Sur Ce que dit le Centaure

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La lecture de Michèle Finck 

Extraits d’un article sur Ce que dit le Centaure paru dans Europe en janvier 2018

 

Après les trois « oratorios » de La Représentation des corps et du ciel – Le grand silence, Le temps ouvre les yeux, Présent absolu (voir Europe n° 991-992, 1015-1016, et 1026) –, Gérard Pfister invente, dans Ce que dit le Centaure, une nouvelle forme poétique à la croisée de l’architecture, du théâtre et de la musique. Pfister est ici d’abord un architecte de la poésie, dans ce livre construit en trois parties encadrées par un « prologue » et une « sinfonia » et précédé d’un avant-dire qui oriente et féconde la lecture. Le choix du tercet en vers très courts et denses, non ponctués, est la pierre angulaire de cette rigueur architecturale, qui se fonde aussi sur le travail heuristique du blanc typographique entre les tercets. Sur la couverture, un fragment d’une fresque de Guirlandaio, Le Massacre des innocents, souligne encore la dimension architecturale mais aussi dramatique du livre.

En effet architecture et théâtre se mêlent dans cette œuvre en trois actes et trois « personnages » (« Le Temps », « Le Songe », « Le Chant »), où le tercet vient renforcer la profonde logique ternaire fondatrice. Le titre de l’avant-dire, « Le théâtre des mots », met en relief la dimension théâtrale. Mais s’il y va fondamentalement de théâtre, c’est d’un théâtre métaphysique qu’il s’agit. C’est la vie qui est comprise ici en termes de théâtre, comme le disent à plusieurs reprises « Le Songe » (« le monde// est un théâtre/ rien/ ne résiste/ à l’assaut/ du centaure », p.79) et « Le Temps » (« chacun// joue son rôle/ chacun est acteur », p.144). La dimension sacrificielle du théâtre est sans cesse commémorée, comme le souligne la répétition de l’adjectif « sanglant » dans la bouche du « Songe » (« c’est du théâtre/ c’est un jeu/ sanglant », p.127) et du « Temps » (« c’est un jeu/ sanglant/ c’est une //tragédie », p.140).

Par le modèle théâtral, qui est son soubassement, ce livre sort de l’écrit et appelle une lecture à haute voix, voire une représentation scénique. Mais dans l’art de la composition de Pfister, le modèle architectural et théâtral entre en résonance avec le modèle musical, comme le suggère déjà l’exergue du livre empruntée à L’Orfeo de Monteverdi, favola in musica. Ce genre de la favola in musica désigne admirablement le genre littéraire inventé ici en poésie par Pfister. Si selon Peter Szendi « l’écoute est un théâtre » (Ecoute, une histoire de nos oreilles), c’est bien la consubstantialité du théâtre et de l’écoute que viennent donner à comprendre ici les trois scènes musico-théâtrales, qui composent chacune des trois parties du livre en soulignant encore le rôle heuristique du chiffre trois. Par cette composition avant tout musicale, le livre exige d’être « entendu », comme le met en évidence la place cardinale du verbe « entendre » (au double sens d’ « écouter » et de « comprendre ») dans le refrain central scandé par « Le Temps » : « il n’y a // rien / à voir/ c’est à entendre » (p. 68).

Portée par le triple socle de l’architecture, du théâtre et de la musique, la poésie de Gérard Pfister est profondément pensante ou pensive – mais sans que la pensée en acte ne soit jamais ressentie comme abstraite. Au contraire, il y va d’une pensée en mouvement, fondamentalement incarnée. Partout s’affirme le souci d’une composition qui retrouve l’accord homérique ( « le centaure » est déjà une créature homérique) de la poésie, de la philosophie et de la musique. Si les clés de voûte du livre sont les trois allégories (« Le Temps », « Le Songe », « Le Chant »), aucune sècheresse intellectuelle dans ces allégories car elles sont puissamment faites chair, et leurs corps et leurs voix sont les vecteurs d’une émotion qui toujours déborde les mots.

A vrai dire, l’allégorie n’est pas ici seulement un trope : elle a une dimension ontologique; elle est toujours polysémique ; elle permet une sacralisation des trois figures-piliers. Cette favola in musica est une fable sur le pouvoir et sur le langage mais aussi sur la condition humaine. Si l’allégorie du « Temps » révèle que l’homme n’est fait que de temporalité périssable, celui-ci tente sans cesse de fuir sa dimension temporelle par le langage, nommé ici « Le Songe » en raison de sa puissance d’illusion et sa capacité effrénée de substituer au monde réel des arrière – mondes.

A cet égard le livre est avant tout un grand procès fait au langage, à sa prétention non seulement à la domination totalitaire mais aussi à la maîtrise illusoire du temps, de la finitude et de la mort : « les mots / sont immortels/ et je ne suis// qu’un mot/ par moi/ tout est sauvé//du temps » (p.36). Il y va d’une mise en accusation du langage et de sa violence, suggérée par la répétition de l’image obsédante du « poing » (« chaque mot / vois-tu/ chaque// nom/ est un coup / de poing », p.22-23) et de la pression des « doigts » qui étranglent de plus en plus la « gorge » (« vois-tu / ce poing / sens-tu // sur ta gorge/ mes doigts/ presser », p.36-37) . Comment cet agon, au centre du livre, entre «Le Temps » et « Le Songe », entre le mythos et le logos, peut-il trouver une forme de résolution sinon dans « Le Chant », troisième « personnage » incarnant la parole enfin réconciliée avec le temps et se faisant même art du temps par excellence, c’est à dire musique : « entends-tu/ comme // un unique/ chant/ une seule résonance // la vibration / des jours / dans la chair » (p. 175) ?

Le livre tout entier a le projet de nous « libérer de l’illusion du langage » par « Le Chant », de faire que de la chrysalide de la fable (« favola ») naisse « Le Chant » qui est pure « joie ». Ce que dit le Centaure a vocation d’exorcisme et cet exorcisme n’est possible que par « Le Chant ».

Reste le mystère du « centaure ». Si la poésie a déjà ses « centaures », voilà qu’apparaît ici, après Ovide et Virgile, après Hérédia Leconte de Lisle et Maurice de Guérin, après Ruben Dario, un nouveau « centaure » original et inspiré. Pour Pfister le « centaure », homme-cheval, figure l’hybridité de l’être humain, mi-mots, mi-temps, mi-songe, déchiré par ses contradictions. Mais le vocable « centaure » s’impose aussi ici, dès le titre, par la force de son signifiant. Dans ce livre peuplé de créatures inquiétantes qui envahissent nos « songes », comment ne pas lire, au plus profond du signifiant du mot « centaure », le verbe « hante » : le « centaure », porté par le grand flux de l’inconscient qui soulève tout le livre, est ce qui nous hante sans que nous puissions mettre de mots sur cette hantise séminale ?

Par ces trois allégories incarnées, par la figure énigmatique du « centaure », Pfister touche à l’archétype, comme s’il y allait d’une scène qui a la force d’une scène primitive. Le lecteur, inquiété par le vers de l’Orfeo de Monteverdi mis en exergue, « sono o vaneggio ? / « est-ce rêve ou délire ? », oscille sans cesse entre ces deux pôles, comme chez Monteverdi, mais la musique des mots submerge le sens sans qu’il soit possible de répondre à la question.

C’est en effet à la musique que revient encore une fois la place fondatrice. Tout se passe en effet peu à peu comme si Pfister retrouvait ici une vieille étymologie populaire du vocable « personnage », issu de « per-sonare », « retentir au travers » : « Personnages », « Le Temps », « Le Songe » et « Le Chant » le sont aussi au sens où ils sont le lieu de passage d’une voix qui « sonne » à travers eux, les traverse, venue on ne sait d’où.

Il faudrait surtout mettre en relief plus en détails les signes distinctifs du travail musical de Pfister dans ce maître-livre incantatoire : art du leitmotiv , centre générateur de cette favola in musica ; variation sur un thème ; ascendant de la prosodie, de l’accentuation et du rythme, au point que des cellules apparemment semblables dans leurs signifiés prennent un sens différent par le rythme (« il n’y a // rien / à voir / c’est à entendre » p.68 et plus loin « il n’y a // rien à voir/ c’est à / entendre » p.168) ; cadence suspensive irrésolue par l’absence de substantif derrière l’article à la fin d’une tirade (« le monde / n’est que / ce peu de chair // et les corps / ne sont/ qu’un », p.157) ; travail du souffle et du silence par le blanc typographique…

Il ne serait pas étonnant qu’un compositeur s’intéresse à ce livre orphique à vocation sotériologique, catharsis par le chant s’il en est. Mais « sait-on// ce que c’est / que chanter ? » (finale du livre, p.185).