Tout reprendre à 1914
Il faut « tout reprendre à 1914 » pour mettre fin à l’amnésie, pour comprendre l’aujourd’hui, pour penser enfin l’Europe. C’est parce que les leçons de 1914 n’avaient pas été tirées que le pire s’est reproduit en 1939-1945. Cent ans après, le pire peut toujours se reproduire. « Qu’est-ce qui fait que nous ne désobéissons pas ou si peu ? / Qu’est-ce qui fait que nous consentons à nous laisser habiller en tueurs ? / Qu’est-ce qui fait que nous acceptons l’uniformité des uniformes ? / Qu’est-ce qui fait que nous avançons fusil à l’épaule notre propre croix mortuaire à la main ? »
Angliciste, italianisant, Jacques Darras se sent depuis toujours Européen de cœur. Amoureux de l’Histoire et marqué dans toute son œuvre par la force des lieux, il se trouve aussi que l’auteur du vaste cycle de la Maye est né dans la Somme, tout près de quelques-uns des théâtres d’opérations les plus meurtriers de la guerre de 1914-1918. C’est aussi ce qu’il l’a amené, dès 1963, à choisir pour son mémoire de maîtrise en anglais une étude sur les War Poets anglais.
Pour toutes ces raisons, Jacques Darras ne pouvait qu’être particulièrement sensible au souvenir la Grande Guerre, à l’approche du 100e anniversaire de son déclenchement. D’une magnifique souplesse et richesse d’écriture, son poème est tout entier une méditation sur la liberté. Cet ouvrage s’inscrit directement dans le cadre de l’exposition 1914 : la mort des poètes, organisée pour la réouverture de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNU) en octobre 2014 conçue autour de trois grandes figures de poètes européens morts sur le front durant la guerre de 14-18 : le poète alsacien (et donc alors considéré comme allemand) Ernst Stadler (1883-1914), son ami le poète français Charles Péguy (1873-1914) et le grand poète anglais Wilfred Owen (1893-1918).
« A-t-on déjà mesuré la répercussion du vide dans une filiation ? / A-t-on déjà sondé l’écho prolongé d’un silence familial ? » Jusqu’à l’an passé, Jacques Darras ignorait presque tout de son grand-père paternel, Jacques-Édouard Darras. Tout au plus savait-il qu’il était mort à la guerre le 24 septembre 1914. Jacques Darras s’est rendu sur les lieux de son dernier combat, le Bois de la Gruerie, ces lieux sur lesquels la mémoire familiale avait fait peser un si lourd silence. Grâce à cette quête, le poète-historien « sort enfin du Bois de la Gruerie » et retrouve ce que l’amnésie familiale et, d’une certaine manière, nationale avait réussi à soigneusement dissimuler, sous la déploration et la mythification.
« Vos souvenirs deviennent mes souvenirs mémoire unanime anonyme. / Vous moi entrons dans les allées d’un vaste cimetière nécropole. / Appelez-le roman familial ou national. / J’arrive de mon côté avec l’outil-poème, il est tard, je suis jardinier des vides. /Je mesure les intervalles. / Il m’aura d’abord fallu vivre ma propre vie, accompagner mon père jusqu’au bout de la sienne. / Il m’aura fallu attendre la nuit pour lire au livre entr’ouvert / de ma propre lignée. »
Le poème de Darras est un appel à retrouver une juste mémoire de cette Grande Guerre. C’est une émouvante reconnaissance pour ceux qui en ont pris l’exacte mesure : écrivains comme Romain Rolland, Zweig et Freud, Erich-Maria Remarque ; poètes comme Jouve en France, Sassoon ou Owen en Grande-Bretagne, Hugo Ball et les dadaïstes en Suisse.
♦♦♦ Lire l’article de Georges Guillain
Coll. Les Cahiers d'Arfuyen – 224 p – 2014 – ISBN 978-2-845-90199-5 – 14 €