Pour Alfred Kern

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Le témoignage de Gérard Pfister 

Article en hommage à Alfred Kern paru dans le Bulletin de la Maison des Écrivains en janvier 2002

 

Il regarde. Des journées entières il n’est que ce regard contemplant le paysage immense des montagnes et des nuées. À chaque instant la lumière change, les couleurs s’inversent, les formes basculent. Dans la vallée, les choses semblent stables, les gens sont enfermés dans leurs soucis, le commerce rythme la vie selon ses horaires. Quelques kilomètres suffisent, en remontant le Walsbach : déjà le bourg n’est presque plus visible. À gauche du cadre, tout en bas, les toits des maisons, à la manière de ces villages miniatures – l’église, la mairie, la poste, la gare – que disposent autour des voies les passionnés de trains électriques. Une innocente mise en scène, une poésie de carte postale, attendrissante, un peu dérisoire, où ne manquent pas même sur les plus hauts édifices les nids imposants des cigognes. C’est là qu’il descend le matin pour acheter le journal paru la veille au soir à Paris, pour regarder les vitrines du pâtissier, où trônent le samedi les streussel couleur de feuille morte, tout grumeleux de cannelle. Il a gardé le goût des chefs-d’œuvre éphémères de sucre et de crème, si pareils à ces fleurs, à ces champignons, à ces lichens qu’il a appris au long des interminables promenades – lui, l’homme des livres, le citadin – à comprendre et à aimer. Il connaît comme personne ici dans la vallée les détours de sentier où se dresse le lis martagon, les tourbières où sortent les premières jonquilles, les hautes chaumes que parsèment les bouquets de gentiane. Il les voit là-bas, il les devine, en telle minuscule surface jaune ou rousse, tout au fond du paysage, ou bien cachés par ce ban de brume ou ce nuage accrochés au Kastelberg ou au Schnepfenried, ou dissimulés encore par la neige, au sommet du Hohneck ou du Petit Ballon. Il les retrouve dans sa mémoire, dans l’exacte clarté où se fit leur rencontre – voici dix ans, vingt ans, il ne le sait plus, mais cette forme, cette couleur vivent en lui dans la splendeur du premier jour.

Il regarde. Des mois entiers il n’est que ce regard comme perdu dans la profondeur vertigineuse de ce ciel, de ces replis de terre et de brumes si intimement mêlés que les formes sans cesse se cristallisent et se dissolvent, que l’imagination ne peut avoir de plus grand essor que le jeu infini de ces apparitions, de ces métamorphoses. Lui qui, au travers de tant de récits, de romans, de fictions photographiques a laissé libre cours aux plus surprenantes créations de l’esprit, il lui suffit désormais d’être ce regard. Il lui suffit d’être la pensée de ce lieu, le corps angélique, monstrueux, où ce paysage par quelque extraordinaire alchimie se fait conscience de lui-même. Comme l’espace de ce lieu offre à sa pensée un champ presque illimité, sa conscience ouvre au paysage une dimension nouvelle et mystérieuse. L’abîme appelle l’abîme. Un même vertige parcourt les hauteurs des crêtes et les profondeurs de la mémoire. C’est là qu’il vit désormais. Dans cet au-delà de tout chemin. Dans cet en-deçà absolu, antérieur à toute enfance, à toute nostalgie. Il vit par le désir en un lieu au-delà de tout lieu. Si profondément enfoui, transfiguré dans l’espace du dedans qu’un nom suffit à dire secrètement toute sa lumière. Comme le nom magique de ces quelques maisons dans une clairière isolée sur les flancs du Kalblin : Ursprung, comme s’il pouvait être quelque part une place, un nom où les choses avaient leur source, leur premier saut, leur geste primordial. Ou bien cet autre lieu-dit, sur la route d’Hohrodberg au col du Wettstein, le Glasborn, comme si le jeu des perles de verre où sans fin se reflètent et s’égarent nos pensées avait en quelque place, en quelque nom une source, une naissance aussi cachée et fruste que ce petit bois de sapins et ce maigre pâturage.

Il regarde. Il habite le paysage comme l’amande habite le fruit. Comme s’il pouvait être lui-même le lieu-dit, Kern, de ce point vif du monde, de ce noyau sensible, et rien de plus que cette place, que ce nom. Comme si les nuances infinies de la lumière, les mouvements incessants des formes n’étaient que ceux de son cœur. Comme si un homme pouvait être une source. Comme si tout homme était ce gouffre, cette origine. Cette profondeur sans fond. Tiens-toi à ton néant, dit Tauler. Voici bien longtemps qu’il a lu ces paroles du Strasbourgeois, à l’âge où il se destinait à marcher sur ses pas. Il a suivi d’autres chemins, il a pris des sentiers de traverse où tout le monde a cru qu’il se perdrait. S’est-il perdu ? Qu’importe. Il n’a jamais aimé les conformismes ni les facilités. Il a préféré la docte ignorance. Il s’en est tenu à la surprise d’exister. Et aujourd’hui il arrive au même point. Où est-il arrivé ? Il n’en sait rien. Je ne sais toujours pas qui je suis. Mémoire et vide, clown et poète. Le cours de la vie humaine, dit aussi le Rhénan, est le plus noble et le plus parfait de tous les mouvements, quand il revient à son origine.

Il regarde. Le soir tombe. Sans un bruit, Halina est entrée dans la vaste pièce de séjour et s’est assise à la table. Rien n’a été troublé. Sa présence ne fait qu’un avec la sienne, avec ce lieu, avec leur échange. Comme un nom secret peut recueillir le plus précieux de tout être, c’est sous un nom plus doux encore que son cœur la connaît, unissant en une même fascination l’iris du regard et la tendre désinence du prénom slave. Comme s’il avait à apprendre d’elle la patience et la douceur de la contemplation, comme s’il voulait placer sous l’unique dédicace de son nom l’émerveillement de chaque instant. Irina.

Il regarde. Le journal est resté posé sur ses genoux. Il ne l’a pas ouvert. Déjà l’ombre s’est étendue dans le long cadre que dessinent les douze fenêtres alignées de la vaste pièce, naguère salle de restaurant quand la bâtisse servait de maison galante aux austères luthériens de la vallée. Il est immobile, comme s’il dormait, la bouche entrouverte, dans une moue dubitative ou étonnée. Une expression presque enfantine dans les yeux. Malicieuse et naïve à la fois. Elle sourit et regarde avec lui la nuit qui tombe, les oiseaux qui tournoient dans le ciel et, au milieu du cadre, là-haut, de plus en plus distinctes, les lumières de l’Altenberg.