Grand chœur vide des miroirs

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Né en 1945, Jacques Pautard est le fils naturel d’un soldat noir de la Seconde Guerre Mondiale et d’une paysanne de Haute-Saône. Élevé en familles d’accueil, centres d’apprentissage et maisons de correction, puis porté par la vague de contestation des années pré et post-68, il a vécu une vie de marginal et d’autodidacte. Il s’est forgé ainsi une expérience de vie et un champ de réflexion singuliers et considérables. D’une force et d’une ampleur, qui nous semblent uniques dans la littérature française d’aujourd’hui, le présent ouvrage, Grand chœur vide des miroirs, est son premier livre de poésie.

Dans sa préface au Journal du réel gravé sur un bâton, de Michel Jourdan, Yves Bonnefoy écrivait : « Une dimension manque à la poésie française. Et c’est pourquoi je trouve de l’importance à ce qu’écrit Michel Jourdan, et voudrais contribuer à attirer l’attention sur son œuvre où un possible s’ébauche. » Beatnik impénitent qui a passé sa vie sur les routes en quête d’une sagesse peu conventionnelle, Pautard est de la même famille que Jourdan. Et peut-être ce Grand chœur vide des miroirs est l’un des textes qui évoque le mieux en français, dans sa liberté souveraine, la grande poésie de la beat generation américaine.

Jacques Pautard a publié un premier texte en 2006 : Duos d’une seule voix. Quatre saisons d’un Noir « Marron » dans la Comté de Bourgogne, qui constitue une sorte d’autobiographie rageuse (éditions Cêtre) : « Les choses que je conte ici, indique-t-il, étaient bien trop présentes trop pressantes trop violentes en moi que je puisse m’en distancer assez d’en faire de « la vraie poésie » […] Le chaos, l’arythmie, l’acrobatique de mes pensées et de mes phrases – leur métissage – redisent donc à travers ces pages le décousu de ma vie réelle : celle d’être un Français à peau brune, et pire, un Comtois de couleur !… »

Mais le temps de la colère est passé. Avec ce premier livre de poésie, c’est un grand souffle lyrique et une vaste vision philosophique qui saisit le lecteur. Construit autour de trois poèmes intitulés « Beatnik » qui lui donnent sa scansion, l’ensemble comporte neuf mouvements. Mais c’est, dès les premières lignes, une langue brûlante et prophétique : « Reste le cri plongeant qui ravissait mon être / devant la ligne brisée d’une route… Buste gris foudroyé / sur le genou venteux du télégraphe, comme un continuel départ / en moi… // Ô l’établi des routes par les soirs, / bruissant de l’œuvre d’adduction, de remembrance… / Le canon double de l’asphalte luisant sous l’acier des pluies / et le râtelier d’arbres à ses flancs accouru, sa couture égarée / dans la brume des trafics, / son trousseau hors d’haleine aux rigoles, son secret répandu, sa / ceinture incendiée, / joyautant d’infini les froides perspectives… ».

La route sera encore présente dans les tout derniers vers du livre, thème obsessionnel qui se confond avec la marche de la vie et le rythme des mots : « Oui, même poème indécis, même rêve de chair et d’os / sur la route ou sur le cahier, à longue page, à cœur serré, / vous donnant la sèche leçon d’un monde ne s’appartenant / qu’à ne jamais se devenir ; dont les bornes n’annoncent rien / que cette absence faite en homme… / Qui fut aux moelles de la route, au bout de toutes perspectives, / une grisaille qui traînait, / un chagrin qui les légendait, / une tristesse qu’on taisait… »

♦♦♦   Lire l’article d’Alain Roussel

Coll. Les Cahiers d'Arfuyen – 210 p – 2014 – ISBN 978-2-845-90202-2 – 14,5€