Sur les « Menus propos »

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La lecture de Bernard Grasset 

Extraits d’un article sur les Menus propos paru dans Sens en janvier 2012

 

Les Éditions Arfuyen ont eu l’excellente initiative de publier en 2010, dans la collection des Carnets spirituels, des extraits de la série Les Menus propos du cardinal Saliège, parue aux Editions l’Equipe à Toulouse en 1947 en sept volumes. La Lettre pastorale sur la personne humaine, lue dans toutes les églises du diocèse de Toulouse le dimanche 23 août 1942, sert avec justesse de prélude aux Menus propos et une Note biographique referme le livre.

Qui était le cardinal Saliège dont on peut voir le buste sculpté dans le bronze à côté de la cathédrale Saint-Etienne de Toulouse où il est inhumé ? Jules-Gérard Saliège naît le 24 février 1870 dans le Cantal. Ordonné prêtre en 1895, il devient professeur de philosophie et de morale en 1905 et est nommé supérieur du Grand Séminaire de Saint-Flour en 1907. Pendant la Première guerre mondiale, il se trouve présent quotidiennement dans les tranchées pour soigner et aider les blessés. Fin 1932, celui qui était devenu depuis 1928 archevêque de Toulouse et qui avait le verbe éloquent est frappé d’une paralysie qui le privera de l’usage de la parole. Le 5 novembre 1956 s’éteint le cardinal Saliège, ce grand homme de combat, Compagnon de la Libération (1945) et Juste parmi les Nations (1969). Son ami Jean Guitton écrira dans la biographie qu’il lui a consacrée en 1957 : « Il était un centre de regroupement pour les hommes de bonne volonté, d’où qu’ils vinssent, croyants et incroyants. »

Le style des Menus propos n’est pas un style ecclésiastique ordinaire. Concis, sobre, laconique même, concret, axé sur le nom et cultivant la coordination, le texte de Saliège se rapproche bien plus de l’aphorisme pascalien que de l’amplitude des Sermons de Bossuet. Évitant le je, bref et humble, il a la force de l’éclair. « Il y a rencontre et l’espérance demeure » (P. 94). La forme aime à se rapprocher du poème. « Tant que les âmes gardent l’espérance, /(…) / tant que les cœurs aiment, / tant que la prière monte » (P. 84) .

La source principale de la poésie, de la pensée et de la spiritualité du cardinal Saliège se situe dans la Bible, plus particulièrement dans le livre de Job, les Psaumes, les Evangiles, ou encore saint Paul. « Retour, d’une nécessité urgente, à la Bible », écrit-il de façon prémonitoire le 9 juin 1940. (P. 81). Autres sources sensibles des Menus propos : saint Augustin, Pascal, Péguy. Outre ces influences majeures, on rencontre diverses traces de la culture spirituelle et philosophique de Saliège.

L’archevêque de Toulouse croyait avec la Révélation, la patristique et la culture classique à l’existence d’une nature humaine. Dans sa courageuse et clairvoyante Lettre pastorale sur la personne humaine, authentique acte de résistance, il souligne que la « morale chrétienne », la « morale humaine » se fonde sur des « devoirs » et des « droits » qui « tiennent à la nature de l’homme » et « viennent de Dieu » (P. 37). Une telle morale inséparable de la nature humaine s’oppose à l’exclusion. « Les Juifs sont des hommes (…). Les étrangers sont des hommes (…) » (P. 38).

Il y a une ineffaçable noblesse, dignité de l’homme. Le cardinal Saliège est un humaniste chrétien. Comme le Père Henri de Lubac, il pense que la déshumanisation vient de la perte du sens de Dieu. À l’opposé des opinions régnant alors, il perçoit le judaïsme et le christianisme comme appartenant à une même famille. « Le Nouveau Testament est solidaire de l’Ancien. / Le Christianisme est solidaire d’Israël. / L’antisémitisme, à travers Israël, attaque Dieu » (P. 130).

Dans le régime nazi, il voit l’ennemi du Christ, un paganisme totalitaire. Sa pensée est fondamentalement hostile au fascisme, hitlérien comme stalinien. Sans moralité ni vérité, le fascisme n’est qu’un nihilisme. De même que Pascal dénonçait dans le moi son désir d’être tyran de tous les autres, le cardinal identifie avec lucidité une tendance naturelle de l’être humain, toujours hélas d’actualité, à se comporter en fasciste. « Que d’hommes, que de femmes, ont la vocation fasciste, la vocation de domination » (P. 95). Attentif à la condition ouvrière et paysanne, soucieux de « charité sociale », il prend ses distances par rapport au capitalisme de la conquête. Tout empreints de lucidité, les Menus propos ne sont pas dénués de prescience. « Nous assistons à la naissance d’un ordre nouveau » (P. 138). Au sein de cet ordre nouveau, la solitude devient de plus en plus difficile, le collectif étend son empire.

La question de fond posée par les Menus propos est la question de l’éthique. La juste éthique doit associer aux vertus surnaturelles les vertus naturelles. « Le bien est plus fort que le mal » (P. 109). Cette conviction engage au combat contre toute sophistique, tout nihilisme. Comme Pascal, tout aussi soucieux de l’essentiel, le cardinal Saliège résume la morale à l’acte d’aimer. Il faut « montrer que la morale chrétienne se ramène à l’exercice de la vertu théologale de charité » (P. 143).

Nul ne se sauve s’il ne cherche à sauver les autres. « Dieu est l’Amour » (P. 134). Du Dieu d’amour naît le commandement d’aimer, le divin, l’humain. « Tout l’essentiel de la Révélation est là, et aussi tout l’essentiel de la religion catholique » (P. 134). L’homme ne peut avoir le sens du prochain et de l’infini que s’il aime. C’est du sein même de cette éthique de l’amour, dans la fidélité à la Parole, que naîtra le témoignage de résistance du cardinal Saliège. L’harmonie du témoignage du livre, de la parole et de la vie se nourrit de la volonté d’aimer.

Ecclésiastique, attaché viscéralement à l’Eglise qui « bénit le Chartreux qui se tait et le Dominicain qui parle » (p. 144), qualifiant le baptême comme « notre grand titre de noblesse » (p. 89), sauvegardant la liberté de la religion par rapport à la politique, l’Etat (p. 128), l’auteur des Menus propos rappelle l’indispensable conversion de sa propre existence. « Tout est vain si nous ne commençons pas par la conversion de nous-mêmes. » (P. 90).

Il ne s’agit pas tant de raisonner que de vivre en homme libre, d’enseigner en mêlant avec art le silence et la parole. L’expérience est la source du savoir. « La connaissance par le dedans » (p. 50), la connaissance existentielle et spirituelle, apparaît comme la vraie connaissance. Il faut avoir le goût, humblement, de toujours apprendre, en n’oubliant pas que la chaire de la vie est plus éloquente, persuasive que la chaire de la raison. La sagesse des Menus propos prend sa source dans une approche concrète de l’existence à la lumière de la Révélation. « La sagesse de Dieu n’est pas la sagesse de Minerve » (P. 44). Une vraie sagesse trouve son élan dans « le battement des ailes » de la prière. « La prière est puissante » (P. 58). La prière n’est pas fuite mais action, élévation. Tout en nous doit devenir prière. « Moins de temps à l’activité extérieure, plus de temps à la prière. Que l’activité extérieure elle-même devienne une prière » (P. 65).

Prier et agir, agir et prier sont indissociables. L’homme d’action juste est un homme qui vit de prières. «Plus que de canons, nous avons besoin de saints » (P. 63). II faut aimer écouter le silence, cultiver la vie intérieure. Familier de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix, le cardinal Saliège puise dans le mysticisme une force, une ardeur capables de s’opposer au matérialisme, au totalitarisme, et de rendre le monde plus humain. « II y a la résistance mystique » (P. 128).

Le résistant mystique a été un homme de volonté, un homme qui a découvert dans la croix le chemin vers l’aurore. « Per crucem ad lucem. [Par la croix vers la lumière} » (P. 82). Les Menus propos, livre de témoignage d’un humaniste chrétien, d’un moraliste spirituel, d’un écrivain passionné d’authenticité, n’ont d’autre but en définitive que d’enraciner la vie de l’homme dans la vérité. « La vérité pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un homme » (P. 124).

Y a-t-il une éthique universelle qui transcenderait les lieux et les temps ? L’existence et l’œuvre du cardinal Saliège inclinent à répondre positivement à cette question. L’éthique universelle s’affranchit des opinions dominantes, des modes, des compromissions, pour servir l’homme, qui a une même et pérenne nature au-delà des différences culturelles, sociales, politiques, religieuses…, dans la lumière de l’infini.