La lecture de Marc Wetzel
Extraits de l’article sur Nul lieu n’est meilleur que le monde paru dans Poezibao en septembre 2018
L’homme, né en 1934, toujours brillant, drôle et actif, – toujours écologiste, toujours romancier, toujours fermier de son Kentucky natal, toujours essayiste vaste et pertinent – a renoncé, dès ses 22 ans, à enseigner, pour n’avoir pas à vivre de sa parole, pour s’exprimer par livres qui, seuls, nous laissent loisir et temps de nous détromper d’eux […]
Berry, c’est superbe ; c’est racé, fraternel et perspicace, comme de l’Épictète, du Thoreau, du Rilke. Touchés, on pleure pareil. Mais c’est un Épictète à son compte, fermier indépendant, qui ne ferait cours qu’à ses Muses. Un Thoreau âgé, dialecticien, redevenu sauvage sur son lieu même d’enfance, et ajoutant un travail hors de lui, dans les champs et les étables, à celui de la forêt en lui. C’est un Rilke bosseur, sédentaire, qui accouche ses brebis, lustre son maïs, vend ses juments, bricole divers réduits sur son domaine. C’est un homme dont les si divers talents ne comptent pas fusionner pour rien […]
C’est un homme dont le cœur, c’est vrai, aime plaire, mais chez qui la vanité est comme physiquement impossible : son renom a su reposer sur le seul travail. Et chez lequel, de même, l’humilité s’ouvre toujours : s’efforçant (dans sa tâche poétique, comme dans ses activités agricoles) de tirer de lui tout ce qu’il peut, il ne vise le meilleur que pour nous le rendre disponible. Et c’est l’anti-voyeur : dès qu’il dénude littéralement notre âme, il la laisse seule. Et ce qu’il exhibe de lui, c’est la fécondité dont il résulte, non la sienne. Une fécondité qui, même mort, le nourrira :
Traitez-moi donc, même mort,
en homme qui a un endroit
où aller et quelque chose à faire.
Ne me barbouillez pas la figure
de cire, de poudre ou de maquillage
comme on embellirait
une réalité impossible à changer
pour faire mentir l’amertume.
Reconnaissez cette terre natale
dont est fait et sera fait mon corps,
reconnaissez sa liberté et
sa mutabilité.
Vêtez-moi des habits
que je portais dans mes va-et-vient quotidiens.
Déposez-moi dans un coffre en bois.
Mettez ce coffre dans le sol (p.19)
Il est facile de dire ce qu’il sait faire : il sait célébrer, il sait consoler, il sait animer et mobiliser. Bien que plutôt solitaire, et ne festoyant pas, il célèbre partout et toujours une vie des choses que solennellement il restitue. Bien qu’activiste (qui préfère prévenir les poisons à décontaminer) et malcommode (qui tolère peu nos loisirs de ne pas penser), Wendell Berry est un homme qui, sans rassurer jamais, console toujours, car il accompagne son récit de la dévastation du monde par la mention de ses perfections intactes et le rappel de son indestructible déploiement. Et c’est un homme qui mobilise, car il détaille aux parts effondrées de nous-mêmes les croche-pieds qu’elles se sont faits, et, en appelant aux seules forces qui relèvent, nous guérit de l’impuissance. Et d’abord tirons, suggère-t-il, de la complexité même du mal notre lucidité sur lui ! :
Mais est-ce qu’en fait les Seigneurs de la Guerre
détestent le monde ? Ce serait facile
à supporter, s’il en était ainsi. S’ils détestaient
leurs enfants et les fleurs
qui poussent sous la lumière qui réchauffe,
ce serait facile à supporter. Car dans ce cas
nous pourrions détester les détestateurs
et avoir raison. Ce qui est dur,
c’est d’imaginer que les Seigneurs de la Guerre
puissent aimer les êtres qu’ils détruisent (p.107) […]
On a naïvement envie de dire : voici peut-être le plus grand poète vivant. Et l’on a le droit aussi de sourire avec ceux qui jugent son génie ringardissime. Mais l’immense émotion que suscite sa lecture secoue en nous, comme un Dieu, l’authenticité perdue :
Plus nous sommes ensemble,
plus vaste la mort croît autour de nous.
Combien d’êtres connus de nous en ce moment
qui sont morts ! Nous, qui avons été jeunes,
mesurons à présent le prix d’avoir été.
Pourtant, plus nous connaissons les morts,
plus nous devenons familiers du monde.
Nous qui avons été jeunes et nous sommes aimés
dans l’ignorance, nous parvenons
à nous connaître dans l’amour (p.15)