Sur « Manuel de Réisophie pratique »

La lecture d’Alain Roussel

Extraits d’un article paru dans Europe, novembre 2022

Qu’il prenne le « pouls du monde » à des riens, qu’il interroge l’inaccessible, le « Cela » de tout être et son « pourquoi », qu’il traque le secret dans son secret, qu’il révèle du feu sa brûlure, évidente, mais dont on ne voit trop souvent que la flamme, qu’il use du paradoxe dans Résolutions, Laurent Albarracin « n’en a jamais fini avec la chose des choses » comme l’écrit si justement Pierre Campion dans une postface. Son dernier livre, Manuel de Réisophie pratique, s’inscrit dans la même démarche. Il fait suite à Res rerum, chez le même éditeur, et se réfère à un mystérieux « collège de Réisophie » censé être le véritable auteur collectif de l’ouvrage mais qui souhaite demeurer caché, un peu à la façon des rosicruciens de la Renaissance. […]

Si le collège de Réisophie n’a pas d’existence réelle, il en a une fictionnelle. Il est là, avec son autorité morale présumée, voire initiatique, dans le secret de la pensée du poète, l’organisant et l’orientant, lui soufflant les mots à son « oreille sensible aux chuchotements ». On pense au « je est un autre » de Rimbaud ou aux hétéronymes de Pessoa. C’est Albarracin qui a écrit ce livre… et ce n’est pas lui. C’est un autre, ce sont plusieurs autres réunis en une fraternité intérieure œuvrant dans le même but, et il peut ainsi à la fois exprimer sa propre subjectivité, au plus intime, et revendiquer par rapport à elle un regard distancié, semblable à celui que certains auteurs de romans exercent sur le narrateur.

On l’aura compris : le mot Réisophie est un néologisme. Par son étymologie, il implique une sorte de gnose tournée vers la connaissance de la chose d’où découlerait, jouant sur le double sens du mot « sophia », une sagesse, voire une manière de sentir et de penser : « N’obéis à aucun commandement. /Même celui-ci. /Sois comme la girouette, /Toujours campée au même endroit /Et se moquant du vent ». Comment ne pas être sensible à des conseils tels que « Exerce ton ouïe à entendre/ Que le vent est la rivière des cimes. » ou « Nourris-toi de ce que le chant des oiseaux/ ne coule dans aucune gorge. »

C’est dans une quête métaphysique, mais par les moyens de la poésie, que nous entraîne Laurent Albarracin. Sa singularité est de rechercher inlassablement, non sans humour, le fameux « couteau sans lame auquel manque le manche », de Lichtenberg. Car la chose que traque Albarracin, dont on ne sait rien, même pas si elle existe, est insaisissable. On peut lire et relire le livre, nous n’en saurons pas plus. Parfois, nous pouvons avoir l’impression, à la lecture, de toucher au but, mais la chose ne se rapproche que pour nous faire ressentir, alors que l’on croit la toucher, son inaccessibilité, son irréductible ipséité. […]

Le poète ne s’en cache pas : « les portes ouvertes de la chose » sont faites pour être défoncées. Pour peu qu’on y réfléchisse, cette formule n’est pas une boutade. Elle est bien plus profonde qu’il n’y paraît. En effet, ouvrir une porte fermée est un acte des plus banals que nous effectuons tous les jours. Mais ouvrir une porte ouverte créé aussitôt un trouble, met en dérangement la logique ordinaire par un paradoxe et fracture le sens, béance dans laquelle aussitôt la pensée s’engouffre sans savoir où cela va la mener. De même, Albarracin utilise la tautologie comme révélateur d’évidences, à l’instar de Antonio Porchia et, en partie, de Roger Munier, sauf qu’il la pousse dans ses retranchements successifs ou la fait rebondir jusqu’à l’extrême limite du sens. […]

Métaphysicien, Albarracin l’est assurément. Mais il est avant tout poète. La théorie et la pratique qu’il développe prennent leur essor des choses du monde sensible : abeilles, montagne, feu, chaise, peigne, ruisseau, lampe, fenêtre, pomme, paupières… Ce faisant, il abolit les frontières entre poésie et métaphysique. Et s’il est dans la nature de la « chose », malgré tous nos efforts, de demeurer impénétrable, il nous reste de toute façon cette fête du langage dans laquelle le poète nous invite joyeusement à entrer.