Un entretien avec une ancienne élève
Extraits d’un article sur Maximine paru dans République Magazine en octobre 1992
Sophie, ancienne élève du lycée Couperin de Fontainebleau, interroge Maximine, qui fut son professeur de français en première.
Mme Comte-Sponville, Maximine en poésie, bonjour ; ce sont des retrouvailles et j’apprends que vous publiez aux éditions Arfuyen un recueil de poèmes intitulé L’ombre la neige. J’ai demandé à lire tous les précédents, et j’aimerais à ce propos vous poser quelques questions, dont voici la première : quel « stimulus », quel déclic a déclenché votre premier poème, à six ans, nous précise-t-on ?
Ce que je peux d’emblée affirmer, c’est que je reconnais bien là un don pour aller droit aux questions essentielles, précisément celles auxquelles répondre est impossible, ce fait d’ailleurs les rend au fond moins vitales (pourquoi suis-je moi et pas vous ? C’est quoi, la mort ? Pourquoi tombe-t-on amoureux ?…). Qu’est-ce qui peut pousser une enfant à se retirer seule avec un stylo ? On peut inventer des réponses plausibles : la solitude, l’ennui, une découverte, une déception, une colère… Quelque chose que la voix ne parvient plus à exprimer ? Pourquoi pas aussi la joie d’un jeu nouveau ? Vous voyez : que des questions à offrir en réponse ; et serais-je la science, la philosophie, la poésie et la psychanalyse réunies qu’aucune des quatre n’aurait pouvoir de fabriquer un souvenir perdu. Dolto suggère, dans Enfances, que les poètes sont des gens qui « aiment le mystère », qui n’en ont pas peur. J’entends donc : « je ne sais pas ». Et savoir si j’ai su, si je peux encore savoir, « je m’en soucie guère… »
Vos deux premiers recueils, Cœur à dire et Riveraine, disent l’amour, simplement. Pas de honte : des « je t’aime », des « amour » soigneusement placés ; je pense à : « L’aurai-je assez dit que je t’aime / Et mieux que dire assez chanté… » Vous-même, n’êtes-vous pas surprise par le bonheur quasi absolu de ces poèmes de votre jeunesse ?
Certes, je comprends qu’ils surprennent : c’est donc que je suis moi-même, c’est juste, parfois surprise à la relecture de ce que Mounin a nommé « l’intarissable jaillissement d’un alléluia… » Mais, mais ce qui me surprend tout autant, c’est qu’ils soient à ce point ressentis comme joie continue. Inversement ce qui me frappe c’est, derrière l’élan réel du chant poétique amoureux, soit alternée, à travers quelques poèmes mi-drôles, mi-grinçants, soit mêlée à l’ensemble en notes de mélancolie, d’absence – la neige, déjà… – une tonalité plus triste, ce que j’appelle toujours la faille, ou la fêlure (…).
Votre dernier recueil, L’ombre la neige, est beaucoup plus grave. Les désillusions, les deuils apparaissent. On y découvre une émotion douloureuse. Il semble cependant qu’un coin d’amour reste intarissable. Je ne peux m’empêcher d’y voir l’espoir. Est-ce extrapoler de ma part de dire que vous trouvez toujours une sorte de foi temporaire qui vous permet d’avancer ?
« Foi temporaire » ? Comme cette formule me plaît… Je vous l’ai dit, même les poèmes que je nomme loufoques, même les « anti-moralités » provocatrices du Fablier, sont graves parfois : nous en parlions entre nous, j’ai chez moi dans mon bestiaire bien des « ratés » sympathiques. Mes lions manquent leurs coups ; mon autruche est au chômage ; ma tortue est une suicidaire qui boit ; j’ai aussi un loup anorexique, et je vous assure que les petits réagissent fort bien à des dures vérités : « Croquidoux, mon crocodile / Trouve pas la vie facile », c’est mieux qu’un mensonge.
Quant aux poèmes de l’amoureuse, ils chutent souvent sur la mélancolie de l’éphémère : la voilà peut-être, « ma » vérité. Nos vies nous sont données, et reprises. Des êtres qu’on aime s’en vont. C’est très simple. C’est atroce. C’est l’ombre noire et l’hiver glacé qu’on ne peut plus prendre « à la légère ». Mais la poésie nous aide à nous battre, à vivre je dirais « contre » la mort en un double sens : survivre en chantant quand même, garder au plus près de soi ceux qu’on a perdus. Si c’est ainsi que vous ressentez mon « espoir », alors oui: « Elle a fait de mots le plus beau / Tombeau celui de la mort même… ».
Triomphe fragile, provisoire, toujours à refaire. Parler au présent avec le passé. On revient au pari sur la force des mots d’amour. J’y crois le temps de trois strophes, et je suis sauvée du désespoir. Le « message » est donc bien d’espoir, pas facile certes, mais assez fort pour qu’une joie passe : « Foi temporaire ». Vous me rassurez beaucoup sur la peur qu’on peut avoir quant à l’effet de ce qu’on écrit : dire à des gens de votre âge que la vie est un long fleuve amoureux et souriant serait un scandale à mes yeux. La vie est un fleuve, et mon petit navire essaie d’y naviguer.
Dans la région, ceux qui vous connaissent vous connaissent en tant qu’enseignante au lycée Couperin. Cette année, vous quittez vos élèves. Y aurait-il incompatibilité entre poésie et explication de texte, comme beaucoup le prétendent ? Sinon, comment expliquez-vous cette « rupture » ?
Ceux qui prétendent ça sont les flemmards, ou ceux qui n’ont pas encore eu la chance de comprendre que la beauté s’approche, s’apprend. Saisir comment naît l’émotion, par quels rouages du langage, c’est admirer et aimer plus encore. Chaque fois que j’écoute la radio ou que je téléphone, je pense au miracle technique et je remercie. Non, l’explication, si l’on ne reste pas encagé dans les « grilles de lecture », ne détruit pas le sentiment de la beauté : elle l’exalte. S’il existe une part d’incompatibilité entre la poésie et l’enseignement, elle est ailleurs, et là’ justement, je ne vais pas vous refaire le « coup de l’inexplicable ».
Là, en effet, je sais pour moi où le bât blesse. Et cela dépasse la situation enseignante qui, au fond, est plutôt poétique : ce partage à la fois d’un savoir et de ce qui est pour moi une passion, sans reparler du plaisir que c’est de parler – cabotine, va ! – Et justement, c’est là que la poète – poétesse, c’est un mot lourd, non ? – souffre. Ce bonheur, je le voudrais plus libre, plus durable, moins limité par les horaires, les programmes… « Il me faut un jardin fleuri… » Les poètes en veulent trop, et si leur exigence est tonique pour autrui, leur déception, fatale, leur est cruelle. Il y a gêne (de « géhenne » : torture de l’enfer !). Et puis un autre motif, plus profond, plus paradoxal, plus difficile à exprimer ; disons : partir avant que cela ne fasse trop mal. « Je suis cet absent jamais revu deux fois », dit gravement Char. « Devance tout adieu… », dit Rilke que j’ai tant traduit. Peur du deuil. Fuite.
Je suis venue, j’ai donné tout ce que j’ai pu, j’ai réussi à être bien parmi vous tous, je pars parce que cela ne peut que devenir moins bien. Je vais recommencer ailleurs, autre chose, autrement… Ça, c’est plus fort que moi, comme on dit. C’est ma façon d’être fidèle à je ne sais quoi : en quittant mes élèves, des collègues aimés aussi, je les garde tous au cœur. Cet entretien prouve que j’en garde aussi quelques uns dans ma vie !