Sur « Blasons de l’instant »

ROCQUET 1

La lecture de Claude-Henry Rocquet

Extraits de l’article sur Blasons de l’instant paru dans La Croix en mars 2000

«Ses proses sont un chemin de méditation dont la poésie ne saurait être absente : chant ou pensée, il s’agit toujours chez Gérard Pfister, d’atteindre une vérité de parole.

Pascal le dit : « Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre. » Nous espérons : nous attendons… Cette pensée pourrait être la semence et le principe du nouveau livre de Gérard Pfister, Blasons du corps limpide de l’instant, qui s’ouvre ainsi : « C’est l’instant de vivre. C’est notre instant unique. Si nous n’y trouvons pas la vie, où la chercherons-nous ? Si nous n’y trouvons pas ce qu’est la vie, où pouvons-nous espérer de vivre jamais ? »

À partir de ce point, de cet instant initial, central, le livre se construit, s’édifie. Il se compose de neuf séquences de 11 textes : 99 textes à quoi s’ajoutent la page liminaire et la finale. Chaque prose est suivie, en italique, de quelques lignes qui sont comme le reflet, l’écho, de ce qui les précède : son essence, plus silencieuse, plus proche du poème.

L’architecture du livre et cette composition qu’on dirait musicale ne sont pas séparables de son dessein, de son sens. N’est-ce pas signifier d’emblée que s’il s’agit de s’orienter vers l’instant – orient perpétuel, origine –, le flot du temps, sa dispersion, nous le fera manquer ? Pour commencer à vivre, intérieurement, il faut le cercle et le point, la rosace traversée de lumière, la coupole du temple, le nombre, la figure. Il faut un ordre, une forme. La forme de l’écriture, de la parole, achemine déjà l’auteur et le lecteur à ce qui se tient là, à celui qui se tient là : lui-même, et celui qui est en lui plus lui-même que lui, et qu’il arrive à Pfister de nommer : l’ami, le dieu.

On connaissait en Gérard Pfister le poète. Les proses de Naissance de l’invisible, et ces Blasons, comment les désigner ? Parlons d’un chemin de méditation mais dont la poésie ne saurait être absente. Prose ou poème, chant ou pensée, instant du cœur ou espace de la raison, il s’agit toujours, chez Gérard Pfister, d’atteindre une vérité de parole. Poésie ou prose, il s’agit de ce qui en chacun de nous mène et ramène à l’origine, à l’intérieur : « L’urgence de la parole. Le mouvement en toi qui appelle. Qui veut louer. Qui veut aimer. Qui veut vivre. Le besoin d’apprendre, mot à mot, la parole. Et l’ami est auprès de toi… – Qui est-il ? Il te parle. Il t’enseigne la parole. Tu l’écoutes, tu notes ce qu’il dit. Qui est-il ? Tu ne sais, qu’importe. Il te connaît mieux que toi-même. Il te sait par cœur. »

Ce livre est un dialogue avec soi, une manière d’examen de conscience. Mais celui qui se parle au fond de sa nuit, cherche sa lumière, s’éblouit de tel instant de vie et, parce qu’il se veut sincère et nu, tend au lecteur, à l’autre, un miroir. De ce livre où l’auteur est présent, présent en personne, l’auteur s’absente, pour nous laisser l’habiter, et que nous y demeurions : son livre sera notre demeure. Comme il apprend à s’effacer pour que l’instant l’habite, l’instant : l’éternité. L’exercice dont ce livre est le fruit et le moyen, voici qu’il devient, naturellement, exercice du lecteur dans le temps de sa lecture, et au-delà. Leçon, mais avec la douceur d’un vent léger ; leçon d’un art de vivre, de vivre l’instant, grâce à l’instant.

L’une des beautés de ces pages – beauté spirituelle – est dans le refus d’une piété facile, factice, fausse. Ainsi, ce refus d’un « dieu » qui ne serait que la projection de notre désir de puissance, d’une volonté d’être quelqu’un, quelque chose ; quand le sens de l’instant est de nous conduire à l’abandon, au dénuement, à la pauvreté : « Désespérément nous avons lutté contre le temps, contre le mouvement même de notre désir. Contre cela qui nous emporte, cela qui nous perd. Nous n’avons trouvé d’autre issue que d’amasser cet or, que d’accumuler ce savoir, que d’élever cette idole. »