(1975)
Ce livre hors commerce a été publié pour marquer les 25 ans des Éditions Arfuyen et distribué gratuitement à tous ceux qui l es ont accompagnées depuis leurs débuts. On lira ci-après un extrait de la préface de Gérard Pfister, intitulée « D’un lieu imaginaire ».
«[…] Ainsi a vécu cet ermite ami de Dieu et cet écrivain ami des hommes, partageant ses visions et offrant ses conseils aux êtres de bonne volonté de sa cruelle époque, celle de la Grande Peste, des famines et des persécutions antisémites. Ainsi a survécu son admirable figure dans les mémoires plus d’un demi millénaire, jusqu’à ce qu’au siècle dernier – j’entends le XIX°– un érudit germaniste découvre que jamais il n’avait existé : les écrits attribués au saint homme étaient l’ouvre d’un banquier strasbourgeois, Rulmann Merswin, et de plusieurs de ses amis, laïcs comme lui, qui avaient voulu par cette pieuse invention donner plus d’autorité à leurs expériences spirituelles.
« De la même façon parviendront de New York au début des années vingt, par de secrets cheminements, nombre de petits textes énigmatiques et facétieux dont fauteur se désignera sous le nom étrange de Rrose Sélavy. Mais, cette fois, il ne faudra guère attendre pour savoir qui en était le véritable auteur, pourtant maître en mystification bien plus que le mystique Merswin, l’ironique Marcel Ducharnp. Rencontre. à vrai dire, moins fortuite qu’il y paraît entre l’ami de Dieu et l’apôtre de Dada : sait-on assez ce que le dadaïsme d’un Jean Arp ou, avant lui, l’expressionnisme d’un René Schickele doivent a la mystique rhénane, soit directement, soit par des intermédiaires tels que Jakob Böhme ou Angelus Silesius ? Les plus lourds volumes ne suffiraient pas à retracer et expliquer ces affinités mystérieuses qui, d’un siècle à l’autre, d’un continent à l’autre, malgré la différence des langues et des cultures cheminent entre les lignes, circulent entre les voix, avec une évidence qui s’impose mais que rien ne peut établir.
Peu importe que l’Ami de Dieu du Haut-Pays, que Rrose Sélavy n’existent que dans le monde de l’écriture : leur réalité est plus forte encore de n’être à jamais que de pures figures du Désir. Il fallait qu’ils existent pour qu’une certaine vérité, au delà de tel homme ou de tel autre, au delà des conventions religieuses ou des normes littéraires, puisse être dite, puisse être entendue. Telles sont les étranges amitiés que tisse l’écriture, plus intimes qu’aucune autre et pourtant si secrètes que l’ami le plus souvent s’efface entièrement dans ce qu’il veut donner.
« C’est à célébrer de telles affinités qu’est destiné ce petit livre, lorsque déjà un quart de siècle a passé depuis qu’en fut créé le lieu symbolique, cette montagne nommée Arfuyen. Son site fut d’abord en Haute-Provence : au pied du mont Ventoux – à Malaucène d’où Pétrarque partit pour en faire l’ascension –, une grosse colline dont c’était le nom. Le voici en Alsace, près de ses vraies origines, sur une montagne plus haute où s’abrite le Lac Noir. Au vrai, ce nom d’Arfuyen, avec ses résonances celtiques, n’est pas plus de Provence que d’Alsace : il pourrait être japonais, aussi bien qu’arabe. Un nom rêvé pour une montagne peut-être imaginaire, suspendue au-dessus des nuages comme les rougeoiements d’un coucher de soleil. Est-ce en Chine une vision du peintre Bada Shanren, est-ce dans les Hautes-Vosges un regard porté vers les lointains de la Forêt Noire ?
« C’est un lieu merveilleux où ne cesse jamais la conversation des amis, et si parfaite est son harmonie que pas un instant elle ne dérange le silence. C’est un livre, fait pour eux, de tant d’autres livres où déjà ils avaient appris à se connaître. Certains ne sont plus là, partis depuis des siècles ou bien quelques années et leurs visages nous manquent. D’autres sont parmi nous, mais souvent se tiennent à une telle distance d’eux-mêmes que d’ores et déjà ce sont leurs textes qui parlent mieux pour eux. D’autres enfin sont les amis inconnus à qui tous ces écrits s’adressent, sans qui tout ce travail n’aurait pas de sens : ce lecteur unique et innombrable, complice et confident, à qui s’abandonne le désir de celui qui écrit.
« Que ce livre soit celui de tant d’amitiés différentes, vivant de la souffrance et de l’élan de leurs différences, et unies pourtant, étrangement, dans la continuité et l’harmonie d’un texte unique, fait de fragments de leurs textes et de ce qu’aucun de leurs textes, jamais, ne saura dire. »