Sur « Don de l’ébriété »

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La lecture de Jacques Ancet

Extraits d’un article sur Don de l’ébriété paru dans la Nouvelle Revue Française en janvier 2008

Grâce aux Éditions Arfuyen et à Laurence Breysse-Chanet, dont on connaît, dans le domaine hispanique, le travail d’essayiste et de traductrice, voici que paraît une œuvre majeure de la poésie espagnole contemporaine, Don de l’ébriété, publié en 1953 à l’âge de 19 ans par Claudio Rodrlguez (1934-1999), l’une des grandes voix de l’Espagne de la seconde moitié du XX° siècle.

L’œuvre d’art, écrit Gilles Deleuze, est un « passage de vie ». Lorsque Antonio Gamoneda, dans sa préface émue à cette édition, parle de la poésie comme d’« une émanation de vie », il ne dit pas autre chose. Or, il n’est pas de définition qui convienne mieux à ce premier livre de Claudio Rodrlguez, sans doute son chef-d’œuvre, tombé comme un météore, dans le paysage passablement stérile de la culture franquiste des années 50. Cette métaphore usée n’est pourtant ici ni exagérée ni gratuite. Il suffit d’ouvrir le livre pour s’en persuader. La voix qui parle là ne doit en effet pas grand-chose à la « poésie sociale » et autre réalismes militants en vogue à cette époque, ni aux avant-gardes du début du siècle, ni même aux grands aînés de la génération de 1927 comme Guillén, Lorca, Aleixandre, Alberti, ou Cernuda. Elle est d’une rare nouveauté. Non tant au sens où ce qu’elle profère n’aurait jamais été entendu, qu’au sens où ce qu’elle nous fait entendre est une parole neuve. Une parole – et, avec elle, un monde – à l’état naissant. (…)

Ce n’est pas un hasard si le mot d’« illumination » s’impose tout naturellement au moment de parler de ce livre. Rimbaud y est fortement présent. Non pas dans la forme de ce vaste poème de dix-neuf chants répartis en trois parties, qui doit plus à la poésie classique espagnole par son usage de l’hendécasyllabe (le grand vers traditionnel espagnol qu’il faut savoir gré à Laurence Breysse-Chanet d’avoir fidèlement rendu par son homologue, le décasyllabe français), ni même dans le ton de célébration et de méditation qui est le sien, mais dans l’élan qui l’emporte, dans cette alacrité de matin naissant, qui est l’une des tonalités majeures de la poésie rimbaldienne. Oui, tout ce poème est illuminé par l’« écriture blanche » de l’aube – et même de l’aube d’été (« de juin à juin » nous est-il dit) : « Regarde, c’est toi sur le linteau de l’aube. » Ce qui n’est pas étonnant, étant donné l’âge des deux poètes.

Don de l’ébriété – et c’est ce qui donne à ses vers leur irrésistible élan – est traversé de bout en bout par l’emportement de la jeunesse et du désir. Le lecteur n’est pas saisi d’abord par ce que dit le poème (son « sens », ses « thèmes », le matin, la lumière, la Castille… ), mais par sa force de langage, qui est la poésie même. Par ce mouvement qui l’emporte, ne cesse de l’emporter vers l’avant, vers cet inconnu qui semble sourdre des choses les plus simples au cœur d’un monde soudain transfiguré : « La respiration tiède du pain frais / me parvient et des champs montent des formes / d’une aridité sublime, et après, / celui qui s’égare entre le mystère / d’un chemin et d’un autre plus étroit, / nous sommes l’œuvre de ce qui renaît »

La voix qui prend forme ici est encore incertaine, inconnue à elle-même. Elle se cherche et se trouve dans le plus grand abandon. Et ce qu’elle nous offre, c’est plus que des images, plus qu’une beauté de formes arrêtées, quelque chose que Claudio Rodriguez désigne du beau nom de « contagion » : « Ce que je cherche a pour nom contagion. / Contagion de toi, de moi et de tout / ce qu’on peut voir après avoir franchi / un pont entre l’espace de ses yeux. »

Cette contagion est celle de ce passage de vie dont il a été question. Une voix parle. Non pas celle de l’identité – du moi (« venir n’est pas venir à moi-même ») mais celle de cette altérité qui creuse en elle son insatiable désir d’être. Ce poème est celui de l’avènement indissoluble d’une voix et d’un monde où, dedans et dehors confondus, quelque chose se cherche et, peu à peu, se trouve : « … Fais silence, peuplier, / hache brûlée de l’attente ! Il se tait, / il change les lisières de sa voix / en un chœur intime, comme s’il changeait / les voix de l’air pendant que je l’entends / – je l’entends toujours sans rien écouter –, / ombre d’un chant qui a presque pris corps. »

Cet entendre sans écouter, qui serait une parfaite définition de l’état de poésie, est une forme de disponibilité, de vacuité (et là, Jean de la Croix n’est non plus pas loin) où la conscience discriminante s’effaçant, quelque chose – un chant – vient peu à peu prendre corps. Un chant qui est celui de la beauté : celle du corps et du monde confondus dans la même splendeur.

Mais, à mesure qu’il écoute, qu’il vit ce chant, le poète découvre que si « la beauté antérieure à toute forme / nous configure à sa propre semblance », elle nous livre aussi à l’éphémère qui l’habite. C’est pourquoi ce poème porte dans son exaltation une douleur secrète – une nuit dans sa lumière, une fin dans son commencement – et c’est pourquoi il est un grand poème de vie. D’une vie qui se sait mortelle et s’enivre de ce savoir même. Et c’est sans doute pourquoi, on ne peut cesser de le lire et de le relire, même s’il s’achève, comme si c’était toujours la première fois : « C’est fait : l’air d’aujourd’hui a son cantique. / Si vous l’entendiez ! Le soleil, le feu / et l’eau offrent leur pouvoir à mes yeux. / Vais-je vivre ? L’ébriété si vite / Finit-elle ? Ah… et comme maintenant / je vois les arbres, qu’il reste peu de jours… »