Sur Clarté sans repos

DHAINAUT 1

La lecture de Pierre Dhainaut

Extraits d’un article sur Clarté sas repos paru dans Autre Sud en septembre 2006

 

« Est-ce qu’elle va finir aussi la musique ? » À la question par laquelle s’achevait Froid des limites, Antonio Gamoneda répond cinq ans plus tard dans Clarté sans repos : « Il y a une musique en moi, cela est sûr » – il insiste : « une musique devant l’abîme ». Laquelle, à vrai dire ? Lui-même se demande ce que signifie le « plaisir » qu’elle apporte, serait-il « sans espoir ».

Rien de plus rude que le premier contact avec ce livre comme avec les précédents, Description d’un mensonge, Pierres gravées ou ce Livre du froid où les lecteurs français ont découvert Gamoneda. Le temps n’a pas altéré sa lucidité, au contraire, elle « expulse la fausseté » et à la fois agir « comme un alcool pris de folie ». Souvent les poèmes de Clarté sans repos obéissent à un double mouvement, le constat, le souvenir. « À présent, répète Gamoneda, voici l’âge du fer dans la gorge », la vieillesse qui « déforme les os » et « coule dans [ses] veines comme une eau traversée de gémissements ». Aucune fuite possible, Gamoneda observe avec une précision tranchante, presque médicale, l’inexorable destin du corps, jamais il ne se plaint, il n’espère pas davantage un salut. La vieillesse a-t-elle « incendié » la mémoire, comme il le déclare dans les dernières pages ? « Tout est maintenant incompréhensible. / Pourtant tu aimes encore tout ce que tu as perdu. »

Évidemment Gamoneda ne raconte pas plus qu’il ne décrit, il procède sans cesse par à-coups, par éclats brefs, au gré des images qui l’assaillent d’une enfance meurtrie par la mort de son père, puis de tant d’années que la guerre civile et la dictature ont marquées, les tombes, les barbelés et les cordes, les murs des agonisants, les bêtes dont le regard devient « aiguille »... Comment désormais ne voir en l’aubépine, par exemple, que les fleurs printanières : elle déchire. La lumière a ses « plaies ». Le livre entier est ainsi parcouru, violemment, par le même feu où « brûlent les disparitions » (c’est le titre original, Arden las pérdidas). Dans l’épreuve du feu, dans l’« agonie », est-il permis d’attendre la « sérénité » ? Gamoneda réunit l’une et l’autre à la fin de Clarté sans repos. Il avait d’abord avoué son ignorance, il confond « sagesse » et « oubli » lorsqu’« un soleil tardif pèse sur [ses] mains ».

Mais tel est le paradoxe ou le miracle de la poésie, quand elle refuse les impostures, quand elle est aussi nue que celle de Gamoneda, elle dit ce qui nous accable et le métamorphose. Elle s’écrit, en effet, « dans la perspective de la mort » (pour citer le texte qui sert de postface au recueil), l’angoisse et la souffrance la fondent, mais qu’elle parvienne à s’élever, qu’elle se brise et qu’elle renaisse, qu’elle persévère, et dans son rythme elle devient ce que Gamoneda nomme musique, qui échappe à nos définitions, ce plaisir sans espoir ou plutôt ce témoignage d’une vivacité irréductible.