Sur « Laisser partir »

BOCHOLIER

La lecture de Gérard Bocholier

Extraits de l’article sur Laisser partir paru dans la Revue des Belles Lettres en juillet 2009

Alain Suied poursuit inlassablement son œuvre d’investigation de l’être et de création poétique. Il scrute « l’énigme (…) sans fin et sans début » dans laquelle s’inscrit tout l’humain : « Dès la naissance, un cri / brise la paroi du rêve / et se répand sans recours / dans le désert humain. / Cela revient. Et cela / s’enroule dans le destin. »

Il se place à l’instant de la naissance qui sera peut-être un jour rejoint par celui du grand silence de la mort. Ainsi passé et futur semblent, dans sa pensée et sa poésie, toujours s’appeler, se faire écho, s’approfondir l’un l’autre. C’est la même et la seule histoire qui se déroule, poussée par le désir qui brûle et fait avancer. Et elle repose, sous le regard aigu de la conscience du poète, sur une espèce d’abîme, ce « manque » essentiel qui « constitue » l’être et que l’être ne peut pas et ne doit pas oublier, ni combler. « Être au monde – voilà ce qui compte / et voilà ce qui disparaîtra. / Le monde existe quand tu le perds. »

Avec une grande rigueur d’écriture et de composition, Alain Suied semble établir l’exacte balance du vide et du plein, du révolu et du rêvé. Il fonde chaque pesée d’existence sur des constats, voire des sentences : « Échapper – nul ne peut échapper », « Revenir – nul ne peut revenir ».

Ce fort sentiment de l’irréparable ne débouche cependant pas sur le désespoir. L’homme peut entendre cette parole qui ne cesse d’accompagner sa marche dans le temps : « Dans la nuit sans chemin / dans le désert des cœurs / dans la parole sans visage / tu n’es pas abandonné. »

Le vide, bien certainement, est là, qui creuse chaque chose et chaque être. Mais : « Dans le vide, tu lances un cri / et ce cri devient monde. » L’homme peut devenir « étoile ». L’amour le lui permet. « Aimer / est la seule liberté » Alors, « laisser partir » ne peut signifier tout à fait renoncer à toute forme de joie. La joie d’aimer enrichit, comble le cœur en secret. « Merveilleux miracle », destiné à surmonter la tentation du néant : «Aimer le monde –voilà ce qui survivra. »

Alain Suied, par amour du monde et de l’humain, ne peut qu’explorer toujours davantage cette foi, malgré une intransigeante lucidité qui paraît, dans certaines pages exacerber la douleur. Ses mots et ses vers viennent d’une expérience capitale. Ils nous atteignent ainsi avec d’autant plus d’efficacité émotive : « Le pain des mots et l’eau de la voix / portent la trace de la blessure / qui nous relie au monde. »

En cette « blessure » béante, nous nous retrouvons tous.