La lecture de Marie-Claire Bancquard
Extraits de l’article sur Le pays derrière les yeux paru dans Europe en septembre 2009
« La poésie, c’est autre chose ». Cette phrase de Guillevic a servi de titre à un volume paru l’an dernier chez Arfuyen, réunissant des définitions certes diverses de la poésie, mais convergeant pour dire sa différence par rapport aux autres moyens d’expression.
« Autre chose » : on peut assurément le dire du dernier recueil de Gérard Pfister, Le pays derrière les yeux. C’est en fait un seul poème qui, en dix-neuf développements, se déploie en lentes variations tout en formant une incontestable unité, telle une cantate de Bach. La langue, elle aussi, avance par glissements, comme les choses dont il est question dès le début : « il y a / en toutes choses / une prodigieuse / lenteur // qui est / la beauté même ». « Fluide(s) », « fragile(s) », « en suspens », amies attentives et discrètes, « il y a / en toutes choses // comme la lenteur / oubliée // de l’enfance / le souvenir de notre nuit ».
C’est donc par l’extérieur, très matériellement, que le poète entre dans cette nuit qui est « comme un trou sans fond », « le pays derrière les yeux ». Une nuit sans fin, dense, comparable à une immense mer retirée en silence au fond d’une plage immense. Un regard de derrière les yeux, inconnu, qui fait peur, mais qui remonte peu à peu dans la sensibilité comme peut remonter une enfance. « Pays noir / mine profonde // où se perdent / les vies », mais qui sait « ce que rêve / l’enfant », « ce que dit / la lumière ».
Tel est le territoire du poème : souffrance et déchirement, mais « promesse » multiforme et superbe des choses, avant même leur apparition. Une présence absente, un temple dédié à « la seule / l’obscure matière // la secrète / énergie ». Alors commence un hymne à la nuit, obscure mais éclairant toute chose, « temple dressé // ou simple cabane », aux bruits de « marmara », « corne d’or », mais toujours silencieuse, aussi. Griffue, mais caressante, « ma toute-noire / ma profonde », rayonnante quand le temple se dresse comme quand il est détruit, demeure à la fois vide et pleine « de mille regards / de mille visages »… « Une flamme noire // où toutes choses / s’embrasent / et se consume / la nuit ».
Elle possède elle-même, la nuit, un regard qui à la fois l’illumine, et prend sa source « là / où elle n’a plus de nom », « avant l’esprit / avant // la matière au plus noir // de l’unique / énergie ». Elle est à elle-même source de vie et de mort, comme elle l’est pour le poète, qui à sa lumière touche le monde et le quittera, « les orbites vides // entre les mains / de la nuit ».
Et il y a encore, en arrière d’elle, un avenir insondable, un abîme où se raréfie le minéral, où l’être se dérobe… D’autre part nous sortons sans cesse de la nuit, pour nous exposer à ce phare éclatant du jour qui nous poursuit comme le chasseur fait de l’animal. Jour « plein de sang », matin où « nos yeux / se rouvrent / comme une cicatrice ». « Le jour // est une blessure // que rouvre / chaque matin // une fleur / que chaque nuit // nous donne ».
Traducteur de Jacob Boehme, excellent connaisseur des écrivains allemands, Gérard Pfister ne pouvait ignorer les textes spirituels et littéraires qu’ils ont consacrés à la nuit. Mais dans son très beau Pays derrière les yeux, son hymne à la nuit frappe par son originalité. « Autre chose » assurément que la poésie purement personnelle ou que la poésie cantonnée au monde matériel, la sienne aborde de grandes questions qui intéressent toutes les sensibilités contemporaines : présence du corps et de la mort, valeurs antithétiques qui habitent le silence, le jour et la nuit, mystère du cosmos qui nous enveloppe. Et elle les aborde dans une langue à la fois subtile, ralentie par les coupes, et pleine d’énergie, qui relie à merveille les différents moments de la méditation.