Conférence donnée par Patrick Kéchichian

Extraits de l’intervention de Patrick Kéchichian au colloque Marie de la Trinité du 26 mars 2011
[…] Je n’aime pas beaucoup les confidences, mais permettez-moi celle-ci : j’allais avoir trente ans en 1980, année de la mort de Marie de la Trinité, et je venais, après pas mal de tâtonnements, de me convertir à la foi catholique. Nourrie de quelques lectures, cette conversion incluait à mes yeux, sans pouvoir les détailler ou même les saisir par la pensée, toutes les données et conséquences de la Révélation, telles que la tradition chrétienne, des Pères aux écrivains modernes, ont pu les réfléchir et les exprimer. […] Dans mon périple, il y avait eu aussi, génération 70 oblige, la psychanalyse, science et méthode alors hégémonique, perçue comme une étape obligée dans le développement intellectuel et psychologique d’un jeune homme. […]
Issu de cette culture et de cet environnement, je perçois comme étrangement familier le destin de Marie de la Trinité, sur ses deux versants : la grâce et la problématique psychologique, tout cela associé à la nature de ses écrits. Ses mots et ses maux me sont proches. Même si l’expérience mystique en tant que telle, demeure, elle, parfaitement irréductible à une quelconque proximité. Je crois qu’il faut distinguer ici la nature de l’expérience et ses attendus, ou comme je disais à l’instant, sa signification. Au-delà des anecdotes et des aléas de la biographie, celle-ci nous concerne au premier chef. De plus, et c’est l’essentiel, elle nous invite à un partage, à une communion invisible.
Troublé, je l’eusse été moins, je crois, si j’avais eu à traiter, par exemple, de sainte Thérèse d’Avila ou de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, ou encore d’Elisabeth de la Trinité. L’éloignement du temps, même minime, parfois de l’espace, et aussi des mentalités, des cultures, a quelque chose tout à la fois de libérateur et de protecteur. On pose devant soi un sujet d’étude, on le traite, avec plus ou moins de sensibilité et d’érudition, comme appartenant au passé, à l’histoire. En fait, on n’a pas à craindre qu’il vienne vous taper sur l’épaule en vous disant « mais tu te trompes… » Avec un léger décalage, Marie de la Trinité, elle, appartient pleinement à notre temps. Ce que l’on peut dire et penser, comprendre d’elle, lui serait parfaitement intelligible. Elle le jugerait avec le discernement et la sévérité qui la caractérise. En cela, elle est notre contemporaine. Elle peut donc toujours, par quelque mystérieux moyen, venir pointer mon erreur, contester mon point de vue. […]
De quelque côté que l’on tourne le problème, une chose au moins est certaine : la littérature n’est pas l’espace dans lequel a cherché à s’inscrire Marie de la Trinité. D’ailleurs, l’histoire de ses Carnets, le temps resserré de leur rédaction, cet enfouissement volontaire et en même temps cette certitude non orgueilleuse de leur importance, le prouvent. Nous ne sommes pas devant une œuvre pittoresque sauvée de l’oubli où elle risquait de s’enfoncer, mais face à la relation rigoureuse, aussi rigoureuse qu’il est possible, d’une expérience, d’une grâce (de plusieurs grâces…), qui est le cœur vivant et ardent de l’existence de la religieuse. […]
Sur le versant mystique, la dominicaine prend soin de distinguer les ordres… Ainsi, en juin 1941, elle souligne la différence qu’il convient de faire entre connaissance et expérience, mettant cette dernière au plus haut, sans pour autant négliger la connaissance, dont son travail d’écriture émane directement : « Il ne peut y avoir d’expérience humaine sans connaissance, écrit-elle, mais l’inverse est possible : connaissance sans expérience. (…) La connaissance a rapport à l’être comme vrai, et par l’intermédiaire de l’idée. La connaissance ne touche pas l’être, tandis que l’expérience l’étreint. » Un jour (2 mai 1944), elle note cette réponse reçue du Père à l’une de ses demandes : « Les expériences sont plus délectables. Les lumières sont plus communicables. » Dans son vocabulaire, connaissance et lumière sont synonymes. Ailleurs, elle parle aussi de la « traduction » des lumières reçues. Travailler à les retranscrire, c’est les « revêtir de mots », et « comme ce sont des lumières simples et pleines, les mots sont toujours par un côté en insuffisance ou désaccord – aussi, là où un seul suffirait pour une pensée humaine, j’en mets trois ou quatre pour essayer de mettre au point. » Insensiblement, ce sont les « régions obscures » qui s’éclairent. Assez puissante et pourvue de « tant de nuances », comme elle l’écrit dans son mémoire de 1956, cette lumière lui apparaît « nouvelle, plus humble, plus réelle, plus humaine ».
Sur l’un et l’autre versant, psychologique et spirituel, il y a donc écriture, volonté âpre, farouche, pour reprendre ces deux adjectifs, de laisser une trace, de témoigner, d’aider sans doute, d’être utile. Mais chacun des domaines appelle, je crois, une écriture spécifique. La nature et l’accessibilité des objets n’étant pas d’égale valeur… Est-il nécessaire de noter que jamais la religieuse ne confond ses Carnets avec un Journal intime ? Le retour sur soi que toute geste autobiographique implique, elle se l’interdit absolument ; elle l’exprime ainsi : « Rejeter tout retour sur moi, m’en évader in sinu Patris, dès que je perçois un retour sur moi dans l’oraison. » […]
Avec cette détresse que j’évoquais, avec toute la détresse du monde, le XXe siècle a fait littérature. Je n’entends pas ce mot péjorativement. La notion, vague sans doute, de littérature de témoignage a accompagné et suivi les grandes tragédies du siècle, avec la Shoah pour sombre emblème. Ce ne sont plus les accents du romantisme, même le plus noir, qui ont cherché à exprimer cette détresse. Il n’était plus temps. En revanche, le besoin vital du témoignage, de la mémoire, de la parole articulée opposés au malheur et à l’horreur s’est imposé. Il fallait rendre compte, tenir le compte le plus exact possible de cette détresse. Dieu a déserté, avait-on décrété… Comme pour l’expérience mystique, ce qui apparaissait comme indicible, la poésie, peut-être, pouvait le dire, ou au moins le rendre sensible.
« Dans le cœur de la nuit, une mesure est là toujours, commune / A tous, et chacun cependant reçoit en propre son destin. / Chacun s’en va, chacun s’en vient aux lieux qu’il peut atteindre », écrit Hölderlin au tout début du XIXe siècle dans son grand poème, « Le Pain et le Vin » (traduction de Gustave Roud). « Mais nous venons trop tard, ami. Oui, les dieux vivent, Mais là-haut sur nos fronts, au cœur d’un autre monde… », poursuit-il, avant de poser, à la septième strophe de son élégie, cette question appelée à résonner si fortement au siècle suivant : « Pourquoi dans ce temps d’ombre misérable, des poètes ? » d’autres traductions disent : « en temps d’indigence » ou « de détresse ». Peu de temps après, le poète sombre dans la folie, sa poésie se fige, comme un corps pris par les cendres. […]
Marie de la Trinité, on peut s’en étonner, presque en être choqué, ne fait pratiquement aucune allusion aux événements qui ont lieu en France et en Europe dans les années 40-45. Sauf je crois, en une page, à l’exode. Elle est toute à sa mission. Le bruit et la fureur du temps semblent bien éloignés d’elle. Mais si on lit ses écrits, si on s’approche en pensée et en prière de sa personne, ce bruit et cette fureur, cette détresse, on les entend, certes assourdis, retenus hors de l’espace intérieur. « La vocation religieuse, écrit Marie de la Trinité au docteur Jacqueline Renaud en février 1956, n’entraîne pas la répudiation du créé – au contraire, elle s’en sert, elle en a besoin mais elle le polarise et le dépasse constamment (…). Il ne s’agit pas du tout, dans mon esprit, d’établir une scission ou une opposition entre la réalité humaine et la réalité de la grâce. » Dans cette affirmation de la non séparation entre la « réalité humaine » et la « réalité de la grâce », je note que la « grâce » est une « réalité » à part entière : il ne peut donc y avoir, même discrète ou clandestine, de « répudiation du créé ».
A la même Jacqueline Renaud, un mois plus tard : « J’ai l’air assuré et décidé, et par dessous je tremble, je suis dans l’angoisse à tout moment. Ce que j’ai toujours devant les yeux c’est une sorte de catastrophe invincible et dont je porte en moi la cause fatale sans pouvoir m’en défaire. » Il y a plusieurs manières d’entendre cette dernière phrase. On pourrait y lire une sorte d’égocentrisme, une volonté dérisoire de tout ramener à soi – jusqu’à l’invincible catastrophe, jusqu’à la détresse du temps. Ce n’est évidemment pas de cela qu’il s’agit. L’intériorité, Marie de la Trinité l’a assez dit et développé, est ouverte, appelée « in sinu Patris », et là, universalisée, « immolée ».
Pour terminer, je citerai ce dernier passage, tiré du Mémoire de 1956, qui va dans le même sens. Un sens parfaitement inintelligible si on le soustrait de la grâce, qui est sa source. Je cite : « Maintenant je retrouve à peu près les mêmes sentiments et émotions qu’auparavant à l’exception de la joie qui, après avoir complètement disparu est revenue, mais dans un autre lieu de moi-même, et sous une autre forme. Je ne la ressens que spirituellement et elle est indépendante des circonstances de la vie. » Loin d’être fragile ou illusoire, cette « joie », seul sentiment qui demeure spirituellement, est « indépendante des circonstances de la vie » pour mieux se transmettre et se partager. Notre impuissance à éprouver cette joie ne l’empêche pas d’être triomphante, en perpétuelle dilatation, comme l’a pensée Jean-Louis Chrétien (La Joie spacieuse. Essai sur la dilatation, éd. de Minuit, 2007). « Tout ce qui arrive est adorable », disait Léon Bloy avec audace. « Tout est grâce », renchérissait le curé de campagne de Bernanos, citant la Petit Thérèse.