Sur « L’Œuvre poétique » de Hart Crane

La lecture de Thierry Gillybœuf

Extraits d’un article sur L’Œuvre poétique de Hart Crane paru dans Hippocampe n° 25 (mars-avril 2016)

Le 27 avril 1932, entre Veracruz et New York, un homme de trente-trois ans, enjambe la rambarde du vapeur Orizabal qui croise dans la mer des Antilles, et se jette à l’eau dans le Golfe du Mexique. Certains témoins affirment l’avoir entendu prononcer ces derniers mots : “Goodbye everybody !” Pourtant, il n’a laissé aucune lettre expliquant son geste. Quelques heures plus tôt, il avait été corrigé sévèrement par un membre de l’équipage auquel il aurait fait des avances. Peggy Baird, l’épouse de son ami le poète Malcolm Cowley, dont elle vient de divorcer et avec laquelle il entretient une liaison amoureuse passionnée depuis quelques semaines, l’avait retrouvé à l’aube, ce jour-là, piteux, anéanti. Il lui avait confié : “Je ne vais pas y arriver, ma chère. Je suis entièrement disgracié”.

Son nom : Hart Crane, l’un des poètes les plus marquants de sa génération, rongé par l’alcool et hanté par une homosexualité mal acceptée, l’auteur de trois recueils dont l’un d’eux, The Bridge, compte parmi les œuvres fondatrices de la poésie moderne américaine, dont se réclameront des auteurs comme E.E. Cummings, William Carlos Williams, Robert Lowell, T.S. Eliot, Jack Kerouac ou Allen Ginsberg. Son corps ne sera jamais retrouvé : “Hart Crane ne hante plus les rues du bord de l’eau”, écrira Carson McCullers, huit ans plus tard. […]

Ce geste désespéré a la fulgurance sombre de sa poésie post-whitmanienne, caractérisée par ce que T.S. Eliot appellera sa “logique de la métaphore”. L’écriture de Hart Crane, faite de ruptures et d’élans, possède sa part énigmatique – d’aucuns lui reprocheront son hermétisme, quand son érudition, son recours à un vocabulaire volontiers archaïque font assaut de clarté, de lucidité rehaussée de zones d’ombre. Comme l’écrit dans sa remarquable préface Hoa Hôï Vuong, auteur d’une traduction maîtrisée, habitée, essentielle, toute en justesse-justice au texte originel […]

Il y a une remarquable adéquation entre Hart Crane et son traducteur, ou plus exactement son passeur, au sens larbaldien du terme, qui restitue avec intelligence et efficacité les rimes et les rythmes capiteux de ce poète encore méconnu en France, et trop souvent réduit à sa légende maudite d’archange déchu. Certes, il se réclame de Rimbaud, dont il admire le “destructivisme euphorique et explosif”, auquel il emprunte l’imagerie et le symbolisme mystérieux. D’aucuns ont souligné le caractère “désordonné” de son œuvre, alors que cette disparité même relève d’une forme permanente de renouvellement. “En tant que poète”, dira-t-il, “il est fort possible que je sois plus intéressé par les soi-disant empiètements illogiques de la connotation des mots sur la conscience (et leurs combinaisons et leur réciprocité dans la métaphore) que par la préservation de leur signification rigide d’un point de vue logique au détriment du sujet et des perceptions nées du poème”.

Le mérite – l’un des mérites – de ce volume bilingue est de nous révéler nombre de pièces maîtresses, au-delà de la magistrale ode en quinze chants et en vers plus ou moins pindariques que constitue Le Pont, dont Crane entendait faire l’équivalent – et le contrepoids – de La Terre vaine d’Eliot. Le pont, qui, à l’origine est celui de Brooklyn, prend une valeur symbolique dont l’architecture, la structure embrasse et incarne tout ce qui constitue l’Amérique, pour composer une épopée à la fois pré-américaine et panaméricaine, pour dessiner un territoire où le mythe le partage à la réalité moderne, même s’“il n’y a pas de poésie moins régionaliste que celle de Crane, même lorsque le territoire des États-Unis est minutieusement recensé”. […]