La lecture de Patrick Kéchichian
Extraits d’un article sur La poésie, c’est autre chose paru dans Le Monde en octobre 2008
On peut lire des romans toute sa vie sans jamais s’intéresser à la théorie du roman. Cette indifférence n’est pas concevable à l’égard de la poésie, qui se nourrit constamment des questions qu’elle suscite. Tout poète, de quelque manière, témoigne de cette autoréflexion permanente et nécessaire. Et de ce vaste territoire de la pensée poétique, les 1001 définitions (en fait près de 700) que Gérard Pfister vient de rassembler et d’organiser témoignent à leur tour. Inédite à notre connaissance, la démarche est stimulante et pleine d’enseignements.
On se lamente souvent du désintérêt que rencontre la poésie de nos jours en France. Bien inutilement. Mais il est un autre péril, plus insidieux, celui de tomber dans une coupable candeur, de tout confondre : la chansonnette et le plus haut poème, le divertissement de salon et l’approche du mystère de l’être, l’accessoire, le décoratif, et l’essence même de la parole. Ce n’est pas pour se distraire de la philosophie, mais pour approcher cette essence qu’Heidegger se mit à l’écoute d’Hölderlin durant toute sa vie.
À toute époque et en tout lieu, les poètes n’ont donc cessé de s’interroger et d’interroger. Leur art bien sûr, et au-delà son étrange capacité à rendre visibles, audibles, comme par éclats, les mystères du monde et de l’être. Mais une telle révélation n’est pas stable. À tout moment il faut la repenser.
À qui s’adresse ce livre ? Certes aux lecteurs de poésie, mais aussi à ceux qui, par crainte ou préjugé, se méfient, hésitent,ou, mieux encore, ne lui reconnaissent tant de prestige que pour mieux s’écarter d’elle. Avec un respect qui ressemble fortement à du mépris.
Le prestige est d’ailleurs une manière peu risquée d’entretenir le flou. Paul Valéry le savait bien, qui notait : « Certains se font de la poésie une idée si vague qu’ils prennent ce vague pour l’idée même de la poésie. » L’incertitude est plus fécondé, plus nécessaire… Selon Michel Deguy, « l’inquiétude de la poésie sur son essence habite la poésie depuis son commencement grec ». Mais pour sortir de ce « vague » les chemins sont parfois obscurs et la signalisation paradoxale. Sur cette question de l’obscurité, il y a ce juste mot de Georges Perros : « La poésie n’est pas obscure parce qu’on ne la comprend pas, mais parce qu’on ne finit pas de la comprendre. » Placide, sans plainte, le même constatait : « Les grands poètes ont très peu de lecteurs à leur disposition. » Le sort des moins grands n’est pas plus enviable…
Magicien, « voyant » même si l’on en croit Rimbaud, le poète a-t-il la capacité d’aller au-delà de ses limites naturelles ? Saint-Pol-Roux, pour qui « l’arbre de poésie plonge ses racines dans l’avenir », semblait le penser. Il n’était pas le seul : « Le poète se souvient de l’avenir », professait Cocteau. Avant lui, Baudelaire parlait d’une « sorcellerie évocatoire » et Apollinaire d’un « art de prédire ».
La sagesse est-elle le but de la poésie ? Peut-être, mais là aussi une parfaite lumière est difficile à obtenir… Car si « les poètes, selon Bachelard, sont les véritables maîtres du philosophe », ils avancent sans savoir, dans une sorte de vide, d’ignorance. Pascal, d’ailleurs, nous prévenait : « … on ne sait pas en quoi consiste l’agrément, qui est l’objet de la poésie. » Sur la pente du paradoxe, Guillevic parle de « la recherche/ Passionnée et comblée / De quelque chose que l’on sait / Ne jamais atteindre. » André du Bouchet : « La poésie est ce rien –, mais un rien qui annule le reste. » Propos que confirme la Brésilienne Maria Angela Alvim, parlant d’un « art du manque, le plus sûr ». Et,plus mystérieusement, Michael Edwards, poète et théoricien, auteur d’un magnifique essai qui fait toute sa place à la poésie, De l’émerveillement (Fayard, 2008) : « La poésie est le possible qui demeure possible, l’attente qui accepte d’attendre. » Toujours du côté de ce « métier d’ignorance » (Claude Royet-Journoud), Henri Michaux avec sa souveraine ironie, lançait cette maxime : « Poète n’est pas maître chez lui. »
Le silence et le blanc de la page sont les partenaires naturels des muses… « Le blanc, pensait Claudel, n’est pas seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie, de sa respiration. » Jean Bastaire, lecteur de Claudel autant que de Péguy, évoque quant à lui une « parole essentielle libérée du bruit » ; et même d’« un silence qui parle ». Peu à peu, quelque chose de vital se dessine. Le verbe respirer n’est-il pas celui qui peut le mieux l’exprimer ? Jean Paulhan n’était pas loin de le penser, qui soulignait, avec son audacieuse prudence : « Ce n’est pas à la légère, sans doute, que l’on compare la poésie à l’air le plus pur. » Le Polonais Tadeusz Rozewicz lui donna raison : « … la poésie de nos jours / est une lutte pour respirer. »
Inspiré, le poète ? Certes, mais plus encore inspirateur, selon Paul Éluard. Cependant, ce n’est pas dans les poumons qu’il faut chercher l’organe de cette respiration, mais dans l’âme – cette « âme » que Rimbaud voulut « faire (…) monstrueuse ». Plus policé, Mallarmé précisait : « Toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer. » D’ailleurs, on ne peut soustraire le sens à la voix et à l’harmonie qui le portent. Pour Paul Valéry, le poème est « cette hésitation prolongée entre le son et le sens ». Selon Octavio Paz., il « est mémoire devenue image et image devenue voix ».
Alors où ranger la poésie ? Et d’abord, est-elle seulement utile ? Seuls les esprits les plus vulgaires pourraient le penser… « La poésie n’est pas / une solution / Aucune solution / n’est une poésie », résume Serge Pey. Et si pour Goethe, dans « la sérénité et la conscience », elle trône au-dessus des partis, on ne peut taire sa force subversive. C’est elle dont Lautréamont témoigne par cette apostrophe qui nous invite à habiter poétiquement le monde : « Sachez que la poésie se trouve partout où n’est pas le sourire, stupidement railleur, de l’homme à la figure de canard. »