Juin 2021

Un chasseur végétarien

« Seuls ceux qui écrivent des vers peuvent comprendre le bonheur que l’on éprouve quand, privé de poèmes depuis des mois, on les entend à nouveau frapper à la porte de notre cœur. On n’aime rien tant que ses poèmes : ce sont les seuls textes dont on se prend parfois à rêver qu’ils soient achevés, qu’ils aient leur vie propre et qu’ils ne puissent plus mourir. » Stefan Zweig écrit ces lignes à son amie suédoise Ellen Key le 16 novembre 1905, quelques mois avant la parution de son deuxième recueil, Die frühen Kränze (Les Couronnes précoces). De fait, il n’est que de parcourir les Journaux de Zweig pour constater la place considérable que la poésie n’a cessé de tenir dans sa vie.

Lorsqu’un voyage ou une rencontre lui inspire un poème, c’est toujours avec joie et fierté qu’il l’accueille. C’est dans l’écriture poétique qu’il trouve la plus grande satisfaction et qu’il se sent le mieux justifié de sa vocation littéraire. Aussi se reproche-t-il de ne pas lui faire plus de place :  «Pourquoi trahir ce noble plaisir (qui me vient parfois avec une merveilleuse facilité !) pour des heures ternes, désœuvrées, maussades ? Voilà qui m’est incompréhensible. Je devrais me découvrir une ambition. »   Vingt ans après Les Couronnes précoces, Zweig n’a pas changé d’état d’esprit : c’est toujours à la poésie qu’il donne la prééminence dans la littérature et dans sa vie : « En fin de compte, écrit-il à Franz Karl Ginzkey en janvier 1924, c’est toujours à ces productions lyriques que nous tenons le plus, parce que nous ne savons vraiment pas qui nous les donne : elles sont ce qui nous vient du ciel, la grâce, tandis que tout le reste provient d’un travail, d’une réflexion, d’un apprentissage. » Après deux rééditions des Frühen Kränze, en 1917 et en 1920, ses Gesammelte Gedichte (Poésies complètes) viennent alors de paraître et le miracle de l’éclosion poétique lui procure toujours un même émerveillement.

« De tous les auteurs que je connais, écrit-il à son ami belge Frans Masereel, je suis celui qui déteste le plus son soi-disant succès : je crois que le succès gâte la vie et le caractère et que la vraie vie est celle qui reste anonyme » (20 juillet 1925). À lire ses lettres, cette constatation revient d’année en année toujours plus amère, plus accablante : le succès que remportent presque tous ses livres, et souvent pour son plus grand étonnement, est une malédiction : « Encore un livre et encore un et encore un et la vie passe, la jeunesse s’en va et on fera encore des livres et encore ! Quand on a une fois montré qu’on peut faire de bons livres, il manque cette belle inquiétude et cela devient un métier. Mon vieux, il y a presque 25 ans, un quart de siècle, que j’ai publié mes premiers vers, au fond de mon être j’aurais envie de laisser la littérature de côté et de voyager. Mais le succès, le “devoir” devient une chaîne. »

Cette « belle inquiétude », « l’inquiétude primordiale », n’est-elle pas précisément l’autre nom de ce « démon » qui est à la source de toute grande création, de toute poésie ? Comment parler de succès lorsque cette source de toute inspiration vient à manquer, lorsque ne reste plus qu’un «métier », avec toutes ses servitudes et, pire encore, tous ses compromis. Ce succès-là est une piètre compensation pour ce qu’il a d’irrémédiablement perdu, sacrifié. Hölderlin serait-il le poète qu’il est devenu s’il s’était accommodé de pareilles facilités ? « Dès la première heure, cet enthousiaste tourne résolument le gouvernail de sa vie vers l’infini, vers le littoral inaccessible sur lequel il doit se briser. Rien ne peut l’empêcher de suivre cet appel invisible avec une fidélité qui va jusqu’à son propre anéantissement. De prime abord, Hölderlin repousse tout compromis de métier » (in Le Combat avec le démon. Hölderlin, Kleist, Niezsche, 1925).   

Quel que soit le prix à payer d’un tel choix – et c’est souvent celui de la vie –, il est le seul honorable pour quiconque se sent vraiment appelé à faire œuvre de poète. Tout autre choix est faiblesse, et son prix est de ne pouvoir pas vraiment s’accomplir, de devoir renoncer à ce qui fait notre raison d’être et notre joie profonde. Sans cesse revient chez Zweig, comme une plainte, le sentiment d’être prisonnier de l’existence qu’il s’est faite et empêché de mener à bien l’œuvre qu’il porte en lui. « Ce que tu appelles le “succès”, je ne le ressens pas du tout ainsi, mais seulement comme un fardeau. Quelque chose de la naïveté et de la joie pure s’est irrémédiablement perdu à cause de cette frénésie et de cette chasse et de cette fuite, et j’ai l’impression d’être un chasseur qui en réalité est végétarien, et à qui le gibier qu’il doit tuer ne procure aucune joie » (lettre à Victor Fleischer, 7 juillet 1930).

Il acquiert la notoriété par ses essais littéraires, mais il ne rêve que de poésie : « Fait du bon travail, notait-il déjà dans ses Journaux le 7 janvier 1913, de petites choses malheureusement, du genre essai, alors que j’aspire à la création poétique. »