiers qui peuvent produire quoi que ce soit de solide ni de durable. L’arbre a besoin des hasards du temps et de la terre pour produire ce qu’il doit, et il n’est rien de tel que les circonstances les plus fortuites pour contribuer à faire apparaître, au travers des années, ce qui semble porté par la plus rigoureuse nécessité. Il faut être toujours attentif aux propositions les plus surprenantes que ménagent les rencontres, c’est en elles qu’on peut reconnaître, avec un peu de discernement, ce qui semblait nous attendre depuis toujours.

Rien de plus improbable que de faire paraître ensemble, en ce mois de février, deux traductions que rien ne semble pouvoir rapprocher. D’un côté, le mystérieux Æ, de son vrai nom Georges William Russell (1867-1935), prophète du renouveau culturel irlandais, peintre et écrivain visionnaire, digne successeur du grand poète et illustrateur William Blake. Nous ne le connaissions que de nom. Et pourtant quel fabuleux personnage ! Son cadet James Joyce, qui en a fait un héros de son grand roman Ulysse, le montre avec la carrure imposante d’un « grand-père orang-outang » et la « barbe pointue d’un vieux Moïse » : « Les troubles qui préparent le monde aux révolutions, lui fait-il dire, sont nés des rêves et des visions d’un paysan au flanc de la colline. La seule vie enviable ne se révèle qu’aux simples de cœur. »

Doué d’impressionnants pouvoirs psychiques et profondément marqué par les Upanishads et l’Advaïta Vedanta, Russell – qui fut aussi banquier, journaliste. député… – a rendu compte de ses méditations dans de courtes proses étincelantes jamais traduites en français. Marie-France de Palacio, grande spécialiste de la littérature européenne de la fin du XIXe siècle, a réuni et traduit ces textes en les introduisant par deux chaleureux hommage signés par son grand ami William Butler Yeats et par Monk Gibbon, « le grand ancien des lettres irlandaise ». C’est Marie-France de Palacio qui avait en 2019 traduit l’extraordinaire Histoire de mon cœur du savant naturaliste anglais et écrivain Richard Jefferies (coll. Les Carnets spirituels) et conçu en 2021 le volume Ainsi parlait Yeats.

Les Aurores boréales, de Russell, qui paraissent aujourd’hui dans la collection Les Vies imaginaires, avec une couverture illustrée d’un tableau puissamment expressionniste dont il est l’auteur, révèlent une personnalité géniale et attachante, quasi inconnue en France ; elles entrent aussi immédiatement en résonance avec bien d’autres ouvrages d’Arfuyen concernant la spiritualité indienne (Shankara…), la mystique anglaise (Julienne de Norwich…) ou le lien entre dons psychiques et poésie (Rilke …). C’est à la sagacité et à la très fine sensibilité de Marie-France de Palacio que nous le devons et il trouve sa place dans notre catalogue comme s’il avait dû de toujours en faire partie.

En ce même mois de février, dans la collection Neige de poésie bilingue, voici que paraît Le Livre des Laudes de Patrizia Valduga, née en 1953 à Castelfranco Veneto, en Vénétie. Depuis combien d’années ai-je souhaité faire connaître en France la poésie de cette femme étrange, excentrique et provocante autant que secrète et ascétique ? Sans doute depuis le premier livre que j’ai lu d’elle : Medicamenta e altri medicamenta, paru en 1989 dans l’excellente collection de poésie des éditions Einaudi, fameuses pour avoir publié juste après-guerre les chefs d’œuvre de Cesare Pavese et Carlo Levi. Dans sa préface, Luigi Balducci faisait ressortir la radicalité de cette parole-là : « Patrizia Valduga s’est appropriée la crise du langage propre à la poésie moderne. Personne mieux qu’elle n’a saisi la situation d’impossibilité dans laquelle nous a laissé le discours de Montale.»

Cinq ans plus tard, paraissait chez Marsilio, le grand éditeur de Venise, Requiem. Per mio padre morto il 2 dicembre 1991. Depuis lors, étonnamment, je n’avais pas eu l’occasion de lire d’autres de ses livres. Mais comment oublier la poétesse née à Castelfranco Veneto, là même où vit le jour en 1477 Zorzo ou Zorzi da Castelfranco, mort à 32 ans, le premier grand peintre vénitien du Cinquecento, resté célèbre sous le nom de Giorgione ? N’y aurait-il pas, d’ailleurs, quelques similitudes à déceler entre la traductrice de Ronsard et de Mallarmé et le peintre de l’énigmatique Tempête ou de la sensuelle Laura ?

Mais c’est bien l’œuvre du hasard si Christian Travaux, connaissant le tropisme italien d’Arfuyen depuis les origines, a eu l’idée de nous proposer précisément de publier la traduction de ce même Requiem, augmenté du Libro delle laudi paru dans la même collection de poésie d’Einaudi en 2012. En une telle rencontre, comment ne pas reconnaître le signe d’une nécessité cachée ? « J’écris pour ne pas devenir folle, écrit Patrizia Valduga, pour m’approcher plus de ma peur. Ainsi je me mets face à ma peur, pour atteindre le maximum de peur, pour ne plus devenir que peur, et pour ne plus avoir peur, pendant quelques jours au moins. » Dans la somptueuse écriture baroque qu’elle utilise comme un sortilège pour apprivoiser l’effroi, combien de résonances inattendues se font entendre avec les livres de trois autres Italiennes que nous sommes particulièrement fiers d’avoir publiés : Neurosuite, de Margherita Guidacci, Le Tigre absence de Cristina Campo et La Folle de la porte à côté d’Alda Merini.

Un an avant ce Livre des Laudes, nous avons publié un autre grand écrivain italien traduit par Christian Travaux, Giuseppe Conte. Le livre avait pour titre Je t’écris de Bordeaux. Blessures et refleurissements. Conte avait rédigé tout spécialement pour lui une préface originale. Je voudrais citer quelques mots de sa conclusion : « Marco Polo dit à Kublai Kan, dans la conclusion des Villes invisibles d’Italo Calvino, qu’en face de l’enfer quotidien il y a deux voies que l’on peut suivre : l’une, facile, est de s’adapter à lui jusqu’à ne plus même se rendre compte que l’enfer est là ; l’autre, difficile, est celle de savoir reconnaître “qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et de le faire durer, et de lui faire de la place”. » Ces choses-là, où les chercher? Comment les définir ? Elles sont partout et nulle part de particulier. Le hasard nous les donne, notre seul devoir est de « savoir les reconnaître» et, les ayant reconnues, de s’efforcer de les « faire durer », de leur « faire de la place ». Une telle place, ce pourrait être, parmi tant d’autres, une maison d’édition. Arfuyen, peut-être.

Janvier 2023

Zweig, la quête de l’universel

On pourrait résumer la quête de Stefan Zweig en trois noms : Romain Rolland, Érasme, Montaigne. La lutte contre les nationalismes. Le rejet des fanatismes religieux. Le combat contre tous les dogmatismes. Et chacun de ces engagements, qui sont comme autant d’étapes d’une unique quête pour penser l’universel, est symbolisé par un livre.

En 1921, c’est le grand livre qui fait découvrir Rolland dans le monde germanophone : Romain Rolland : sa vie, son œuvre. En 1934, c’est la redécouverte fervente autant qu’inattendue du sage de Rotterdam : Érasme, grandeur et décadence d’une idée. En 1941, c’est la rencontre émerveillée avec l’homme qui résume à lui seul toutes ses aspirations : l’essai sur Montaigne, son dernier texte, qu’on dirait testamentaire tant il y livre le sens de sa propre existence. Il n’aura pas le temps de le terminer. Le 22 février 1942, il se donne la mort. Le texte ne sera édité que bien plus tard, en 1960. […]

Zweig a découvert Romain Rolland par la première partie de son roman Jean-Christophe, parue dans les Cahiers de la Quinzaine en 1907 sous le titre L’Aube. Zweig écrit à Romain Rolland le 19 février 1910, engageant une correspondance qui comportera, du côté de Zweig, 520 lettres et, du côté de Rolland, 277. Si l’on en croit Zweig, ce n’est cependant qu’en 1913 qu’il rencontrera l’écrivain français pour la première fois. Rencontre éblouie qu’il relate dans Le Monde d’hier : « Son savoir faisait honte par son étendue et sa diversité ; ne vivant en quelque sorte que par ses yeux de liseur, il possédait la littérature, la philosophie, l’histoire, les problèmes de tous les pays et de tous les temps. De la musique, il connaissait chaque mesure ; les œuvres les plus oubliées de Galuppi, de Telemann, et même de musiciens de sixième ou de septième ordre, lui étaient familières. Avec cela, il prenait part avec passion à tous les événements du présent. »

Cet homme-là devint son mentor. Ne sentant que trop ce que sa propre intelligence avait d’incertain et son caractère d’irrésolu, il admirait sans réserve la lucidité et le courage dont lui semblait faire preuve, en toute situation, l’écrivain français. Lorsque Zweig publie sa terrible lettre « À mes amis de l’étranger », Rolland, avec l’autorité de l’âge (il est de quinze ans son aîné) le tance affectueusement : « Je suis plus fidèle que vous à notre Europe, cher Stefan Zweig, et je ne dis adieu à aucun de nos amis. » […]

C’est durant les derniers mois de la guerre que Zweig rédige l’essentiel de la biographie de son ami français. Romain Rolland est le seul, écrit-il, « au milieu de la folie des masses ivres » à être resté « un homme libre, humain et vigilant ». Il est « le plus grand événement moral de notre époque ». Une telle attitude est pour lui une leçon : «Mon but, écrit-il à Rolland, serait un jour de devenir non un grand critique, une célébrité littéraire, mais une autorité morale. » À l’image de son vénéré Maître, c’est dans ce rôle qu’il se voit désormais, et dans nul autre. De fait il ne cessera de se plaindre de la vanité et des servitudes du travail littéraire, dans lequel seule trouve grâce à ses yeux la poésie. Et il ne cessera, à l’inverse, de rechercher les ressources morales lui permettant, malgré les déficiences qu’il sent en lui, d’accomplir la haute mission qu’il s’est fixée. […]

« Comme ce serait confortable, écrit Zweig en 1939, d’être sioniste ou bolchevique ou toute autre sorte d’homme déterminé plutôt que d’être comme le bois flottant dans les flots déchaînés, à moitié brisés déjà et rongés ! Un royaume pour une illusion ! Je n’en trouve pas, et j’envie quiconque prend au sérieux aujourd’hui sa petite œuvre de poète ou sa foi dans le Parti.» Sans cesse, dirait-on, le nationalisme renaît de ses cendres, et là même où on le croirait depuis longtemps éteint. Car les hommes ont avant tout besoin de croire : qu’importe le drapeau, le parti, l’église, ils ont besoin de s’inventer une identité à travers une foi, quelque illusoire soit-elle. Et plus douloureux est leur manque, plus fanatique est leur engagement.

C’est en 1932 que Zweig a conçu le projet de travailler sur Érasme : « Je veux écrire, indique-t-il à Charles du Bos, un essai sur Érasme, homme solitaire, dans une époque de haine, qui, hélas, ne ressemble que trop à la nôtre. » À la fin de 1933, alors que le manuscrit est déjà bien avancé, il précise le sens de son entreprise pour Rudolf Kayser : cet Érasme, c’est « la tragédie de l’homme du juste milieu, doux et faible, qui est vaincu par les fanatiques. » Cet homme solitaire, doux et faible, il avoue à Rolland combien il s’y reconnaît : cet Érasme « sera avec toute son indécision mon porte-parole. » […]

En mai 1935, un an après la parution de son Érasme, Zweig s’installe à Zurich pour réunir des informations sur le nouveau héros qu’il s’est choisi : Sébastien Castellion, adversaire inflexible du fanatisme de Calvin comme Érasme l’avait été de celui de Luther. […] En Érasme, Zweig avait trouvé un double, affligé de la même encombrante gloire et des mêmes faiblesses de caractère que lui. En Castellion, humble érudit et penseur courageux, Zweig voit un modèle. Comme il n’avait pas hésité à marquer les limites d’Érasme, il se plaît au contraire à idéaliser Castellion. Le titre qu’il donne à son livre le marque clairement : Castellion contre Calvin, ou Une conscience contre la violence. Ou mieux encore : « Le moucheron contre l’éléphant », premiers mots de son introduction reprenant une expression de Castellion lui-même pour désigner son duel contre le Réformateur genevois. En septembre 1935, alors que Zweig préparait son livre, ont été adoptées les lois de Nuremberg imposant le drapeau à croix gammée comme symbole national de l’Allemagne et privant les juifs de leur citoyenneté. À travers le fanatisme religieux d’un Calvin, c’est évidemment aussi le fanatisme politique du régime nazi qui est ici visé, d’où le caractère manichéen du propos. […]

Il faudra attendre octobre 1941 pour que, par le plus grand des hasards, Zweig découvre Montaigne : dans la cave de la petite maison qu’il habite à Petropolis, il trouve une vieille édition des Essais et se prend d’enthousiasme pour sa lecture. […] Zweig s’étonne lui-même que la rencontre avec Montaigne vienne précisément à ce point de sa vie où il en a le plus besoin : « Que, malgré sa lucidité infaillible, malgré la pitié qui le bouleversait jusqu’au fond de son âme, il ait dû assister à cette effroyable rechute de l’humanisme dans la bestialité, à un de ces accès sporadiques de folie qui saisissent parfois l’humanité, comme celui que nous vivons aujourd’hui, c’est là ce qui fait la vraie tragédie de la vie de Montaigne. » Cette tragédie, c’est exactement celle que vit l’humanité au moment où Zweig lit les Essais. […]

Comme ses pères, issus des petites communautés juives des villages de Moravie, s’étaient d’abord établis à Reichenberg, au nord de la Bohême, pour s’installer enfin à Vienne, capitale de l’Empire, Zweig a toute sa vie essayé de s’affranchir des limites de sa propre existence pour penser l’universel. Entreprise paradoxale pour un écrivain dont ne cesse d’étonner au contraire le goût de l’observation la plus exacte et l’art du détail le plus concret. Tout dans ses récits et ses nouvelles nous invite à faire attention à ce qu’il y a de plus singulier, de plus irréductible dans les êtres et les choses. Une attention qui peut aller parfois, dans une nouvelle comme Le Joueur d’échecs, jusqu’à une fascination presque schizophrénique. […]

Ce joueur exceptionnel, dont le narrateur nous relate le destin, a connu le traumatisme d’un isolement absolu, et voici qu’il découvre soudain toutes choses à nouveau, dans une vision quasi hypnotique. Et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’à la veille de se donner la mort, c’est sa propre quête que Zweig symbolise ici. Lui qui n’a cessé de vouloir penser l’universel, toujours désespérant de l’atteindre, il a trouvé dans chaque regard ce réconfort inattendu de voir plus vivement, de voir vraiment, le particulier. Comme le rayon de la lumière la plus pure fait voir à Boehme, comme pour la première fois, l’étain de la cruche. Ses récits seraient-ils si vibrants, si puissants, s’ils n’étaient baignés de cette « secrète lumière » qu’une longue et douloureuse recherche lui a fait entrevoir ?    (Gérard Pfister, extraits de la préface à Ainsi parlait Stefan Zweig)

Décembre 2022

Les livres publiés par les Éditions Arfuyen en 2022

En cette année marquée par le centenaire de la mort de Marcel Proust, les publications des Éditions Arfuyen se sont succédé à un rythme très soutenu. 17 ouvrages ont paru dans 6 collections différentes. Deux d’entre eux ont été consacrés à la réédition des correspondances de Proust avec deux de ses amis les plus proches, Robert de Billy et Antoine Bibesco. Au début 2021 avait déjà paru un Ainsi parlait Marcel Proust.

Telle a été la diversité de ces publications de 2022 qu’il n’est peut-être pas inutile d’en donner une liste récapitulative par collection. Des liens permettront d’accéder directement tant aux auteurs qu’à leurs livres.

LITTÉRATURE

♦♦♦  Dans la collection Ainsi parlait

Michel de Montaigne, Ainsi parlait Montaigne, lu et présenté par Gérard Pfister

Saint-Pol-Roux, Ainsi parlait Saint-Pol-Roux, lu et présenté par Jacques Goorma

André Gide, Ainsi parlait André Gide, lu et présenté par Gérard Bocholier

Épicure, Ainsi parlait Épicure, traduit du grec ancien et du latin et présenté par Gérard Pfister. BILINGUE

Jean de Ruysbroeck, Ainsi parlait Ruysbroeck l’Admirable, traduit du moyen néerlandais et présenté par Marie et Jean Moncelon. BILINGUE

♦♦♦  Dans la collection Les Vies imaginaires

Maurice Betz, Conversations avec Rainer Maria Rilke (Rilke vivant). Suivi de « De Paris à Strasbourg et Colmar avec Rainer Maria Rilke » de Camille Schneider. Postface de Jacques Betz

Antoine Bibesco, « Mon petit Antoine ». Conversations et correspondances avec Marcel Proust

Robert de Billy, « Mon cher Robert ». Conversations et correspondances avec Marcel Proust

Clotilde Marghieri, L’Île du Vésuve (Vita in villa). Traduit de l’italien par Monique Baccelli. Préface de Gérard Pfister

POÉSIE CONTEMPORAINE

♦♦♦  Dans la collection Les Cahiers d’Arfuyen

Michèle Finck, La Ballade des hommes-nuages

Laurent Albarracin, Manuel de Réisophie pratique

Benoît Reiss, Un dédale de ciels

♦♦♦  Dans la collection Neige

Giuseppe Conte, « Je t’écris de Bordeaux ». Blessures et refleurissements. Avec une préface originale de Giuseppe Conte. Traduit de l’italien et présenté par Christian Travaux. BILINGUE

SPIRITUALITÉ

♦♦♦  Dans la collection Les Carnets spirituels

Catherine Chalier, Rabbi Tsaddoq haCohen de Lublin (1823-1900). La clarté hassidique

Marie de la Trinité, Remédier aux grands désordres. Un message pour l’Église. Préface Jacques Arènes. Postface Éric de Clermont-Tonnerre, op.

Bède le Vénérable, Le Psaume des psaumes, traduit du latin et présenté par Sr Claude-Pierre, op, et Marthe Mensah

♦♦♦  Dans la collection Ombre

Henri Le Saux et Thérèse de Jésus, Le Swami et la Carmélite. L’appel de l’Inde. Correspondance 1959-1968. Préface et notes de Yann Vagneux

Novembre 2022

Le métier de vivre

Une année va se terminer. Dix-sept livres auront paru. Et tant d’autres ailleurs. Par dizaines de milliers. Pendant ce temps-là, la guerre. Une guerre stupide comme toutes les guerres, plus stupide encore d’être celle du pays le plus étendu du monde pour accroître encore son territoire. En en exterminant et déportant les populations. Une guerre de conquête comme on en croyait les siècles définitivement révolus.

Pendant ce temps-là, l’accélération d’une crise climatique dont les effets sont de plus en plus proches de nous: dès le début de l’été plus une goutte d’eau dans notre source ; les oiseaux, les insectes de moins en moins nombreux ; les vieux pins roussissant à vue d’œil.

Pendant ce temps-là, dans la société l’injustice de plus en plus en plus criante, le désarroi intellectuel et moral toujours plus inquiétant. L’imbécillité triomphante des médias de masse faisant pendant aux aberrations d’une quête d’identité de plus en plus crispée et délirante.

Dix-sept livres de plus. Qui nous ont pris une année de plus de notre vie. Pour entamer bientôt la 48e année des éditions que nous avons créées. Pourquoi faisons-nous cela ? Tant d’effort pour un résultat apparemment si limité face à la marée des produits de l’industrie éditoriale ? Et pourtant dans le même enthousiasme de la découverte et du partage qu’aux premiers jours, dans ces années 70 dont l’élan d’optimisme semble aujourd’hui si lointain.

Pourquoi éditer, traduire, écrire de tels livres aujourd’hui ? Car le pire est qu’il faille, semble-t-il, s’en expliquer, et presque s’en excuser. La prépondérance écrasante des livres qui ne sont que des produits industriels, à rotation rapide et obsolescence programmée, semble avoir fait perdre jusqu’à la notion même de ce qui faisait naguère la dignité particulière de ces frêles vaisseaux de papier.

Il est maintenant, dirait-on, entendu qu’un livre est fait pour toucher un maximum de lecteurs et qu’il n’a d’autre raison d’être que le niveau de ses ventes, solennellement affiché dans les magazines et les librairies comme un ultime argument : à quoi bon lire, n’est-il pas vrai, un livre qui ne jouirait pas de cette onction suprême ?

Des statistiques triomphalistes ont annoncé un regain d’amour pour le livre durant la pandémie. Mais qu’entend-on par « livre » ? Certes le chiffre d’affaires global du « livre » est passé de 2740 millions d’euros en 2020 à 3078 millions d’euros en 2021, soit une croissance de 12,4 %. Remarquons au passage combien ces 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires global du secteur de l’édition sont infimes si on les compare au chiffre d’affaires de sociétés comme Total (161 milliards en 2021), Carrefour (73 Mds) ou même la seule société de luxe Hermès (9 Mds, trois fois plus !).

Allons plus loin : qu’a représenté la littérature dans ce maigre montant ? 21 % du total contre 22,5 % l’année précédente. Dans le même temps, les bandes dessinées et mangas sont passées de 12,5 % du chiffre d’affaires de l’édition à 17,4 %. Un pareille analyse montrerait qu’au sein de ce qu’on appelle « littérature » la part des best-sellers et autres produits de consommation de masse tend à supplanter chaque année davantage ce qu’on honorait naguère du noble nom de littérature.

Qu’importe, dira-t-on, puisque c’est le goût d’aujourd’hui ! Les livres ne sont pas faits pour s’ennuyer et la littérature non plus. L’actualité est désolante : il nous faut du divertissement. Les logements sont exigus : il nous faut du livre jetable. Les écrivains sont de mauvais communicants : il nous faut des bateleurs qui savent défrayer la chronique et animer les plateaux.

Voire. N’y a-t-il pas seulement tromperie sur la marchandise ? Si l’on était obligé de « rappeler » les mauvais livres comme on a été obligé de rappeler les chocolats Kinder ou les pizzas surgelées Buitoni, la vie de bien des éditeurs serait impossible. Si l’usage s’imposait d’un « Nutriscore » pour les ouvrages dits de littérature, quels effrayants taux de graisses, de sucres et de sels verrait-on apparaitre, ravalant tous ces produits habilement « marketés » à des classements infamants ?

La comparaison n’est en rien inappropriée. Comme on ne mange pas seulement pour flatter ses papilles mais pour nourrir son corps, le plus efficacelment et le plus sainement possible, on ne lit pas seulement pour flatter ses instincts – au nombre desquels la paresse, le conformisme et le voyeurisme ne sont pas les moindres – , mais pour nourrir son esprit. Pour le faire grandir de toutes les manières : en largeur, en hauteur et en profondeur.

Les temps ne sont hélas pas si cléments qu’on puisse se dispenser de cet effort et croire pouvoir impunément, les études terminées, se considérer comme définitivement majeur et vacciné. « Mon métier et mon art, disait Montaigne, c’est vivre. » Croit-on suffisant d’avoir usé ses culottes dans les écoles pour prétendre le posséder un peu ? S’il est un métier où la formation permanente est plus qu’ailleurs encore nécessaire, c’est assurément celui-ci.

« C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être », affirmait encore le Gascon. Ne cherchons pas ailleurs notre plaisir qu’en cette perfection-là, si même tous les fabricants de clinquant et de pacotille essaient de nous en détourner. C’est leur affaire – ce sont leurs chiffres d’affaires –, ce n’est pas la nôtre. La vie est trop courte et trop difficile pour ne pas s’aider des meilleurs compagnons que l’humanité nous a donnés : tant de livres écrits au travers des siècles, et aujourd’hui encore, pour nous apprendre le métier et l’art de vivre dignement, et autant que possible joyeusement.

Des livres que tant d’hommes ont loyalement écrits – et au prix souvent de lourds sacrifices – pour tâcher de se former eux-mêmes et qui nous sont, si nous le voulons, merveilleusement disponibles pour essayer de nous former nous-mêmes. Non pas pour nous voler notre temps et gaspiller notre énergie, mais pour faire de nous des hommes et des femmes libres. Des vivants.

L’année prochaine nous publierons à nouveau dix-sept livres. Nous lirons, nous traduirons, nous préfacerons, nous écrirons, nous éditerons. Si la vie nous le permet. Pour nous aider, pour aider chacun en ces temps de détresse à « savoir jouir loyalement de son être ».

Octobre 2022

Un jardin sur le Vésuve

C’était la veille de Noël, en 1979, via della Consulta, à Rome, tout près du palais du Quirinal. J’ai le souvenir d’une pièce très claire, d’une décoration raffinée. Dans un français impeccable, Clotilde Marghieri me confiait tout ce qu’elle devait à la littérature de cette langue, et en particulier à Madame de Sévigné et à Colette qu’elle plaçait au plus haut. Sa parole était vive et enjouée, et son visage, qui révélait un fort caractère, donnait une impression d’humour et d’élégance. Le téléphone sonnait, elle avait un sourire charmant pour nous prier de l’excuser et elle s’exprimait en anglais avec la même sûreté et le même naturel qu’elle le faisait à l’instant dans la langue de Molière. Elle parlait d’autres langues encore, me disait mon amie Margherita Guidacci, qui avait souhaité me la faire rencontrer, et par son raffinement, sa liberté de ton, son cosmopolitisme, elle semblait une de ces grandes dames de la littérature européenne du XVIIIe siècle à qui rien d’humain n’était étranger. «J’appartiens, m’écrivait-elle (en français), à un siècle où une lettre de Mme du Deffand arrivait à Voltaire à Genève en six jours » – se désolant qu’une de mes lettres ne lui soit parvenue au bout de 46 jours… […]

Je ne suis jamais allé à Santa Maria la Bruna, qui est le cadre de son premier livre, publié en 1960, L’Île du Vésuve, mais plus encore qu’à son appartement romain, c’est à ce lieu mythique, au pied du Vésuve, que mon souvenir l’associe. Est-ce là l’influence du prestigieux voisinage de cette Villa delle Ginestre, où Antonio Ranieri donna l’hospitalité à Giacomo Leopardi à la fin de sa vie ? Ces genêts qui ont donné leur nom à l’un des plus beaux poèmes de Leopardi, La Ginestra, qui commence par ces mots : « Là sur l’aride échine / Du formidable mont, / Ce Vésuve exterminateur, / Que rien n’égaie, arbre ni fleur, / Tu répands alentour tes buissons solitaires, / Odorant genêt, / Satisfait des déserts. » Clotilde Marghieri dépeint avec une telle simplicité, un tel charme la vie qu’on mène au flanc du « formidabil monte » qu’on croit y avoir soi-même habité. C’est aussi par ce livre, donné dès notre première rencontre, que je suis entré dans son œuvre, comme dans une de ces maisons où l’on a toujours envie de retourner. […]

En 1920, lors d’un somptueux bal donné dans une villa de Sorrente, Clotilde Marghieri avait rencontré l’avocat Gino Marghieri. Ils se marièrent la même année et eurent deux enfants, Massimo et Lucia. Le père du marié, Alberto Marghieri, avocat d’affaires renommé est alors recteur de l’université et deviendra bientôt sénateur du royaume d’Italie. Dans son appartement de la Piazza dei Martiri, il a pour hôtes habituels l’écrivain antifasciste Roberto Bracco et la romancière Matilde Serao, mais aussi, plus rarement, le philosophe Benedetto Croce et l’historien méridionaliste Giustino Fortunato.

Un été, durant ces années 20, Clotilde Marghieri fait à Capri la connaissance de l’écrivaine féministe Sibilla Aleramo. D’abord irritée par son personnage, elle la découvre bientôt sous un autre jour et conçoit pour elle amitié et admiration. Le même été, l’autrice d’Una donna lui fait rencontrer l’actrice sans pareille, Eleonora Duse.

De ses années florentines, Clotilde Marghieri a gardé de solides amitiés : c’est par Pellegrina Rosselli, devenue secrétaire de Bernard Berenson, qu’elle entre en relation, en 1926, avec l’Américain d’origine lituanienne. Leur première rencontre au Grand Hôtel de Naples sera le début d’une profonde amitié, dont porte témoignage la très riche correspondance échangée pendant près de trente ans.

Bien que toujours mariée, Clotilde décide en 1933 de quitter Naples pour vivre dans la villa vésuvienne de son père, à Santa Maria la Bruna, à laquelle elle donne le nom de son ancien collège, La Quiete. Choix audacieux que cet exil campagnard, qui choque aussi bien la bonne société napolitaine que sa propre famille, mais qui lui permet une fois pour toutes de s’émanciper du poids des conventions de son milieu et d’affirmer son indépendance. Dans cette retraite toute horatienne, elle reçoit nombre d’amis italiens et étrangers, venus souvent sur la recommandation de Berenson pour qui elle devient la « nymphe vésuvienne » ou la « nymphe solitaire ».

Aurait-elle jamais écrit si son ami Berenson ne l’y avait incitée avec tant d’insistance ? Elle plaisantait elle-même de ce « lent cheminement vers les lettres », dont elle avait fait le thème d’une conférence prononcée devant le Cercle de la Presse à Naples au début des années 60. Car son but, soulignait-elle, n’avait jamais été d’écrire : « Vivre, vivre le plus intensément possible », elle ne cherchait rien d’autre. Mais, tardivement dans sa vie lui était venue cette découverte que « le moyen de vivre le plus complètement est aujourd’hui d’écrire, car c’est encore le moyen le plus direct et le plus profond d’entrer en contact avec les autres ». […]

L’Île du Vésuve est dédié « À Angelica qui aima ses lieux ». Nièce de Clotilde, disparue très jeune, Angelica avait trouvé sur les flancs du Vésuve l’espace de son trop bref déploiement. Ainsi, même un livre aussi lumineux et enjoué que celui-là ne va pas sans quelque secrète blessure. Ses menues histoires, son humour malicieux ne nous parleraient pas avec tant d’émotion si nous n’y sentions ce fond de gravité qui fait la personnalité même de l’ermite vésuvienne.

Giovanni Battista Angioletti, qui écrivit pour l’édition italienne du livre une lettre liminaire et qui devait mourir à Santa Maria la Bruna un an après la parution de celui-ci, a bien marqué la dimension d’ombre qui s’y trouve : « L’Île du Vésuve, écrit-il, est une aventure merveilleuse ; mais comme toutes les aventures, elle connaît ses tempêtes et ses soudaines menaces imprévues de naufrage. » C’est pourquoi, ajoute-il, c’est un «livre plein d’amour, et d’un amour cependant caché sous un très dense filigrane d’ironie, de respect, d’irritation et d’amusement. Précisément pour cela, c’est un livre vivant et pleinement loyal. »   (L’Île du Vésuve, de Clotilde Marghieri. Extraits de la préface de Gérard Pfister).