La lecture de Georges Guillain
Extraits d’un article sur Je sors enfin du bois de la Gruerie paru dans Les Découvreurs en avril 2014
Pas plus que le grand poète américain Walt Whitman, dont il reçut tôt la révélation capitale, Jacques Darras n’a l’habitude de poser le doigt sur sa bouche. Et le chant de lui-même (Song of myself) dont sa poésie procède n’est pas celui d’un moi étriqué, défensif , réfugié dans le pré-carré d’une écriture qui ne voudrait plus rien apprendre d’elle. C’est une sorte de puissant courant intérieur, de souffle qui à la façon de son illustre aîné se propose d’arracher les verrous des portes, arracher même les portes de leurs gonds.
Irruption de la Manche, le précédent livre de Jacques Darras, se plaçait dans la perspective immensément étendue des milliards et des milliards d’années qui ont fait notre monde, défini les paysages que nous contemplons aujourd’hui, ainsi que dans celle infiniment plus courte de la pourtant longue série d’ancêtres bateliers de l’auteur. Chacun pouvait y lire toute la jubilation du poète de se sentir pleinement vivant dans un monde rayonnant des énergies les plus diverses et lointaines.
Avec Je sors enfin du Bois de la Gruerie, Jacques Darras se tourne vers une tout autre généalogie bien moins entraînante, qui n’est plus celle des éléments composant l’univers, celle aussi pour lui, des fleuves et des rivières qui l’ont de si loin porté mais celle de la guerre dont nous commémorons actuellement le centenaire. Une guerre dont il s’attache à mesurer les répercussions certes, mais à partir de laquelle surtout, il entreprend, avec le concours des quelques rares esprits restés en leur temps lucides, de porter sur notre civilisation et les individus qui en procèdent, c’est-à-dire chacun d’entre nous, le diagnostic le plus clairvoyant.
C’est dans le Bois de la Gruerie, en Argonne, situé entre Binarville et Vienne le Château, que le grand-père de Jacques Darras, Edouard, est mort pulvérisé par un obus le 24 septembre 1914. Cette mort dont il n’y a pas d’imagination possible, il aura fallu d’abord à son petit-fils, vivre sa propre vie, accompagner celle de son père jusqu’au bout, avant qu’il ne puisse physiquement et émotionnellement s’y confronter en se rendant sur les lieux où elle s’est produite. Pour enfin réaliser, à quel point cette mort prématurée, que rien ne justifie, aura marqué, à travers son impact sur la vie de son père, la sienne propre. Et comme Jacques Darras ne s’arrête jamais aux étroites frontières de l’individu, c’est aux millions d’hommes et de femmes et à leurs descendants dont l’existence fut bouleversée, amputée, saccagée, aux vides laissés par les délires meurtriers de la guerre qu’il élargit sa réflexion. C’est à l’encontre de cet immense et criminel gâchis collectif qu’il fait jaillir sa colère. C’est de la conscience de l’annulation de ces millions et millions de vies qui s’apprêtaient comme celle de son grand-père à vivre qu’il tire son émotion.
Sortir du Bois de la Gruerie revient pour Jacques Darras à tenter de faire enfin la lumière, non seulement sur sa propre histoire familiale, obscurcie, étouffée mais aussi sur notre histoire à tous. Sur la façon dont nous avons collectivement accepté et même dans une certaine mesure magnifié l’inadmissible par divers artifices de pensée, tombant naïvement dans les pièges des constructions mystificatrices sur lesquelles repose une grande part de notre civilisation. L’Européenne.Retour ligne automatique
Honneur, Sacrifice, Devoir, Courage, Patrie bien sûr, et jusqu’à l’idée même de Beauté, sont quelques-unes des grandes notions majuscules qui portées par le Christianisme, le romantisme chevaleresque, le mythe de la Terre-Mère, auront empêché en 1914 nos aînés de déserter la guerre. Leur auront fait massivement accepter, « l’uniformité des uniformes les auront fait consentir à avancer fusil à l’épaule leur propre croix mortuaire à la main ». Impuissants à résister aux appétits dévorateurs de la grande goule industrielle à l’œuvre dans le conflit. Fiers même parfois de lui faire offrande de leur chair. A moins qu’un profond et inconscient désir d’expiation des multiples crimes de notre Histoire n’explique cette paralysie convulsive des volontés sur laquelle l’historien André Loez dans un beau livre dont nous avons rendu compte ici même, s’est lui aussi récemment penché.
Mais ce n’est pas à partir du regard des historiens que Jacques Darras entreprend d’interroger cette plongée collective dans le meurtre qu’il considère au fond comme un désastre de la pensée. Ni d’ailleurs à partir de celui des romanciers dont il moque, à quelques exceptions près, la lenteur, l’absence de hauteur et la confusion idéologique. C’est à partir d’un passage en revue de toute l’histoire artistique et culturelle et plus particulièrement poétique de la première moitié du XX qu’en européen malgré tout convaincu il tente d’étalonner la capacité de notre civilisation à affronter l’inadmissible. S’il accuse pour commencer les poètes surréalistes qui auront tenu le haut du pavé dans notre histoire littéraire française, d’avoir fait bon marché de la réalité qui leur avait pourtant durant le conflit sauté à la figure dans toute sa crudité, il célèbre au contraire l’importance des War poets anglais injustement méprisés des Universitaires qui leur préfèrent des nourritures supposées plus dignes d’intérêt, et donne du coup l’occasion à plus d’un lecteur de découvrir ces hommes – Wilfred Owen , Sigefried Sassoon , Edward Thomas – les seuls qui à ses yeux, avec aussi en France, le Pierre-Jean Jouve du Poème contre le Grand Crime (1916), permirent « l’approfondissement par le sentiment poétique de la tragédie guerrière, de l’impensable échec général du Christianisme à entraver la multiplication des croix dans les cimetières, la démultiplication de la crucifixion en miniature par autant de croix qu’il y eut de morts 14-18. »
Parallèlement à ces poètes, Jacques Darras glorifie ce trio d’intelligence majeure que furent à ses yeux Romain Rolland, Stefan Zweig et Freud, à qui « l’Europe doit d’avoir survécu à elle-même en ces années d’obscénité meurtrière. Penseurs de la conscience lucide veillant l’humanité / Infirmiers de grande souffrance guerrière en l’occurrence / Chirurgien des syntaxes / Par quoi l’individu se noue lui-même, cellulaire à la masse / Soldat philosophe platonicien / Mettant au garde-à-vous Multiple sous commandement du Un », ces esprits fraternels et rebelles furent les seuls à avoir vraiment su résister aux abandons d’humanité inspiré par les Léviathan de l’époque. À s’être appliqués pour reprendre la belle formule de Freud, à détourner de leurs semblables nos pulsions de destruction.
On n’épuisera pas dans ce simple billet toute la richesse du livre de Jacques Darras. Qui par certaines de ses affirmations provoquera sûrement la discussion. Et dont il faudrait aussi pouvoir célébrer la propre force d’entraînement poétique. Cette capacité unique qu’a chez lui le poème de mouvoir, émouvoir et charrier, les multiples matériaux de la pensée. De s’éprouver aussi toujours en plein dans le vivant, au cœur de la multiplicité des possibles du monde. Là où se puise la force de s’élever puissamment contre tous les dénis d’existence. Les renoncements suicidaires. Celle de s’acharner contre l’insidieux entrelacement de barbelés intellectuels, émotionnels auquel s’activent depuis toujours nos sociétés. Qu’il faut que les lames affûtées du poème cisaillent. S’il veut élargir, pour nous, les brèches pas toujours bien visibles, lisibles de notre vaste parc humain.