Pour Bo Carpelan

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Le témoignage de Gérard Pfister

Extraits de son intervention en hommage à Bo Carpelan  lors de la remise du Prix européen de littérature à Strasbourg

 

« Il s’agit de rendre le langage épais, d’en faire une chose vivante, lourde et pourtant légère, calme et pourtant active. » C’est en ces termes que Bo Carpelan, lors d’une conférence prononcée à Helsinki voici près de trente ans, définissait son entreprise d’écrivain. Bien loin de l’abstraction, bien loin de tout dogmatisme. Et à la fin de cette même intervention, Carpelan avait cette autre formule, qui le montre tout entier : « Il est indifférent de savoir sous quel aspect l’écrivain se présente : prophète ou clown, rêveur ou fou, photographe ou visionnaire. Ce qui importe, c’est qu’il ne fasse pas de compromis avec sa propre direction. Dès qu’un écrivain se demande : Que va-t-on penser de ce que j’écris ? il commence à sous-estimer à la fois son lecteur et son propre travail. »

Un écrivain du concret, un homme de probité. C’est ainsi que Carpelan apparaît à qui approche son œuvre pour la première fois. Un ton inimitable. Pas de littérature plus descriptive, plus sobre que la sienne, et chaque phrase cependant semble s’ouvrir sur d’insondables mystères. « La description, écrit-il, doit être en elle-même, par son intensité, un message suffisant : le reste est pamphlet, journalisme, sermon. » Et, soucieux plus que tout de la vérité de sa voix et de la liberté de son lecteur, il se méfie de céder à la prédication. Ce n’est qu’un paradoxe apparent qu’une œuvre d’une si grande exigence éthique et spirituelle s’interdise de parler au nom de quelque morale ou doctrine que ce soit. « La poésie que je préfère, aime-t-il à dire, est celle où la montagne redevient montagne, où l’eau est de nouveau de l’eau, où les arbres sont de nouveau des arbres. Une poésie claire, précise, reflet de la vie humaine, de la vie quotidienne de l’homme et de ses visions, mais aussi image de la nature qui l’entoure et le constitue. Une poésie individuelle et donc universelle, apparemment simple mais forte des bonheurs et des échecs de toute une vie. » Quelle poésie mieux que la sienne aurait pu plaire à notre cher Nathan Katz ?

Carpelan a toujours considéré que la poésie était sa « vraie patrie », « sa maison, le plus intime de sa production et sa voix naturelle ». Mais une voix comme la sienne déborde très largement l’espace de tout genre littéraire, aussi vaste soit-il. Bo Carpelan est romancier, critique, dramaturge, traducteur, tout autant que poète. Et dans tous les genres qu’il pratique, sa voix est entre toutes reconnaissable.

Carpelan a fait ses débuts littéraires avec deux livres de poésie : Comme une obscure chaleur, paru en 1946 et Toi, sombre survivante, paru l’année suivante. Deux ouvrages qu’il avoue lui être à présent « d’une lecture sinon pénible, du moins extrêmement étrangère, avec leurs images vagues et cet entassement de symboles, si caractéristique d’un écrivain débutant, enivré de mots ». C’est en lisant Wallace Stevens, « ce poète du vécu verbalement exact et donc toujours mystérieux » comme il le définit, que Carpelan a «commencé à comprendre que les mots peuvent exprimer plus en symbolisant moins, en s’ouvrant avec la même évidence que la réalité qui s’ouvre autour de nous. »

Dès La fraîche journée, publié en 1951, il trouve enfin la clarté qu’il recherchait : « Le cœur ne correspond pas à ses limites / le poème pas à la réalité / la réalité pas au rêve de Dieu. /Quel est ce dialogue qui te transforme / sans que tu te transformes toi-même ? // Ne cherche pas dans l’herbe muette / cherche l’herbe muette. » Et dans les 73 Poèmes, parus en 1966, il donnera à cette découverte cette autre formulation, plus décisive encore, dans une forme et une scansion qui ne peuvent manquer d’évoquer, pour nous, celles d’un Guillevic : « Pas de toit. / Pas de murs. /Un plancher / minutieusement arpenté. » Ne pas regarder vers les hauteurs, ne pas regarder sur le côté, simplement savoir où l’on est, et s’y tenir lucidement, humblement, c’est le meilleur moyen que le texte acquière sa plus grande liberté et se déploie dans toutes les directions. En exergue des 73 poèmes figure une citation de Boris Pasternak : « L’énigme au-delà de la tombe peut-elle être résolue – je ne le sais pas. / La vie, comme le silence de l’automne est – précision. » (…)

Dans son recueil de 1976, Dans les chambres obscures, dans les claires, Carpelan n’exprimait au fond rien de différent : « Le plus important n’est peut-être pas de réduire /mais d’exclure, par son choix, le fond diffus / De deux mots en faire trois plus importants. / Laisser les choses être ce qu’elles sont. » Le souci de la clarté et de l’exactitude – « exclure, par son choix, le fond diffus » – on retrouve bien là ce qui fait le mouvement même de toute l’œuvre de Carpelan, que ce soit dans le roman ou dans la poésie, une quête qui, au-delà d’une simple position esthétique, correspond réellement à un souci éthique. (…)

« Peut-être vous souvenez-vous, déclarait Carpelan dans sa conférence d’Helsinki, quand vous étiez enfant, d’avoir écrit votre nom, puis votre adresse, votre arrondissement, votre pays, puis ‘‘Scandinavie’’, ‘‘Europe’’, ‘‘Terre’’, ‘‘Univers’’. Ce n’était peut-être pas simplement pour vous localiser géographiquement, mais pour vous trouver vous-même, pour approcher de votre chambre, juste à ce moment-là, en cet instant précis. En poésie l’instant est éternel et l’éternité dure un instant, le temps est un espace, tantôt immobile, tantôt actif, en expansion. Et si la poésie parvient à communiquer un sentiment de confiance, un instant de confiance, on a toujours gagné quelque chose dans un monde d’incertitude et de peur. »

On aimait beaucoup naguère à se couvrir de l’étendard de la « poésie engagée ». La mode en est passée, mais Carpelan, qui, d’une enfance pauvre et difficile, a gardé une conscience très vive du malheur individuel et de l’injustice sociale, se garde bien de le récuser pour sa propre écriture, lui donnant toutefois un sens plus ouvert que celui qu’on lui donne habituellement : « Les baguettes verdoient rarement à l’ombre du tableau noir, remarque-t-il avec ironie ; en revanche, toute bonne poésie est engagée dans la cause de la vie et de l’homme. Je présente les souffrances du temps, de la société ou des classes sociales, sans proposer de solution toute faite. »

Tel est le sens profond de l’œuvre de Carpelan : un engagement au service de l’homme et de la terre, dans un scrupule permanent de justesse et de vérité : « Le poète, nous dit-il, doit savoir en quel lieu il se trouve, quelle est sa base, ce qu’est sa propre voix. Alors sa voix peut porter, et dans les directions les plus diverses. »