Le témoignage de Jacques Lindecker
Extraits d’un article sur Alfred Kern paru dans L’Alsace en janvier 2001
Alfred Kern le plus grand écrivain alsacien vivant, s’est éteint il ya quelque sjours à l’âge de 82 ans. Il avait décroché le prix Renaudot en 1960 pour Le Bonheur fragile.
C’était une sacrée bande qui faisait bien des jaloux dans le Paris littéraire des années 50. Une bande venue de l’Est : les Vosgiens Henri Thomas et Jacques Brenner, André Dhôtel des Ardennes… et Alfred Kern l’Alsacien. Ils avaient créé, dès 19747, avec Antonin Artaud, la revue 84… où l’on publia un drôle de débutant : Samuel Beckett. Le Nouveau Roman explosait du côté des éditions de Minuit, on déboulonnait les personnages, on bousculait la narration traditionnelle : Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor et les autres faisaient scandale. Les romanciers de la bande de l’Est, enfants de la guerre et du surréalisme, gardaient au fond d’eux des pépites : plutôt abrités chez Gallimard, ils s’obstinaient à vouloir raconter des histoires. Mais des histoires étranges, dérangeantes, de l’ambition pour le roman.
De roman, Alfred Kern en fait paraître un premier en 1950, Le Jardin perdu, chez Minuit. Il a trente et un ans. Né a Schiltigheim en 1919 d’une mère allemande. ce qui n’était pas forcément facile à vivre en ces années-là il a fait ses etudes secondaires au Collège Saint-Étienne et au Lycée Fustel de-Coulanges à Strasbourg. Puis viendront le Grand Séminaire, et de la philo à Strasbourg et à Clerrnont-Ferrand où la guerre le rattrape en 1940. Il reprendra des études de philosophie après-guerre à Heidelberg, Strasbourg, Leipzig et Paris. Diplômé, il s’installe dans la capitale pour y enseigner. Le Jardin perdu lui vaut sa première récompense : le prix Fénéon. Suivra Les voleurs de cendres, toujours chez Minuit. Puis il passe chez Gallimard pour cinq autres romans, dont le dernier Le viol paraîtra en 1964.
Entre 1957 et 1964. Alfred Kern écrit quatre merveilles. Le clown, d’abord, l’histoire d’un jeune Bâlois, Hans Schmetterling, enfant malheureux : fils unique, « trop gros, trop bête, trop paresseux », il est humilié quotidiennement à l’école comme dans sa famille. Il n’est qu’un « bon à rien » et devant ce rien, l’enfant se révolte, prend au mot ce qu’on dit de lui : puisqu’on le prend pour un pitre, il fera le clown. À 17 ans, il quitte sa ville pour suivre un cirque de passage qui va cheminer à travers une Europe troublée. À la fois roman d’initiation et fresque érudite, à la manière d’un Stendhal. Alfred Kern tient chronique d’une Europe inconsciente de ses propres bouleversements. En 1959, ce sera L’amour profane (prix Maurice-Betz) où la scène est réduite aux dimensions d’un couvent. Un affrontement entre un aumônier qui a perdu la foi et la Mère Supérieure. L’année suivante, c’est la consécration avec Le bonheur fragile, l’après-guerre vue par un Alsacien, qui décroche le prix Renaudot. Enfin, Le viol retrace un été tragique dans une ferme au-dessus de Munster.
C’est sur ces mêmes hauteurs qu’Alfred Kern choisira de s’installer dans les années 80 à l’heure de la retraite. Dans sa maison de Haslach – acquise avec l’argent du Renaudot – qui appartenait auparavant à Émile Allais, le champion de ski alpin. Ce sera là, dominé par !e Schnepfenried et le Hohneck, le lieu d’inspiration des dernières années, le départ d’innombrables randonnées, le lieu d’accueil de tant d’amis. Avant cette retraite, et parallèlement à son métier d’enseignant, Alfred Kern aura été un défricheur de littérature allemande pour Gallimard, découvrant notamment Thomas Bernhard, il aura publié des recueils de poèmes (Le point vif et Gel et feu chez Arfuyen) et aura exploré la création plastique, mêlant la sculpture et la photo. Une exposition rétrospective devrait être prochainement montée en Alsace.
Les héros d’Alfred Kern furent des indomptables, des orgueilleux, des forces souterraines désireuses d’accrocher la lumière. La cruauté des événements du monde, la bêtise du genre humain sont leurs adversaires. Oui, le bonheur, chez Alfred Kern, semblait toujours fragile. Sauf, peut-être à Haslach, où « la surprise d’exister nous aura permis de renaître avec !a fraîcheur de l’aube. » Là, au milieu de tant d’objets qu’il collectionnait il disait aimer « autant la séduction que la désillusion », reprenant l’image des bulles de savon qu’enfant il adorait : « elles s’agrègent, se perdent et meurent en parfum. C’est la plus belle mort : disparaître. » Rendant hommage à son amie Ambre Atlan qui venait brutalement de décéder, il écrivait : « Adieu, va, sans implorer le ciel. »