Sur « La Petite Chambre qui donnait sur la potence »

La lecture de Patrick Corneau

Extraits de l’article publié le 4 juillet 2020 sur le blog Le Lorgnon mélancolique

Issu de la communauté juive du sud de l’Alsace, le Sundgau (région d’Altkirch), Nathan Katz est l’un des plus grands auteurs alsaciens au XXe siècle par l’universalité de ses thèmes et le rayonnement spirituel de sa personnalité. C’est une belle découverte littéraire que je dois aux éditions Arfuyen qui viennent de traduire le premier livre de Katz après avoir publié la quasi-totalité de son œuvre poétique, découverte grâce à Guillevic. Ce petit livre La Petite Chambre qui donnait sur la potence (Das Galgenstüblein) a pour sous-titre Un combat pour la joie de vivre, ce qui peut sembler quelque peu contradictoire si l’on rapproche les mots. En 1914, Katz est mobilisé dans l’armée allemande, blessé au bras par une balle, il est soigné à Tübingen, puis envoyé sur le front russe, prisonnier à Nijni-Novgorod avant d’être rapatrié en passant par Archangelesk. C’est lors de cet exil douloureux qu’il écrit ce témoignage. C’est l’un des écrits les plus optimistes, les plus revigorants que j’ai lu depuis longtemps. Et Dieu sait que les temps actuels ne portent pas à de tels sentiments. D’où la vraie bénédiction apportée par ce condensé de joie pure, sans façon, porté par le seul appétit de vie. […]

Complètement à rebours de ce qu’on pourrait attendre, là où d’autres prisonniers se seraient plaints et auraient décrit un univers carcéral atroce, le jeune Nathan de 23 ans s’émerveille de la beauté de la pluie qui brille sur la potence qu’il voit depuis la petite pièce dans laquelle il dort dans ce camp au fin fond de la Russie. « Je ne peux m’empêcher de rire à la vue de la potence. La bonne vieille potence !… Complètement ramollie par la chaude humidité, elle est recouverte de part en part de petites gouttelettes de pluie brillantes*. » Bien que souffrant, déplacé à des milliers de kilomètres de son pays, cet homme va élever l’énergie spirituelle qui l’habite à des hauteurs psychiques, morales – et même de simple dignité humaine – exceptionnelles. De ces mois d’internement et de travaux forcés, Katz ne retient pas les privations, la faim, le froid mais la découverte d’un pays au climat rude et des rencontres, des amitiés. Une force en lui, un peu semblable à celle qui anime Etty Hillesum  aux pires moments dans le camp de Westerbork, le pousse à renverser l’affliction en « combat pour la joie de vivre ».

La vie de captivité évoquée va donc bien au-delà de l’anecdote, sans pour autant s’exalter dans le lyrisme. C’est le journal d’une metanoïa, d’une transformation intérieure qui est aussi une libération, affranchissement des servitudes du quotidien pour aller à l’essentiel : ne voir que le meilleur côté des choses, au lieu de se recroqueviller sur soi, s’ouvrir au monde tel qu’il est, à l’amour de l’autre qui toujours habite celui qui sait transcender les aléas de l’Histoire et ses misères. Il y faut un don sans doute, mais cela ne suffit pas s’il n’y a pas une volonté agissante, un vouloir-vivre qui prend ici le parti pris d’une attention extrême aux choses, aux phénomènes du monde. La leçon de Simone Weil est déjà entendue : « L’école, disait-elle – et la poésie dirons-nous, n’a pas d’autre destination sérieuse que la formation de l’attention. » Il suffit à Katz d’apercevoir la lueur de sa bêche qui « scintillait dans les lueurs de l’aurore » pour sublimer ce trivial détail en la conscience pleine de joie du travail accompli. Ce petit détail le reconduit au sens profond de toute tâche abouchée aux travaux de la terre, semaison, moisson, etc. rythmés par le cycle des saisons et des jours. […]

Parfois cette attention se porte non sur la réalité mais sur un souvenir qui surgit et insiste dans les moments d’ennui ou de nostalgie : Katz se souvient des pots de géraniums rouge feu devant la fenêtre de sa chambre, chez lui à Waldighoffen, son pays qui est comme un grand jardin : « Ganz ein Garten, meine Heimat ». Il a une pensée émue pour le vieux poirier qui continue de vivre là-bas, il a perdu ses plus solides branches, il a été fendu et brûlé par la foudre mais, vaille que vaille, il continue à verdir et grandir ; face à cette force persévérante, le poète éprouve à la fois une forme de respect (Ehrfurcht) et une gratitude devant les merveilles, les mystères que la vie nous offre par dessus les tourments et tribulations d’une humanité toujours occupée à s’entretuer. […]

A une époque où flamboie le festif de pacotille, la foire aux vanités d’un individualisme aveugle, la frivolité et le cynisme froid sous leurs formes les plus kitsches, où l’on s’acharne à briser « l’illusion lyrique » et cultiver l’ironie décapante, où le désert de l’insignifiance humaine croît dans la dévastation de la planète, la voix de Nathan Katz, par sa simple humanité, nous fait l’effet d’un baume, elle revivifie l’âme et la nettoie de toutes les scories dont la post-modernité l’offusque pour la nier, ou la faire sombrer.

« Ce n’est sans doute pas un chef d’œuvre littéraire, écrit Jean-Paul Sorg dans sa préface. C’est mieux que cela ! » Oui, c’est une confession singulière, un journal de l’âme d’une grande originalité mêlant poèmes, récits sobrement élégiaques, paraboles et méditations philosophiques. Sa fraîcheur poétique, sa foi dans le logos et une forme de naïveté fervente où transparaît la figure du Christ et l’impératif de l’amour font que ce texte à nul autre pareil prend place doucement – à pas de colombe – dans le champ de la littérature spirituelle mondiale, cent ans après sa première édition.