AVRIL 2024

Dans « L’importance de Simone Weil », un texte de 1960, Czesław Miłosz écrivait : « La France fit un don merveilleux au monde moderne en la personne de Simone Weil. La venue au XXe siècle de pareil écrivain défiait toute probabilité, mais il arrive que l’improbable se produise. » Il nourrit pour la philosophe française une admiration sans réserve, sans pour autant cacher les aspérités de son œuvre et de sa pensée qui, selon lui, sont de nature à effrayer ou rebuter le lecteur timoré. […]

Disciple du Christ jusqu’au mysticisme, celle que ses détracteurs surnommaient la « Vierge rouge », comme Louise Michel avant elle, était également proche de Boris Souvarine, des républicains espagnols et des combats anticoloniaux. Véritable activiste du pacifisme, son discours changea du tout au tout au moment de l’armistice de 1940, jusqu’à voir dans le refus de se battre une lâcheté et une compromission. Très tôt, son engagement politique la rapproche du syndicalisme et du communisme, mais elle refuse de souscrire au culte du progrès, réfute jusqu’à l’existence même d’une doctrine marxiste, et s’oppose avec véhémence à un Trotski qui n’a pas de mots assez durs à son encontre. […]

Se considérant comme un « esprit médiocre », cette grande lectrice de Platon se voyait condamnée à vivre dans l’illusion et donc dans le malheur, comme en écho au mythe de la caverne. La vérité lui étant ainsi refusée, elle aimait « mieux mourir que vivre sans elle ». Son obsession de la vérité, à laquelle elle n’a jamais rien cédé dans ses multiples engagements jusqu’à se retrouver seule parce qu’incapable du moindre accommodement, cette quête qui ne va cesser de la consumer durant les vingt années suivantes s’est manifestée à l’issue d’une sorte de crise existentielle aux alentours de ses quatorze ans.

Trois ans plus tôt, elle avait découvert sa judéité, comme elle le racontera à la fin de sa vie à un Jacques Maritain auquel elle demande de l’aider à rentrer en France, alors qu’elle vient d’arriver à New York avec ses parents : « Je suis d’origine israélite, mais mes parents, tout à fait agnostiques, m’ont laissé ignorer mon origine jusqu’à l’âge de onze ans et m’ont élevée en dehors de toute religion. » Il y a peut-être là une forme de blessure originelle inconsciente qui, parce qu’elle n’a pas été nommée ni guérie, ferait de Simone Weil une juive qui se refuse à l’être. […]

Pour elle, le « péché impardonnable » des Hébreux est d’avoir perçu Dieu « sous l’attribut de la puissance et non pas sous l’attribut de Dieu ». Alors qu’elle se passionnera pour les Upanishads ou la Bhagâvad-Gîtâ, elle est incapable de se plonger dans la lecture de l’Ancien Testament en s’en tenant au « devoir de probité intellectuelle » dont elle a pourtant fait sa méthode. Aux yeux de Simone Weil, l’Iliade a plus d’importance et de valeur que l’Ancien Testament, et ce sont les Grecs qui préfigurent la venue du Christ, et non les Hébreux, jugeant de surcroît la notion de peuple élu incompatible avec l’idée qu’elle se fait de Dieu. […]

Par ailleurs, son opposition à l’installation juive en Palestine, autrement dit à une nation juive dans ce protectorat anglais, s’inscrit pleinement dans la ligne adoptée à l’époque par les organisations juives de France, hostile au parti pris nationaliste adopté par le Sionisme. C’est précisément, dans son intervention sur le sujet, le risque que soulève Simone Weil, celui de créer une nationalité nouvelle alors que « nous souffrons déjà de l’existence de nations jeunes, nées au dix-neuvième siècle, et animées d’un nationalisme exaspéré ». […]

Peut-être cette « haine de soi » qui semble caractériser Simone Weil est-elle d’ordre pascalien ? À la phrase bien connue de l’auteur des Pensées« le moi est haïssable », fait écho la rude affirmation de la philosophe de La Pesanteur et la Grâce, « le seul chemin vers Dieu est de ne pas exister soi-même ». Or, chez cette intellectuelle repentie, les mots n’ont de réalité que dans leur réalisation : « La foi, c’est l’expérience que l’intelligence est éclairée par l’amour. » Cet effacement du soi, elle n’a eu de cesse de le pratiquer comme les grandes mystiques, dans une forme de dolorisme consenti, parce que depuis toujours, avant même sa « crise » et les questionnements qui en ont découlé, elle a vécu avec une conception chrétienne – et platonicienne – du monde. […]

Le choix de l’usine répond à une « nécessité intérieure », à une volonté de se mettre à l’épreuve du réel. Mais elle suit en cela la leçon de son ancien professeur, Alain, qui préconisait de raisonner à partir du concret et n’avait que mépris pour les spéculations industrielles abstraites. « J’ai l’impression surtout de m’échapper d’un monde d’abstraction et de me trouver parmi les hommes réels », écrit-elle à Simone Gibert en 1932. Son Journal d’usine, tiré de son expérience chez Alsthom et chez Renault, décrit cette réalité d’« établie » avant l’heure, attentive aux pénibles conditions de travail et aux instants d’entraide et de solidarité dont le désintéressement renouait avec la beauté.

C’est l’organisation sociale, que Platon appelle le « Gros Animal », qui prive l’ouvrier de l’accès à la beauté du monde. Car lui, le « Gros Animal », décide la finalité sur laquelle l’homme doit se régler, son action se trouvant ainsi vidée de son sens puisque l’homme doit désormais obéir à sa propre création. […] C’est ce qu’elle reproche au marxisme, et à ses tenants, qui est «obsédé par la production, et surtout par le progrès de la production ». Depuis la révolution industrielle, toute réflexion sur l’organisation du travail ne s’est jamais intéressée qu’à la production et non à celui qui produit.[…]

Restée proche d’une certaine tradition anarchiste, Simone Weil n’a eu de cesse de travailler sur les formes de vie en marge du droit. Ainsi, rompant avec la doxa marxiste, la révolution ne peut se traduire que par une émancipation complète et non par l’avènement, comme l’illustre l’exemple soviétique, d’une forme nouvelle d’oppression sociale. C’est ce qui la différencie des marxistes, cette conviction que toute transformation historique est davantage sociale que politique. Son rejet de la révolution s’explique si on l’appelle de ses vœux en y pensant « non comme à une solution des problèmes posés par l’actualité, mais comme à un miracle dispensant de résoudre les problèmes ». Simone Weil critique le mythe d’une conception scientifique de l’Histoire qui est au cœur de la réflexion développée par Karl Marx.[…]

L’œuvre de Simone Weil est d’une complexité d’autant plus fascinante qu’elle est en grande partie posthume, mise en ordre par deux artisans, gardiens ardents de sa pensée : Gustave Thibon, pour la partie spirituelle, et Albert Camus, pour la partie philosophique. […] Rendue à sa forme première, celle de fragments, dans ce volume, la pensée de Simone Weil y retrouve sa nature autant que son essence faite de fulgurances, d’élans et de brisures, pareils aux mouvements désordonnés des électrons qui sont pourtant une source prodigieuse d’énergie. Il n’est pas possible de l’épuiser. Cela explique que son influence et sa présence, tour à tour exaltantes, déconcertantes et irritantes, n’aient jamais cessé de croître.

Camus ne s’y était pas trompé : au moment de recevoir le prix Nobel, répondant à la question d’un journaliste lui demandant quels écrivains vivants comptaient pour lui, après avoir mentionné les noms de quelques auteurs et amis français et algériens, il avait déclaré : « Et Simone Weil – car il y a des morts qui sont plus proches de nous que bien des vivants. »