Le témoignage de Bernard Simeone
Extrait d’un article sur Margherita Guidacci paru dans Le Mensuel Littéraire et Poétique en janvier 1988
Parmi tous les poètes Italiens contemporains que la France découvre actuellement, Margherita Guidacci, née à Florence en 1921, mérite (et exige) une attention particulière, afin que ne se renouvelle pas ici le malentendu qui a longtemps affligé son oeuvre dans les milieux poétiques italiens (auxquels elle reste, de toute manière, absolument étrangère, comme cette autre importante poétesse, si différente : Amelia Rosstlli, dont J. Ch. Vegliante vient de traduire Impromptu aux Editions Tour de Babel).
On a voulu voir parfois dans cet écrivain pétri de la souffrance la plus nue un chantre « catholique ». C’était oublier que la foi, chez Margherita Guidacci, ne naît d’aucune certitude, d’aucun réconfort a priori, mais de l’affrontement des limites les plus insoutenables de l’être, aux confins de l’anéantissement, comme en témoigne Neurosuite publié en 1970 par Neri Pozza à Vicence ; pure création poétique échappant à la restriction du simple témoignage, aussi bouleversant soit-il, sur la souffrance de la dépression psychique. Au point que toute l’œuvre de Guidacci, aussi bien avant qu’après ce traumatisme central, semble écrite depuis ce lieu sans nom qu’atteint la souffrance (mais l’atteint-elle vraiment ?) : « Quand le pire est arrivé / il se forme un grand silence / comme un lac immobile / sur une ville submergée. (…) / Quel soulagement de sentir / que rien désormais ne nous regarde ».
Pour Guidacci, dont le premier recueil Le Sable et l’Ange parut en 1946 et où se retrouvait sa passion de la littérature métaphysique anglo-américaine (elle traduira Dickinson, Bishop et Powers), le refus de toute « instrumentalité » du poétique est une exigence éthique absolue : « Non le rapprochement magique des sons, mais le rapprochement dramatique des significations. »
Cette profonde morale poétique se retrouve dans la belle (et fidèle) traduction que nous offre aujourd’hui Gérard Pfister (après avoir traduit, toujours pour Arfuyen, les plus beaux poèmes de Neurosuite et du Vide et les formes). Le retable d’Issenheim, publié en 1980 à Milan, marque le retour chez Margherita Guidacci de la figuration, de l’image, après le décapage nécessaire et cruel de Neurosuite. Mais ce retour s’opère, plus encore que par la symbolisation, par la saisie immédiate mêlée d’effroi du grand polyptique de Grünewald au musée d’Unterlinden à Colmar. Entre la « rose diaphane » de l’union retrouvée avec le créateur et l’« argile humide » de l’origine (cet élément qui hante toute la poésie de Guidacci, à la frontière incertaine de la genèse et de la décomposition), une parole se déploie, mesurée et juste, dans le sens de cette justesse que prône depuis 1950 Philippe Jaccottet.
Dans la présentation de cette plaquette bilingue, Guidacci avoue : le polyptique « avait ébranlé en moi quelque chose que je devais rééquilibrer. C’est pour cela que J’écrivis ce poème. Plus tard, je retournai à Colmar et regardai cette fois le Grünewald. Je restai longtemps devant lui, sereinement. » Œuvre d’exorcisme donc que ce cycle de douze poèmes : mais exorcisme que procure non la fuite mais l’apprentissage difficile du regard, afin de dominer l’horreur née de la contemplation de l’irreprésentable. Déchirement du regard à la vue de la croix dressée : « Une poutre nue, transversale, / rompt l’espace / et une autre, verticale, / s’élève au-delà du temps. »
Il faut déchirer le voile des apparences, heureuses ou tragiques, pour atteindre « ces axes cartésiens / de la vie et de la mort. » Et seule peut répondre à pareil déchirement l’écoute la plus nue. Au profond, dans la part que les mots ne peuvent organiser ni signifier, le poète trouve un possible espoir dans la dépossession du moi et de l’image. Dans l’épilogue où est évoquée la fin de Grünewald, parcourant l’Europe convulsive des révoltes paysannes et de leur répression, et enterré « dans une fosse de pestiférés, hors / les murs de Halle », Guidacci livre l’intuition sublime selon laquelle la fontaine que le peintre voulait sculpter avant de mourir et qui restera pur projet se trouve, dans toute son essence, enclose dans le secret de l’être : « Toi seul / en connais le secret, toi-même tu es sa coquille, / l’oreille tendue à une écoute sans fin. »
Ce parcours initiatique concerne certes tout lecteur de poésie, et pas seulement ceux pour qui la Passion et la Résurrection sont inscrites dans une foi.