Sur Les Degrés de l’incompréhension

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La lecture de Patrick Kéchichian

Extraits d’un article sur Les Degrés de l’incompréhension paru dans Sitaudis en novembre 2014

Le titre du livre de Max de Carvalho indique une direction, une progression, montre un chemin. Chemin que l’on pourrait dire de pénitence. Il n’est pas non plus interdit de penser à des « degrés » descendants, d’interpréter cette « incompréhension » comme une perte du sens, une victoire de la nuit sur la connaissance et son plein jour. Mais la contradiction n’est qu’apparente.

En suivant l’auteur, en visitant, en s’égarant dans le monde à la fois visible et invisible dont il trace les contours poème après poème, on dépasse cette fracture. Et d’ailleurs, faire pénitence, n’est-ce pas traverser la nuit du non-savoir pour se diriger vers une connaissance, une lumière, dont le pénitent n’avait, auparavant, aucune idée, mais dont il avait l’espérance ? « Silencieux est / le contour de la parole », écrit Max de Carvalho. Il n’est pas excessif d’associer ce silence et la nuit dont je parlais. Dans les deux cas, la parole est élevée à sa pleine dignité. Elle invite à autre chose qu’à une écoute flottante ou distraite. Elle se fait appel, peut-être prière, loin de « la rapine des voix ». […]

Tandis que le poète tente de traduire une part de son expérience, celui qui le lit se découvre ou se reconnaît dans la quête exprimée par le poème. Lui-même se faisant traducteur, interprète, comme d’une partition qu’on lui tend et qu’il lit à sa manière. Il tâtonne en direction d’un sens, que parfois il comprend, d’autres fois devine. À ce propos, peut-être faut-il décréter qu’il y a deux grands hémisphères dans la poésie. Décret sommaire, mais qui, me semble-t-il, ne manque pas forcément de pertinence…

Le premier hémisphère renvoie à la personne du poète, à son expérience, à ses bonheurs et surtout à ses déboires. Lyrisme autocentré, autosuffisant qui incite le lecteur à la déférence ou à l’identification. Le second n’exclut évidemment ni la conscience du poète ni la nature propre de son expérience ; mais en passant par celle-ci, il s’ouvre, laisse entrer les vents contraires, brise les murailles du moi. Avec ce « désir en nous vivant / d’un moi impersonnel à tous les moi » dont il était question dans un précédent recueil du même auteur, Ode comme du fond d’une autre réalité (éd. L’Arrière-Pays, 2007).

Dans ce territoire, le poète tente de franchir l’abîme qui le, qui nous sépare du monde, nous interdit une pleine appartenance. C’est ainsi que j’interprète le titre et le contenu de la première section du livre : « L’exil du proche » où il est question, dès le premier poème du livre, de « l’éloignement, dans la plus / grande proximité de l’exil ». Un autre titre dit : « Nous allons rompre le cercle ». Ici, peut s’éprouver « la fraîcheur du plus / lointain des nuits ». Ici, se trouve récusée toute tentation de suffisance : « Épouse l’ignorance / des miroirs jusqu’à / étreindre cette science / qui, sans image, // perce à jour ».

« La dernière section du livre a pour titre : « Le pouvoir d’apprivoisement du petit ». On y entend, dans le blanc de la page, voler une mouche ; elle « récite le premier / psaume du jour » et, « sur la crèche / veut voir elle aussi quel / Sauveur lui est né. » Cette naissance ne clôt pas un cycle, elle est un commencement, une boussole. Le livre de Max de Carvalho offre, non seulement de multiples entrées, mais aussi des rythmes, des souffles diversifiés. Le bref, le lapidaire dominent, comme dans son Enquête sur les domaines mouvants, paru chez le même éditeur en 2007. Mais pas comme dans un autre recueil publié dix ans plus tôt, Adresse de la multiplication des noms (Obsidiane, 1997), où le vers et le poème avaient besoin de s’étaler, de se raconter. Il serait fort hasardeux d’en conclure quoi que ce soit. La petite, la négligeable mouche évolue dans les plus vastes espaces, « la chambre d’à côté / et la mer scintillante » appartiennent au même monde. Le nôtre. »