Sur Connaissance par les larmes

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La lecture de Jacques Goorma

Extraits d’un article sur Connaissance par les larmes paru dans Recours au poème en janvier 2018

 

Certains livres ont le pouvoir de survivre au moment de leur lecture et de poursuivre avec entêtement leur chemin en nous jusqu’à nous forcer à les reprendre. Connaissance par les larmes est de ceux-là. Essayiste, traductrice, professeur de littérature comparée à l’université de Strasbourg, Michèle Finck s’affirme avec ce quatrième recueil comme une voix forte et singulière de la poésie d’aujourd’hui.

Les larmes. Comme une évidence oubliée, négligée et qui s’impose aussitôt avec l’étonnement d’avoir pu si longtemps l’ignorer et tourner le dos à ce que les larmes ont à nous apprendre. Connaissance par les larmes. Titre juste et admirable qui se propose de définir la poésie. Que peuvent nous apprendre les larmes ? Comment les connaître sans pleurer ? […]

Ici, nulle complaisance doloriste, ce que l’on pourrait craindre en abordant un tel sujet. Le parti-pris thématique, le soin apporté à un détail anatomique, la minutie d’une description feraient plutôt songer à une forme moderne de Blason ou encore à un inventaire secret, une anthologie des larmes très personnelles, avec un souci d’exhaustivité qui, bien sûr, n’épuise pas les larmes, et une très grande attention accordée à l’organisation de ces morceaux choisis.

L’ouvrage, solidement charpenté, se compose de sept parties, récoltant chacune une collection de larmes. Dans Court-circuit, la première partie, les larmes sont d’abord intérieures. Les larmes de l’enfance, de l’intime, celles des morts, de la faille, celles qui coulent dans l’autre sens et nous ouvrent à la connaissance de l’autre comme de nous mêmes.  Qui n’a pas regardé / L’autre pleurer / Ne le connaît pas. […] Mes Larmes / Coulent / De tes yeux […] L’essentiel est invisible / Aux sans-larmes.

Avec les Larmes du large, le monde s’ouvre sur l’étendue et nous pouvons Apprendre les larmes par la mer, car les larmes se souviennent de la mer.  Et nous nageons nus dans les larmes de tous.  Si la mer est la matière des larmes, elle est aussi  le seul vrai terreau mélodique et rythmique. Dans les trois parties suivantes, Musique des larmes, Musée des larmes, Cinémathèque des larmes, chaque poème offre un abrégé suggestif de l’œuvre abordée, une galerie intime de larmes recueillies dans tel mouvement musical, telle représentation picturale ou cueillies à l’œil de tel comédien. […]

En lisant Connaissance par les larmes, on songe bien sûr à Nietzsche, tant la composition thématique de ce recueil est musicale (« Je ne fais pas de différence entre la musique et les larmes » déclare celui-ci dans Nietzsche contre Wagner). Un Chœur ouvre ou clôt chaque section, annonce la couleur, condense le propos en quelques vers d’un seul mot, traverse et scande musicalement l’ensemble de l’ouvrage. Une didascalie précise à chaque fois que le chant se fait bouche fermée au début, puis bouche mi-close et bouche ouverte à la fin indiquant une progression dans l’intensité. Les interventions du chœur se multiplient dans la dernière partie, accroissant encore leur effet.

L’écriture de Michèle Finck manifeste une sensibilité à fleur de peau. Au bord des larmes. Mais toujours avec  un souci d’exactitude et l’acuité d’un regard aiguë et souvent tranchant. Car les larmes disent aussi l’entaille, la faille, la fente, la blessure, par lesquelles elles s’écoulent. La brèche par où l’intime voit le jour. Elles sont l’expression visible de la vie intérieure. « Les larmes sont un don », écrit Victor Hugo. Elles sont un cadeau et le signe d’une présence. Selon  « Le don des larmes » qui joua un rôle important dans l’histoire de la spiritualité médiévale, les larmes attestent de l’alliance de l’homme et de Dieu au tréfonds de nous-mêmes et confirment qu’il y a en nous plus que nous. Même / Si  / Dieu / N’ / Existe / Pas/ Les / larmes / Sont / La / Trace / De / Dieu / En / Nous

Les larmes sont un débordement, l’issue d’un excès, d’un trop-plein. Pour y répondre, le vers se fait bref. Suppression d’articles, de verbes. Élision de l’inutile. Style télégraphique trahissant l’urgence à dire. Par endroits, des allitérations accentuent cette sensation de hâte résolue.  Descendre au fond de la faille / Forer. Fouiller. / Faire de la faille force. / Engouffrer langue au fond / Des fissures des anfractuosités. / Engouffrer  langue. Mais cette hâte doit être aussi patiente, car sa précipitation pourrait menacer le poème. Poème  compagnon de route / Pas trop vite  attends un peu. / Il faut que tu te décantes. Larme et langue se mêlent dans un épanchement où affleure et se révèle enfin, comme un aveu, le secret du poème.  Les Larmes / Non Pleurées  / Sont /Celles / Qui / Font / Écrire.

La Fille de la faille, celle qui chancelle, est devenue Celle qui neige. Elle semble nous dire que les mots sont les flocons d’un pleur céleste et ces flocons, les larmes gelées d’un ciel intime.