La lecture de Jean-Paul Sorg
Extraits d’un article sur les Menus propos paru dans Élan en janvier 2011
Quel personnage admirable ! Par son destin, sa foi, son intelligence, son intelligence de la foi, ses résistances. Quasi inconnu en-dehors de quelques cercles de fervents et de la région de Toulouse, ayant été l’archevêque des diocèses de Toulouse et de Narbonne, de 1928 à 1946, année où il fut nommé cardinal. Aussi, saluons avec reconnaissance cette édition d’une sélection des « menus propos » que l’archevêque avait écrits de semaine en semaine, sans les signer, pour le journal de son diocèse.
C’est un Auvergnat. Né en 1870 à Mauriac, dans le Cantal. Milieu social d’une bourgeoisie agricole, pénétrée de religion. Études brillantes du jeune Jules-Géraud. Petit et Grand séminaire. Ascension ecclésiastique rapide. Professeur de philosophie en 1905. Supérieur d’un Grand séminaire en 1907. Mais sept ans plus tard, la guerre. Aumônier dans les tranchées. Cité à l’ordre du jour de l’armée. Intoxiqué par les gaz, un jour d’automne 1917. Retour au Grand séminaire comme professeur et supérieur. Nommé évêque en 1928, puis archevêque. Droit dans la carrière ? Oui, mais en 1932 il est frappé d’une paralysie du bulbe rachidien, qui s’aggrave jusqu’à rendre complètement chaotique son élocution. Il ne peut plus s’exprimer en public. Lui qui était un orateur passionné. Coup du destin. Mais ce destin, il le retournera en Providence. « J’aimais parler. Et Dieu m’a pris ma langue. J’aimais marcher. Et Dieu m’a pris mes jambes. Il peut tout prendre. Il m’a tout donné. »
L’infirme va s’exprimer régulièrement par de courts écrits (les « menus propos ») et il fera preuve, là, d’une liberté, d’une audace, d’un courage, qu’il n’aurait peut-être pas eus autrement. Il dénoncera dès 1933 l’antisémitisme nazi, il le dénoncera toujours de 1940 à 1944, c’est-à-dire il élèvera sa voix, sa plume, contre l’antisémitisme vichyssois, et plus : il organisera dans son diocèse le sauvetage de familles et d’enfants juifs. Il sera reconnu en 1969 comme un « Juste parmi les nations » par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem.
Le 23 août 1942, à la suite des rafles du Vél’ d’Hiv, il avait fait lire dans toutes les églises du diocèse une lettre pastorale, qui était d’une clarté absolue. « Dans notre diocèse, des scènes d’épouvanté ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébédou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n ’est pas permis contre eux, contre ces hommes et ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier. »
Pour ce qui est du fascisme, il a mis sans hésiter les points sur les i. Le 17 septembre 1941 : « On ne fait pas au fascisme sa part. Qui prend les mêmes méthodes aboutit au même résultat. Que d’hommes, que de femmes, ont la vocation fasciste, la vocation de domination.» On est tenté de citer des dizaines de propos, tous secouants, profondément libres, anticonformistes donc, provocants, mais sans inutile et bruyante provocation. Retenue, distinction, précision, justesse : la plus durable des rhétoriques. Jusqu’à l’économie du poème, comme je le disais. « Le pire sommeil, / ce n’est pas la maladie du sommeil, / ce n’est pas le sommeil léthargique, / ce n’est pas le sommeil hypnotique. / Le pire sommeil, / C’est le sommeil dogmatique. »
La sagesse par aphorismes. Humanisme. Sorte d’existentialisme : « De quoi sera fait demain ? Question souvent posée. Question oiseuse. Demain ne se fera pas tout seul. Demain existe déjà dans le présent. Que faisons-nous pour demain ? / De quoi sera fait demain ? De nos actes. » C’est daté, attention, du 22 mars 1942, quand les raisons de douter et de désespérer obscurcissaient l’horizon. On reprend ces interrogations et leur réponse aujourd’hui ? Avec (et non malgré) toute sa science théologique et dans sa charge ecclésiale même, le cardinal Saliège est un chrétien qui a saisi, et révélé, et vécu, ce qui constitue l’essence du christianisme.
Et cette essence, faut-il le rappeler, est dans l’Évangile. Tout ce qui s’ajoute n’est pas rien, n’est pas vain, mais ce n’est que construction humaine, sachons-le, anthropologie. « Incompatibilité entre le Christ et les idoles. Nul ne peut servir deux maîtres à la fois. C’est jugé. La Paternité divine, la Providence, le Corps mystique, le salut par Jésus, l’action du Saint-Esprit, l’amour fraternel, la mort, retour au Père, idées forces, élan eschatologique, optimisme, pardon des injures, amour des ennemis. Les théologiens enseignent cela, mais froidement. L’Évangile affirme. C’est plus fort, c’est plus dynamique. Retour à l’Évangile. »
Qui comprend cela, le christianisme en son essence, comprend toutes les religions et entre d’un pied léger dans le dialogue interreligieux. Le christianisme en son essence (supraconfessionnelle) est le religieux en son essence. « Le christianisme n ’est pas un ensemble de défenses, de prohibitions. Qu’est-il donc ? L’exaltation, l’épanouissement de la personne humaine, par la participation à la vie divine. »
Lisez Saliège. Vous aimerez un cardinal et en serez transporté.