Pour Max de Carvalho

Portrait d’auteur par Patrick Kéchichian 

Extraits d’un article sur Max de Carvalho paru dans Tire-lignes en mars 2010

On est parfois tenté de penser, sans trop oser le dire, que les poètes en savent plus sur le monde et la vie, que le commun des mortels. Sinon les poètes, du moins quelques poètes, triés sur le volet, bénis de Dieu. Pour ne pas tomber dans la démagogie ou les généralités, je ne parlerai que d’un seul qui se trouve être aussi – pourquoi le cacherais-je ? – un ami très cher. Mais seul, justement, Max de Carvalho, puisque c’est de lui qu’il s’agit, ne l’est pas vraiment. Une invisible communauté l’entoure, une généalogie le précède.

Juan Ramón Jiménez disait que l’état de grâce poétique se réalise lorsque le poète devient lui-même poésie. De fait, c’est moins d’un savoir qu’il convient de parler ici que de cette grâce même. Je ne sais si la transsubstantiation dont parle le poète espagnol a déjà eu lieu en Max de Carvalho. Et sans doute l’ignore-t-il lui-même ? Ou le sachant, préfère-t-il le taire pour ne pas troubler ses amis ? Il faut dire aussi qu’il est modeste et discret, presque maladivement… Mais je sais qu’à travers lui, la poésie – cette abstraction brûlante, cette voix d’une inaltérable jeunesse – prend figure ou silhouette. Je constate, non en un éclair qui pourrait faire illusion mais à la lumière d’une durable fréquentation, qu’il dispense, à travers ce qu’il est et ce qu’il écrit, des étincelles de cette grâce.

Mais tentons d’approcher d’un peu plus près l’homme à la longue silhouette brune, indienne disent quelques proches… Au moins deux langues et autant de continents com-posent la communauté dont je parlais. Pour les langues, le portugais d’abord, de norme et d’accent brésiliens, puis le français. Étant entendu que ces langues ne s’excluent pas l’une l’autre, mais s’enrichissent, se répondent, notamment dans le travail de la traduction qui est comme l’écho d’une langue dans une autre langue.

Pour les contrées, le Brésil (et aussi le Portugal), puis la France, parcourus plus qu’explorés ou conquis – rien de commun entre notre homme et Rastignac. La France, ce n’est pas seulement Paris, mais un itinéraire vagabond, qui mène Max de Carvalho de la capitale à la Bourgogne, puis aux Cévennes, au pied de la Montagne noire enfin où il vit aujourd’hui, avec son épouse et leurs deux enfants. Sans parler du Luxembourg, pays guère plus vaste qu’un jardin, auquel il demeure attaché par des liens familiaux. Les mêmes liens se prolongeant, du côté paternel, jusqu’à la Pologne.

Quelques mots à présent de l’existence vérifiable de Max de Carvalho et des épisodes attestés de sa vie… Si l’on en croit les notices qu’il laisse circuler, il est né un jour de 1961 au Brésil, à Rio de Janeiro, sous le regard de pierre du Christ Rédempteur qui veille sur la cité, perché sur le pic de Corcovado. Il n’a que trois ans, mais déjà l’œil vif (du moins, je me plais à le supposer), lorsqu’il quitte son pays natal pour le grand-duché de Luxembourg. Ses deux parents menant une carrière de chanteurs lyriques, il est conduit à voyager en leur compagnie jusqu’en 1970, année de l’installation de la famille non loin de Paris, à Chatou, sur les bords de la Seine.

Vingt-deux ans plus tard, il quitte Paris, en toute connaissance de cause cette fois. Récemment, il a passé une année à Lisbonne, où l’on parle (autrement) une langue qu’il connaît bien et où un autre Christ – non, le même – étend ses bras au-dessus du Tage d’où il embrasse la cité. Max de Carvalho est ainsi né plusieurs fois, a contemplé, parfois confondu ou superposé, plusieurs paysages. Cela lui donne une certaine légèreté, la capacité précieuse de se déplacer d’un univers à l’autre, de suivre, à son rythme, de mouvantes lignes d’horizon.

Et je mets en rapport cette mobilité, ce métissage pour user d’un mot galvaudé, avec les trois activités visibles qui sont les siennes dans le domaine de l’esprit, c’est-à-dire, pour lui, de la littérature : la traduction, la poésie et la confection d’une revue. Écrivant cela, je ne fais que séparer arbitrairement – par commodité – ce qui, dans le fond, est un.

Commençons par la troisième branche de cette unique vocation. La Treizième, revue de littérature, vit le jour à Paris en 1985. Max de Carvalho, peut-être aidé de quelques amis ou fantômes, en était l’ordonnateur et le chef d’orchestre – même s’il ne sortait guère de la fosse pour saluer… Les visées de la publication étaient massivement métaphysiques, donc poétiques, ne laissant aucune place aux préoccupations vulgaires : finances, régularité, etc. Le temps se distendait ; on s’en affranchissait, comme des questions matérielles. Mais au fond, qu’importé : la régularité est une précaution mesquine ! Ce qu’il fallait honorer, c’était le nom des ancêtres… Nerval (« La Treizième revient… C’est encore la première », « Artémis », dans Les Chimères), les hommes brûlés du Grand Jeu, René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte (auquel un mémorable numéro fut consacré en 1987), Dino Campana, Milosz… d’autres encore. Au cours de l’été 2008 parut, surgit plutôt, contre toute attente, le dixième numéro de La Treizième. « Je suis l’envers du monde », tel était son titre, ou son thème. Le cahier suivant, s’il voit le jour, sera publié à son heure – celle où on l’attendra le moins.

La communauté spirituelle et secrète au sein de laquelle Max de Carvalho travaille, rêve, écrit, est diverse, nombreuse, comme le démontrent les sommaires de La Treizième. Mais attention, l’accès à ce groupe informel est soumis à de très rigoureuses conditions – qu’il ne nous appartient pas ici de dévoiler… On y parle indifféremment (?) le portugais et le français. Du côté lusophone, notre ami travaille justement, tandis que j’écris ces lignes, à une vaste anthologie de la poésie brésilienne. Y sera fatalement présente Maria Ângela Alvim, poète brésilienne qui naquit en 1926, vécut entre l’État du Minas Gérais et Rio et se suicida en 1959.

Avec son épouse Magali Montagne (sa complice pour le travail de traduction), Max de Carvalho proposa naguère un choix des écrits poétiques d’Alvim (Poèmes d’août, éd. Arfuyen, 1999). À l’auteur de ces très beaux et fervents poèmes écrits au bord de la nuit, Carlos Drummond de Andrade adressa ces mots posthumes : « Tu habitais l’absence, pays des miroirs qui ne reflètent pas les visages, pas même les plus beaux, comme était le tien. » Alvim, dit encore Drumrnond, appartenait à cette catégorie d’êtres « nés pour chercher et passer, gardiens d’une promesse perpétuelle »…

L’autre nom que je veux citer est celui du grand et très secret poète portugais Herberto Helder, né à Madère en 1930. Toujours avec sa complice, Max de Carvalho publia la traduction d’une « somme anthologique », sous le titre Le Poème continu (éd. Michel Chandeigne, 2002). Cette anthologie doit paraître en septembre 2010 dans la collection Poésie/Gallimard. « Incertain grandit un poème / dans les désordres de la chair »… Helder, comme le souligne son contemporain Antonio Ramos Rosa, mêle corps du monde, corps de l’homme et corps du langage. La poésie de Helder s’impose par la puissance des images qu’elle orchestre.

Venons-en aux livres écrits par Max de Carvalho, qu’il ne faut donc pas placer à l’opposé de sou activité de traducteur ou d’animateur de revue. C’est toujours d’un acte de parole qu’il s’agit, de la tentative jamais achevée de nommer notre présence au monde, nos absences aussi, nos pertes autant que nos profits. Je ne commenterai pas ici les quatre recueils publiés à ce jour, depuis Walpurgis, en 1986, paru sous la bannière de La Treizième. D’ailleurs, en poésie, la première tâche est d’inviter à aller aux textes eux-mêmes, afin d’y découvrir son bien. Notons seulement l’épigraphe de la mince plaquette, qui est de Roger Gilbert-Lecomte et que l’on doit entendre comme la délimitation d’un territoire : « Ce qui m’intéresse, c’est l’en deçà, le souvenir perdu, l’effort admirable. »

Onze ans plus tard, Adresse de la multiplication des noms (éd. Obsidiane, 1997) donne la pleine mesure des dons poétiques de Max de Carvalho. La longueur des vers et des poèmes eux-mêmes, « tant de voix » en eux, autorisent une véritable dramaturgie. Larbaud, Fargue et le secret Henry J.-M. Levet ne sont pas loin. D’autres également, longuement digérés, jamais imités. L’évocation du monde, ou des mondes, n’est qu’un passage. Le but, c’est l’invocation… Et la voix du poète ne se gonfle que de cela qu’elle invoque, qui la dépasse, l’emporte au-delà de ses frêles limites.

Il suffit d’attendre encore dix petites années pour assister, en 2007, à la sortie de deux livres : Enquête sur les domaines mouvants (éd. Arfuyen) et Ode comme du fond d’une autre réalité (éd. L’Arrière-Pays), Expérimentant des mètres variés, l’auteur continue d’habiter ses « domaines mouvants », ceux de l’esprit autant que ceux du visible… Rarement poèmes auront autant rendu justice et témoignage à l’expérience humaine dans toutes ses dimensions, spirituelles et concrètes. Sans jamais en mépriser aucune. Après évocation et invocation, il faut ici avancer un troisième mot : « vocation, cette joie ». Et aussi celui d’une amoureuse présence, jamais martelée mais vécue, éprouvée : celle du Dieu incarné, frère des hommes.

Avant d’en terminer, je veux citer un autre livre qui m’est particulièrement cher : Cette soif de l’unité des choses (éd. La Treizième, 2004), qui rassemble des entretiens entre Max de Carvalho et son père Bruno Wyzuj, chanteur lyrique et pédagogue, sur la voix et la musique. Ce domaine-là non plus n’est pas séparable des autres…