Sur « Les Aurores boréales »

La lecture de Pierre Tanguy

Extraits d’un article sur Les Aurore boréales de G. W. Russell paru sur le site Bretagne actuelle  le 24 mars 2023

Écrivain, peintre, visionnaire : l’Irlandais George William Russel (1867-1935), né dans le comté d’Armagh, ami du grand poète irlandais Yeats, n’a pas connu la postérité de celui-ci. Sans doute faut-il l’expliquer par le caractère insolite de sa personnalité. Un livre regroupant ses écrits ou ceux d’auteurs qui l’ont connu permet de mieux comprendre ses ressorts créatifs.

L’expérience mystique qui le caractérise a sans doute fait oublier qu’il fut un homme très engagé dans le mouvement nationaliste irlandais (le héros fondateur de l’Irlande, Eamon de Valera, assista à ses obsèques) mais aussi dans le mouvement coopératif agricole. On le voit, une personnalité très éclectique. Sans compter qu’il était végétarien, qu’il prenait le parti des femmes en demandant qu’on leur accorde le droit de vote, qu’il prônait l’action non-violente et qu’il cultivait une forme d’écologie avant l’heure en soulignant dans ses textes que « nous faisons partie de la terre ».

Visionnaire à coup sûr, en avance sur temps. Mais c’est d’abord un homme qui a cherché à trouver une explication à ses visions. Cette quête l’a conduit vers la théosophie et vers les cercles diffusant cette idéologie en Irlande. Il s’est également passionné pour la pensée hindoue telle qu’elle s’exprime dans les Upanishads ou la Bhagavad Gîta. Il s’est abreuvé aux textes mystiques de toutes les religions […] 

« Ses écrits sont comme sa peinture,  note Marie-France de Palacio dans la riche introduction, on peut les lire sans posséder la clef de tous les symboles », note Marie-France de Palacio. On y trouve des rêves éveillés ou des transcriptions de promenades oniriques. Dans le texte qui donne le titre à son livre, AE raconte : « Je m’éveillai de mon sommeil en un cri. Je fus précipité hors du grand abîme et chassé de l’obscurité […] Je me dirigeai à grande vitesse vers le nord, des eaux sombres s’écoulant sous moi et des étoiles accompagnant mon vol. Puis un rayonnement illumina les cieux, les pics et les grottes de glace, et je vis les Aurores Boréales ».

Une pensée sous-tend en réalité la démarche de l’auteur irlandais : « Je suis persuadé, écrit-il, que l’âge d’or nous environne et que nous le pouvons, si nous le voulons, dissiper cette opacité et avoir encore une fois la vision de l’antique beauté ». C’est cette quête d’une forme d’âge d’or (Ce paradis dispersé sur toute la  terre dont parle le poète Novalis) qui a pu séduire, un moment, le jeune poète Philippe Jaccottet (il le raconte dans son livre La promenade sous les arbres) mais il a pris très vite ses distances avec Russell car AE, écrit-il, « ne questionnait pas réellement le monde mais volait vers un monde « supérieur » et ce monde avait tous les défauts de la sur-nature ».

Ce livre n’est pas seulement un récit de ses visions. Russell pratiquait aussi l’aphorisme, l’une de ses formes littéraires préférées : « Dans la vie, l’homme de cœur et de mérite peut être reçu dans la meilleure société, même s’il ne prend pas soin de sa toilette ou a une apparence négligée. Rien de tel en littérature. Les gardes du palais sont snobs et une pensée de la plus grande valeur ne sera pas reçue avec respect si sa robe ne convient pas ». Russell, lui,  était profondément un homme de cœur, désintéressé, altruiste. Tous les gens qui l’ont rencontré l’ont souligné. « Sa gentillesse envers les jeunes écrivains était proverbiale », raconte, dans un texte publié dans ce livre, le poète irlandais Monk Gibbon (1896-1987). […]

2020

6 décembre 2020 — La Petite Chambre qui donnait sur la potence, de Nathan Katz, lu par Pierre Tanguy (Recours au poème)

7 octobre 2020 — Ainsi parlait André Suarès, lu par Didier Ayres (La Cause littéraire)

25 septembre 2020 — La Petite Chambre qui donnait sur la potence, de Nathan Katz, lu par Isabelle Baladine Howald (Poezibao)

19 septembre 2020 — Un printemps à Hongo, d’Ishikawa Takuboku, lu par Kevin Dio (Comaujapon)

17 septembre 2020 — Passage des embellies, de Jean Pierre Vidal, lu par Patrick Corneau (Le Lorgon mélancolique)

1er avril 2020 — De l’improbable, de Marie-Claire Bancquart, lu par Marc Wetzel (Poezibao)

Avril 2020 — Le Livre de la vie monastique, de Rainer Maria Rilke, lu par Alain Roussel (Europe)

11 mars 2020 — Goûter Dieu, de Thomas Traherne, lu par Marc Wetzel (Traversées)

1er semestre 2020 — Sur un piano de paille, de Michèle Finck, lu par Jacques Goorma (Revue alsacienne de littérature)

2021

Été 2021 — Le Journal de Baden, de Nicolas Dieterlé, lu par Pierre Tanguy (Diérèse)

6 juin 2021 — Dis-moi quelque chose, d’Yves Namur, lu par Christine Durif-Bruckert (Recours au poème)

9 mai 2021 — À l’ombre d’un tilleul, de Catherine de Gueberschwihr, lu par Serge Hartmann (DNA)

4 mai 2021 — Ainsi parlait W. B. Yeats, lu par Pierre Tanguy (Bretagne actuelle)

Avril 2021 — Mordechai Joseph Leiner (1801-1854), la liberté hassidique, de Catherine Chalier, lu par Marc Wetzel (Europe)

15 mars 2021 — Ici, de Pierre Dhainaut, lu par Marc Wetzel (Poezibao)

2 février 2021 — Ainsi parlait Marcel Proust, lu par Patrick Corneau (Le Lorgon mélancolique)

11 décembre 2020 — La folle de la porte à côté, d’Alda Merini, lu par Christian Travaux (Poezibao)

28 octobre 2021 — Un printemps à Hongo, d’Ishikawa Takuboku, lu par Alain Roussel (En attendant Nadeau)

Sur « La Ballade des hommes-nuages »

La lecture d’Irène Gayraud

Extraits d’un article paru dans Place de la Sorbonne, janvier 2023

Le dernier recueil de Michèle Finck, La Ballade des hommes-nuages, repose sur une expérience autobiographique non dissimulée : « ceci est mon journal-poème ». Amenée avec une grande délicatesse de voix, cette expérience autobiographique douloureuse s’entremêle à une réflexion sur la nature et les pouvoirs de la poésie, ainsi qu’à un poignant appel à la compassion – au sens étymologique du terme (souffrir avec), mais aussi au sens d’une prise en compte aimante de la souffrance de l’autre – pour les êtres qui échappent aux lois de la raison, les êtres dits « fous », ces « hommes-nuages ». […]

Tournoyant autour de deux personnages, l’un féminin, l’autre masculin et prénommé « Om », ce recueil est avant tout un grand livre d’amour, un grand chant d’amour crié par la voix de la poétesse pour « Om ». Un amour tellement absolu qu’il fait face à tout, qu’il tient bon même devant l’enfer des hôpitaux, même devant la souffrance terrible de la folie. […]

Devant ce « visage outre-humain », l’enfant éprouve pour la première fois une « compassion qui [la] dépasse », et qui nourrira sa vie. Car ce livre est aussi une relecture à la fois grave et tendre de divers moments marquants de l’enfance à l’aune de la relation vécue adulte avec l’aimé fou : le lien profond et compassionnel avec la folie pouvait se lire, comme des signes d’un destin écrit, dans les événements et les rêves de l’enfance. […]

Cette recherche du « mot qui manque », qui traverse tout le livre, n’est pas simplement une image ou une métaphore du travail poétique : elle est véritablement l’espoir de sauver l’aimé grâce à ce mot. Comme si la croyance précaire dans ce mot manquant à l’aura magique rejoignait l’univers des contes, qui irrigue tout le recueil, qu’il s’agisse des contes (ou des rêves) de l’enfance, ou de cet Oz merveilleux qui semble le point central vers lequel Om est tendu tout entier.  […]

Chaque poème de ce recueil, et en particulier les poèmes adressés à Om, œuvrent pour maintenir avec lui – envers et contre tout – le dialogue (au-delà du simple téléphone, souvent utilisé dans la relation qui nous est contée). Peut-être que ce dialogue maintenu avec Om par la poésie, poésie qui ne cesse de se pencher « au-dessus de chaque lit de détresse », est-il le véritable objet du livre, porté par une langue percutante (pas un mot de trop), directe (refus des tropes), sensible (la simplicité, l’absence d’images font que l’émotion affleure et déborde), et laissant une large place au silence et aux blancs.

En fin de livre, les poèmes de « Suite nuages » ont dans leur cisèlement la grâce des haïkus : ils flottent sur la page comme des nuages dans un ciel, et ils émeuvent aussi car on sent qu’ils sont une réponse au travail de vidéaste d’Om, qui ne cesse de filmer les nuages partout, même depuis sa chambre d’hôpital : dire les nuages comme lui les filme est une manière de le rejoindre, quelque part au-dessus du sol.

Sur « La Ballade des hommes-nuages »

Une lecture de Jean-Marie Corbusier

Extraits d’un article paru dans Le Journal des poètes, 2 / 22

Il y a, à certains moments, comme un dérèglement de la phrase, des saccades, les mots se séparent laissant entre eux des blancs aux grandeurs souvent égales, mais le tout reste lisible, serait-ce là une image de la « maladie », être dans le régulier et l’irrégulier à la fois, dans l’attendu et l’inattendu, dans une perte où tout reste visible à très peu de chose près.

Michèle Finck est à la recherche du mot qui manque, avec son obsession et sa magie, celui qui pourrait guérir, à la recherche d’un mot fort capable de soulever le réel et de restituer un ordre perdu : Qui a mot   a pouvoir. Le mot est une énergie, on s’en remet à lui dans un désespoir qui cependant demeure lucide, une prière que l’on adresse au monde des vivants, un possible encore. Les paroles se gagnent l’une l’autre, paroles dures, drues qui battent les flancs du blanc sans concession, volontaires.

Le mot qui manque, le mot de la peur imprononçable, celui de la présence-absence, rend le poème parfois désordonné à son ordre. Et pour ce faire, l’auteure limite le mot à son essentiel, au son qui en fait nous renvoie au seul langage parlé, celui qui a effet sur l’autre, celui que l’on peut dire, voire crier, celui par lequel nous sommes entendus directement : homme devient om. […]

Ce recueil est une belle construction où alternent des poèmes aux structures différentes, avec des mots en caractères gras, en italique, poèmes très courts, plus longs, entrecoupés du Carnet d’hôpital avec un échange entre (la voix du médecin) et (la voix du malade). Des poèmes depuis l’horizontalité jusqu’à la verticalité assurent une mise debout du recueil. […]

À certains endroits du recueil, la musique est bien présente comme partie prenante de l’être et peut-être plus la musique intérieure quand l’instrument a disparu. Poésie et musique se sont alliées comme pour trouver par deux langages réunis le mot qui manque. Michèle Finck nous fait plus qu’une description de la maladie, il s’agit de vivre avec elle comme si elle était une autre face du monde où la raison n’est pas absente mais différente. Poèmes de douleur, de tendresse sans révolte, une acceptation et toujours devant soi le guide du mot qui manque, le sauveur et son énorme pouvoir.

Livre dense, compact, lançant des éclairs dans plusieurs directions du temps et de l’espace, assurant une liaison entre le proche et le lointain, la question et la réponse ou l’absence de réponse. Recueil pour une lecture lente, riche, multiple, humaine, recueillie comme une Nuit transfigurée où les échos des vers se répondent comme un vaste concerto où la soliste est en même temps chef d’orchestre. La Ballade des hommes-nuages, un appel à l’humanité, à proscrire l’exclusion et à considérer la maladie mentale comme partie du monde, à dialoguer avec elle, autre réel présent.

Sur « Un dédale de ciels »

La lecture de Jean-Marie Corbusier

Extraits d’un article paru dans Le Journal des poètes, 4 / 2022

L’auteur revient vers les chairs disparues des chers disparus. Ils ne font plus qu’un dans la mémoire qui les ravive. L’arrière-petit-fils côtoie l’arrière-grand-père dans des gestes quotidiens les plus banaux, parfois aussi les plus secrets. Nous sommes dans le temps et hors du temps, l’espace n’a plus de lieu, il est tous les lieux présents et confondus.

Toute une série d’images dérivent qui se dispersent et s’assemblent parfois dans des mouvements surréalistes. Sa voie dégringole / émiettée / depuis la forme noire / accroupie sur moi. On s’échappe vite du réel, la rêverie qui gouverne le souvenir permet de lancer le songe dans des directions insoupçonnées. Le réel advient mais dans un autre avènement : Mon aïeul tient un journal de silence.

Les limites rationnelles se dépassent, le cloisonnement entre les catégories de choses disparaît, le monde semble un à-plat tentaculaire. Tous les sens sont aux aguets dans un retournement possible des choses. […]

Dans cette intimité où l’oubli refait surface, il n’y a pas de sentiment exprimé, ce sont des descriptions de gens, de lieux, de faits d’existence perdus dans la masse des existants, sans éclat sans rien qui les ait retenus pour que quelqu’un se souvienne. Existence banale, tout témoin disparu, les chairs pourrissent au fond du noir mais cela avait déjà commencé la vie durant : les impressions, les sentiments mêlés de ma grand-mère qu’elle ne dit pas.

Vie étouffée par la vie ordinaire, l’auteur lui rend un peu de lustre en dépassant le réel en activant les voies du songe. Voici tous ces gens redevenus vivants et anonymes l’instant de la lecture. Ecriture franche et directe qui ne s’embarrasse pas de mots inutiles, sensible sous le verbe ordinaire.

Sur « Ainsi parlait Montaigne »

La lecture de Jean-Marie Corbusier

Extraits de l’article paru dans le Journal des poètes, 2 / 22

Ce livre au sujet de Montaigne est un rajeunissement, je dirais aussi une mise de la parole au goût du jour, de son évidence, de son essentiel sans ajout. Dans l’introduction, Quand M. de Montaigne a lâché sa baguette, l’auteur nous donne une biographie mais surtout au sujet des voyages effectués par Montaigne, des lieux et des personnes visités.

Lire dans le texte de cet auteur est truculent et jouissif, mais certains mots sans l’aide d’un glossaire restent difficiles à comprendre. Comment revenir à Montaigne débarrassé de tout ce que les critiques littéraires en ont dit, de toutes ces phrases mises en exergue par des lecteurs autres que soi ?

On a l’impression, dans ce livre de Gérard Pfister, de relire un Montaigne à l’air libre, d’y respirer à son rythme et non pas à celui des autres. Montaigne dépoussiéré, allégé et brillant, sorti d’une gangue et de sa biographie encombrante et imposée. Enfin Montaigne au-dessus de lui, ayant à cheval traversé des siècles pour nous apporter l’idée de bien-être, du désir de vivre, d’accepter l’autre dans sa différence… bref de tout son humanisme. […]

De l’air, de la plénitude, de l’espace ! C’est ce que nous propose le nouveau titre de la collection : Ainsi parlait. Les précédents ouvrages ont le même effet : décaper, épurer, rendre lisible et vivable un autre état des lieux, rapprocher lecteurs et écrivains par l’essentiel de leurs écrits. […]

Sur « Ainsi parlait Maeterlinck »

La lecture de Jean-Marie Corbusier

Extraits de l’article paru dans le Journal des poètes, I / 22

Yves Namur, dans sa préface, présente succinctement Maeterlinck et son œuvre. Il en a extrait des dits et maximes, 447 articles au total. Il y a des évidences en exergue, des principes de vie que l’on prend pour soi ou que l’on rejette après méditation, des conseils moraux, des pensées courtes ou développées. Le lecteur y trouve un côté affirmatif, sûr de soi, presque comme une démonstration à certains moments. « La manière dont nous aimons ce que nous croyons être une vérité a plus d’importance que la vérité même. Certaines qualités sont mises en évidence : la simplicité, l’ardeur, la fermeté d’un attachement sincère… « 

Ces dits et maximes dont certains nous accrochent plus que d’autres, nous poussent à la réflexion sur le monde, sur les autres, sur nous-mêmes. On y trouve aussi un vaste désir d’appartenir au monde, d’en représenter la présence mais aussi à trouver une consolation à vivre, si même elle est plus dans les mots que dans les faits. L’espérance est partageable et l’accueil que nous lui faisons ne dépend que de nous. Ces affirmations, quelquefois, deviennent un profond questionnement qui atteint notre chair, dépasse notre esprit pour mettre notre corps en avant, lui donnant ainsi la primauté. […]

Chez Maeterlinck, le lecteur oscille souvent entre deux idées, entre deux attitudes de vie aussi exactes, aussi prégnantes l’une que l’autre. Peut-être, ne fait-il, en fin de compte, que suggérer plus que d’affirmer : Les hommes vénèrent ce qui les fait souffrir…Le lecteur restera toujours libre de sa propre perception des choses et de sa lecture.

268. Nous sommes à la fois nous-même et un autre, nous-même et plusieurs autres, nous-même et tous les autres, nous-même et l’univers, nous-même et l’infini.

269. Ne pas savoir ce qu’il est venu faire sur terre, voilà le grand et éternel tourment de l’homme. […]

Maeterlinck nous dit qu’il est difficile d’aller vers les autres, bien que la volonté y soit, il y a comme un barrage « naturel » et il ajoute : Il y a un moment où les âmes se touchent et savent tout sans que l’on ait besoin de remuer les lèvres. On doit rester au-dessus des événements et accepter la solitude, mais toujours aller vers l’homme et mesurer les difficultés de la vie. Nous assistons de la part de l’auteur à une véritable recherche avec ses aller-retours, ses contradictions, ses découvertes, ses expériences diverses, comme aller de l’existence au néant, de la vie à la mort… Ce livre contient la pensée essentielle de la vie : la tentative de répondre au pourquoi et au comment de l’existence et de s’en accommoder même dans l’ordre social.

Sur « Manuel de Réisophie pratique »

La lecture d’Alain Roussel

Extraits d’un article paru dans Europe, novembre 2022

Qu’il prenne le « pouls du monde » à des riens, qu’il interroge l’inaccessible, le « Cela » de tout être et son « pourquoi », qu’il traque le secret dans son secret, qu’il révèle du feu sa brûlure, évidente, mais dont on ne voit trop souvent que la flamme, qu’il use du paradoxe dans Résolutions, Laurent Albarracin « n’en a jamais fini avec la chose des choses » comme l’écrit si justement Pierre Campion dans une postface. Son dernier livre, Manuel de Réisophie pratique, s’inscrit dans la même démarche. Il fait suite à Res rerum, chez le même éditeur, et se réfère à un mystérieux « collège de Réisophie » censé être le véritable auteur collectif de l’ouvrage mais qui souhaite demeurer caché, un peu à la façon des rosicruciens de la Renaissance. […]

Si le collège de Réisophie n’a pas d’existence réelle, il en a une fictionnelle. Il est là, avec son autorité morale présumée, voire initiatique, dans le secret de la pensée du poète, l’organisant et l’orientant, lui soufflant les mots à son « oreille sensible aux chuchotements ». On pense au « je est un autre » de Rimbaud ou aux hétéronymes de Pessoa. C’est Albarracin qui a écrit ce livre… et ce n’est pas lui. C’est un autre, ce sont plusieurs autres réunis en une fraternité intérieure œuvrant dans le même but, et il peut ainsi à la fois exprimer sa propre subjectivité, au plus intime, et revendiquer par rapport à elle un regard distancié, semblable à celui que certains auteurs de romans exercent sur le narrateur.

On l’aura compris : le mot Réisophie est un néologisme. Par son étymologie, il implique une sorte de gnose tournée vers la connaissance de la chose d’où découlerait, jouant sur le double sens du mot « sophia », une sagesse, voire une manière de sentir et de penser : « N’obéis à aucun commandement. /Même celui-ci. /Sois comme la girouette, /Toujours campée au même endroit /Et se moquant du vent ». Comment ne pas être sensible à des conseils tels que « Exerce ton ouïe à entendre/ Que le vent est la rivière des cimes. » ou « Nourris-toi de ce que le chant des oiseaux/ ne coule dans aucune gorge. »

C’est dans une quête métaphysique, mais par les moyens de la poésie, que nous entraîne Laurent Albarracin. Sa singularité est de rechercher inlassablement, non sans humour, le fameux « couteau sans lame auquel manque le manche », de Lichtenberg. Car la chose que traque Albarracin, dont on ne sait rien, même pas si elle existe, est insaisissable. On peut lire et relire le livre, nous n’en saurons pas plus. Parfois, nous pouvons avoir l’impression, à la lecture, de toucher au but, mais la chose ne se rapproche que pour nous faire ressentir, alors que l’on croit la toucher, son inaccessibilité, son irréductible ipséité. […]

Le poète ne s’en cache pas : « les portes ouvertes de la chose » sont faites pour être défoncées. Pour peu qu’on y réfléchisse, cette formule n’est pas une boutade. Elle est bien plus profonde qu’il n’y paraît. En effet, ouvrir une porte fermée est un acte des plus banals que nous effectuons tous les jours. Mais ouvrir une porte ouverte créé aussitôt un trouble, met en dérangement la logique ordinaire par un paradoxe et fracture le sens, béance dans laquelle aussitôt la pensée s’engouffre sans savoir où cela va la mener. De même, Albarracin utilise la tautologie comme révélateur d’évidences, à l’instar de Antonio Porchia et, en partie, de Roger Munier, sauf qu’il la pousse dans ses retranchements successifs ou la fait rebondir jusqu’à l’extrême limite du sens. […]

Métaphysicien, Albarracin l’est assurément. Mais il est avant tout poète. La théorie et la pratique qu’il développe prennent leur essor des choses du monde sensible : abeilles, montagne, feu, chaise, peigne, ruisseau, lampe, fenêtre, pomme, paupières… Ce faisant, il abolit les frontières entre poésie et métaphysique. Et s’il est dans la nature de la « chose », malgré tous nos efforts, de demeurer impénétrable, il nous reste de toute façon cette fête du langage dans laquelle le poète nous invite joyeusement à entrer.

Sur « La Ballade des hommes-nuages »

La lecture de Veneranda Paladino

Extraits d’un article paru dans les DNA, le 26 juin 2022

C’est probablement son recueil de poésie le plus intime, cru et âpre mais empli de bienveillance et de compassion. Michèle Finck aborde la bascule psychique et sa quête d’écriture en délivrant un cri d’amour bouleversant.

S’entailler non pas les veines, mais « entailler l’intime » Ainsi s’annonce le nouveau recueil de poésie de I’écrivaine Michèle Finck – la Ballade des hommes-nuages –. qui convoque en son titre l’autre célèbre Ballade des pendus de François Villon. […]

Son univers tisse des correspondances entre la danse, le cinéma, la peinture, la musique ; ici celle de Schoenberg et du mouvement dodécaphonique. Une traduction du chavirement intérieur de « son » homme, OM, qui bascule dans la maladie mentale […]

L’architecture de la Ballade des hommes-nuages emprunte au cycle orphique de la descente à la remontée vers la lumière guidée par l’amour. Une trajectoire douloureuse, ample, qui relève de l’exorcisme ». Au cœur de l’infinie finitude, il y a également cette quête transmise par le père « du mot qui manque».

« Le mot qui manque / Est le sous-œuvre / De tout poème » Qui prodigue guérison, amour et sauve l’autre. L’homme aimé traverse l’enfer médicamenteux, hospitalisé à Sainte-Anne à Paris. Un lieu ouvert où il peut peindre, filmer les nuages, mais qui enferme dans une camisole chimique «  à la puissance d’une bombe atomique » pour le cerveau.

L’homme blessé crie son mal être et implore « sauve-moi ». Autant de mots lestés de peine que consigne autrice dans divers carnets d’hôpital. Elle les rassemble ici pour la première fois. À cet égard. Michèle Finck livre un vibrant témoignage d’une accompagnatrice impuissante face à la détresse et à la déshumanisation que génèrent trop souvent les hôpitaux psychiatriques. Elle souhaite, dit-elle, apporter « une bouée de sauvetage aux accompagnants, qu’ils se sentent compris, aidés et aimés »

« Laisser deviner » tout en disant les choses, mais avec délicatesse et bienveillance. C’est la force de ce texte qui avance entre vie et mort, dans un état qui confine à ta clairvoyance. Morts et vivants s’y étreignent dans une chorégraphie intime De l’enfance surgissent des images, elles se réfléchissent au prisme de la folle de l’OM. […]

L’OM se rêve en OZ. comme le magicien. Et continue de filmer les nuages : l’art sera son viatique N’est-ce pas au cœur d’une brûlure intérieure que l’hyper-sensibilité créatrice jaillit ?

« Tous hommes nuages / qui combattent aux frontières / De la folie Humains Sont des êtres humains / N’en faites pas des proscrits des hors-la-vie ». Ce chœur a cappella, « Miserere », qui referme le livre, partage un message essentiel de tolérance, d’accueil de l’autre fragile. Dans une compassion infinie et universelle.