Sur Paysages du ciel

fortier

La lecture de Jacques Fortier

Extraits d’un article sur Paysages du ciel paru dans les DNA en octobre 2012

 

Qui a lu René Schickele ? Soyons honnêtes : peu l’ont fait dans son Alsace natale. Or cet Alsacien fut l’un des plus grands écrivains de son temps — la première moitié du siècle dernier. Il est aujourd’hui confidentiel et pourtant essentiel. Histoire d’un silence, né d’un lourd malentendu au cœur de l’histoire alsacienne. La nostalgie de Paysages du ciel, son petit essai de 1933, le symbolise bien.

Himmlische Landschaft est un bref recueil impressionniste. Il mêle poèmes, récits, anecdotes de la vie quotidienne, regroupées comme le seraient quelques pages arrachées à un journal disparu.

Le titre – Paysages du ciel en français – est aussi celui d’un de ces poèmes en prose. L’auteur, qui habite alors Badenweiler, petite station ther­male de la Forêt-Noire, y évoque les rêveries et les réminiscences que lui inspire le défilé des nuages au-dessus de sa tête : troupeaux, nuées d’oiseaux, archipel sur l’océan, chemin de fer fumant, cortège funèbre – René Schickele y parle aussi de la ronde des saisons, de son voisin médecin, de son « fac­teur de montagne », de la flore et de la faune locales, des ar­bres et de la terre, de la « gran­diose solitude » du Rhin et de ce « très beau coin de mon vieux, très vieux pays » qu’est « le pays alémanique ».

René Schickele est né à Obernai le 4 août 1883, donc dans l’Al­sace allemande de l’après-1870. Sa famille paternelle est originaire de Mutzig, sa mère du Territoire de Belfort. René sera donc bilingue mais c’est en allemand qu’il étudie puis mè­ne une carrière de journaliste et d’écrivain. À 18 ans, il est déjà dans l’aventure de Der Stürmer, à Strasbourg, revue d’avant-garde culturelle et poli­tique — à ne pas confondre avec l’hebdomadaire nazi du même nom édité à Berlin bien plus tard. Il devient journaliste, à Paris en 1909 puis à Stras­bourg en 1911, dans le quoti­dien libéral Neue Strassburger Zeitung.

La Grande Guerre bouleverse ce pacifiste qui se réfugie en Suis­se. La défaite allemande, en novembre 1918, le revoit à Berlin où il croit un moment à « l’Alsace rouge dans une Alle­magne rouge ». Déçu, défait, il choisit en 1922 de Vivre sur la rive droite du Rhin à Badenweiler, comme « citoyen français et écrivain allemand » — choix incompris qui lui est reproché depuis près d’un siè­cle.

En dix années fécondes, il écrit ses grands romans (la trilogie Das Erbe am Rhein) et plusieurs huit essais — et est reconnu alors comme l’un des écrivains qui comptent, élu à l’Académie allemande de Berlin. Mais l’Alle­magne qu’il rêvait rouge de­vient brune ; comme bien d’autres, il passe la frontière. Pas pour l’Alsace, mais pour la Provence : second choix que ne comprendront pas ses contem­porains. Il meurt à Vence (Al­pes-Maritimes) le 31 janvier 1940. Retour ligne manuel

En Alsace, dites « Schickele » et commence la controverse. Pour les uns, il est le symbole même d’une « alsacianité de l’esprit » dans une double culture médiatrice entre France et’Allemagne et l’un des créateurs de la litté­rature européenne. Pour d’autres, il restera — comme il l’écrivait lui-même — « le bo­che qui n’a pas voulu de sa patrie en 1918 », qui a écrit dans la mauvaise langue, au mauvais moment, au mauvais endroit. Empreinte en creux, donc, d’autant plus que l’œuvre est méconnue.

Six de ses 31 livres seulement existent dans la langue de Molière : Le Retour, qu’il écrivit en français en 1938, et cinq traductions faites ces dou­ze dernières années — dont ce Paysages du ciel il y a deux ans, « Exilé inclassable » comme l’écrit Charles Fichter, René Schickele crut tenir un temps dans ce petit jardin d’Alémanie où il avait « dressé sa tente» et où reposent d’ailleurs ses cen­dres, l’équilibre heureux entre l’homme et la nature dans une petite patrie (Heimat) que le Rhin et l’Histoire n’ auraient pas déchirée. C’est en ce sens que Paysages du ciel, quatre-vingt-dix ans après sa publication parle d’universalité. Paysages du ciel, traduit pai Irène Kuhn et Maryse Steiber, a été édité par Arfuyen en 2010 – et couronné du Prix du patrimoine Nathan-Katz.

Les francophones peuvent lire Terre d’Europe, florilège de poè­mes de Schickele (Arfuyen, 1990), La Veuve Bosca (Circé, 1990), la Bouteille à la mer (Circé, 1996), Mon amie Lô (Circé, 2010) et Le Retour (bf, 2010).

Les germanophones, s’ils ne peuvent pas dénicher l’édition sur papier bible Werke in drei Banden parue en 1959 ou des éditions papier, peuvent aussi télécharger plusieurs de ses titres. Sur la vie et l’œuvre de Schicke­le, l’ouvrage de référence est celui d’Adrien Finck (1930-2008), publié à la SALDE en 1983, réédité et augmenté en 1999.