La lecture de Jacques Ancet
Extraits d’un article sur Tout entier visage paru dans Aujourd’hui poème en janvier 2005
Henri Meschonnic continue. Ou, plutôt, il recommence, à chaque poème – à chaque fragment du poème qu’il ne cesse d’écrire de livre en livre et qui est le poème de cet inconnu qui ne cesse de le traverser. Tout entier oreille, comme il se dit « tout entier visage », en écoutant parler en lui son silence, il le voit. Car, dit-il, « il faut / apprendre à voit par l’écoute ». Et ce qu’il voit, ce n’est pas le spectacle arrêté du monde, des images, mais un mouvement invisible et sans fin qui est celui de la vie même :
partout où je me tourne je
ne dois pas bien voir je ne
vois pas ce que je vois je vois
la joie de tout voir malgré
tout ce que je ne veux pas voir
j’ai quelque chose dans ma vue
je ne vois que de la vie
Poésie de l’intime, cette poésie s’est faite, par approfondissements successifs, poésie de l’intime extérieur. C’est pourquoi « tout entier visage », tout entier ouvert à ce qui l’entoure, le poète est « tout entier tous les visages », son regard, tous les regards, sa voix toutes les voix, son corps tous les corps : « alors ce n’est pas moi qui / vois / c’est les yeux de tous les / corps / qui voient par moi ». Le sujet n’est donc pas clos sur sa propre identité : il ne sait pas qui il est, d’où il vient, parce qu’il est le passage d’un bruissement de foule en lui, qui voit par ses yeux, bouge dans ses gestes, parle par sa bouche :
Je suis l’enfant je suis la
foule qui pousse ses mains
comme un arbre
sort de moi
et plein de cris je m’ouvre
sans comprendre
ce qui vient
Alors, si la poésie est la vie dans la voix, c’est au sens où elle est « toutes les vies » et donc au sens où je est tous les je. Au sens où le poète est celui qui « réinvente / l’anonymat. » D’où cette gaieté tonique qui, malgré l’angoisse, la peur inhérentes à toute existence, porte le poète au-dessus de lui-même : « je sais pourquoi / chaque vie qui / passe me fait / rire rire et rire / c’est parce qu’à toutes ces vies / j’ai une vie de plus dans ma / vie ».
Avec Tout entier visage, se prolonge une quête où « vie », « voir », « visage », « voix », « veiller », « venir », « vide », « voyage »… passent l’un dans l’autre, existent l’un par l’autre. Et c’est une signifiance qui, d’éclats en éclats – de cailloux en cailloux que, tel un autre Petit Poucet, le poète sèmerait devant lui – ne cesse de nous ouvrir à la vision d’un monde écouter et voir, dedans et dehors, corps et paysage ne font plus qu’un. Et c’est l’émerveillement :
j’ai vu j’ai vu on était
des petites parts du temps prises
dans le soleil tant ce qui
était à voir faisait de
nous des fragments de lumière
fondus l’un dans l’autre le
paysage dans le corps
le corps dans le paysage
comme on n’avait jamais vu