Sur Poème

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La lecture de Patrick Kéchichian

Extraits d’un article sur Poème, de Luc Boltanski, paru dans paru dans Le Monde le 12 mars 1993

 

« À celui-ci le don dè parler en langues, à tel autre le don de les interpréter. » Cette citation de saint Paul placée en épigraphe du livre de poèmes de Luc Boltanski semble contredire son contenu : les dix-huit poèmes – ou plutôt séquences d’un unique poème, conformément au singulier du titre – sont suivis (sauf un) de leurs commentaires, rédigés par le poète lui-même. Cette contradiction, qui n’est pas fortuite, donne à réfléchir. Elle indique la tâche que s’est assignée l’auteur, en même temps qu’elle affirme son impossibilité.

Mais elle suggère davantage. Par exemple, le refus, ou la difficulté, de concevoir le geste poétique comme exclusif de la volonté de comprendre, de s’expliquer, devant soi-même et devant le lecteur virtuel. Autre hypothèse : le clivage, dans la personnalité même de l’auteur, entre le poète et l’homme de savoir, apte et vif à l’analyse, y compris des émotions dont son poème est l’expression. Mais cette séparation elle-même est un artifice social ou psychologique. C’est l’unité de la personne qui importe, même si les «dons » se distribuent comme ils veulent, ou peuvent.

Sociologue, auteur de plusieurs ouvrages savants, Luc Boltanski écrit donc de la poésie, se livre à cette activité incertaine, difficile à identifier dans le langage de l’utilité, et encore plus dans celui de la science. Parfois, il se cache pour écrire des vers, comme on cache une trop forte émotion, ou encore des larmes…

Simples, sans joliesse, pauvres d’images, presque maladroits, ces poèmes parlent des émotions qui affleurent à la conscience, submergent le cœur ; ils disent un souvenir d’enfance, décrivent une image poignante, font mémoire d’un visage, celui d’un proche, ceux, martyrisés, de Max Jacob, de Simone Weil ou d’Edith Stein. Ils expriment la pitié et la compassion qui est manière de pâtir, au plus intime de soi, de la souffrance aux multiples figures, celle qui affecte le cœur, celle qui habite le monde.

La poésie n’a pas besoin d’étai pour la soutenir. Sa fragilité, son tremblement vrai, sa maladresse même suffisent à la faire être, à l’authentifier. Mais le commentaire que Luc Boltanski a écrit, moins en marge qu’à la suite de ses poèmes, n’est pas destiné à solidifier cette fragilité, à interrompre ce tremblement. Bien au contraire. Il les prolonge, parlant d’une autre voix – la même.