Sur « Res rerum »

La lecture de Pierre Campion

Extraits d’un article sur Res rerum paru dans À la  littérature en juin 2018.

Un moment décisif dans une œuvre

[…] L’audace du titre place le recueil sous l’invocation de Lucrèce, mais pour contredire le De natura rerum : oui à une poésie résolument philosophique, mais qui se refuserait à pénétrer les choses dans l’intimité de quelque constitution atomistique et à supposer l’idée d’une nature qui serait la loi du monde et la nôtre. Non : ici, à travers le paradigme grammatical du mot latin, il est question de la chose des choses ou bien des choses (nominatif pluriel) des choses (génitif pluriel), c’est-à-dire de la chose de chaque chose, à l’exclusion de toute notion générale. Ici, la chose n’est pas l’objet d’un discours (de re rerum) mais le sujet provocant, le héros épars, d’une épopée lyrique.

Au point où nous en sommes, il vaut mieux citer l’un des poèmes, où éclate le caractère ensemble philosophique et poétique de la recherche, dans un vertige de tautologies métaphysiques, le poème LXIII (sur soixante-quatre) :

La vérité que nous cherchons dans la chose
N’est rien d’autre que la vérité de la chose.
La vérité de la chose n’est pas à extraire de la chose.
Elle est le domaine de la chose
Et elle est la chose de la chose.
La chose de la chose est sa vérité
Comme le vrai est la vérité du vrai.
La Réisophie ne dit pas la vérité de la chose,
Elle dit la vérité du vrai
Et elle sait que seule la chose sait
La chose de la chose.
C’est parce que nous abandonnons
Les choses à leur chose
Que nous disons la vérité.

Si la philosophie se définit bien, depuis les Grecs et la romanité, comme la recherche de la vérité, il lui faut formuler la vérité de la vérité. Ne nous y trompons pas. Sous les apparences d’un jeu sur les mots, Albarracin soutient une expérience originelle et constamment méditée par lui, en de nombreux recueils : les choses nous présentent et nous opposent — présentent et opposent à toute pensée — leur évidence et leur caractère irréductible, leur obscurité et leur défi, leur vérité, à laquelle nous ne cessons d’opposer un désir de compréhension, une volonté de discours, un désir de maîtrise, les uns et les autres immédiatement et définitivement déçus.

Les choses ne s’analysent pas, elles ne se déduisent pas ; elles ne se décrivent pas, elles ne s’évoquent pas ; elles ne se représentent pas, elles ne se contemplent pas, elles ne se pensent pas. Malgré l’attention passionnée qu’ils ont tous portée aux choses elles-mêmes, on n’est ni dans Descartes, ni dans les phénoménologues, ni dans Hegel (malgré « Il y a une question au sein de la réponse/ Et une réponse au sein de la question », LXIV), ni dans Clément Rosset, ni dans Lucrèce, ni même dans Ponge… Des échos, des signaux venus de partout, mais diffractés et réfractés par une source puissante. En quelque sorte, Albarracin rend hommage à tous, mais il trace son chemin à lui, depuis longtemps, audacieusement. Lequel ?

En vérité, les choses ne supportent que la redite, inépuisable et variée. Entendons : elles en appellent à l’une des figures de la poétique, nommée, répertoriée, et quelque peu méprisée, bannie dès nos jeunes études, la tautologie. Redire, en tournant autour, tel est le mouvement perpétuel de la poétique selon Albarracin : ainsi sera rendue et justifiée, chantée et louée, la dynamique qui, dans la chose elle-même, porte la chose à n’être qu’elle-même, par force, tension, épreuve de soi-même (IV) :

L’être étant l’acte par lequel la chose se décrète,
Il lui est certes assez facile de se correspondre
Et d’être harmonieusement couplée à la chose.
Il n’empêche
Que la génération spontanée de cette correspondance
Est une réussite qui tient du miracle sans cesse renouvelé
Et de la gageure absolue […].

Si la métaphore est proscrite telle qu’elle serait laissée à la liberté de ses distractions, excursions et errances — de ses équivalences arbitraires —, eh bien pourtant elle peut proliférer du moment qu’elle est solidement tenue dans et par la tautologie[1] (XLII) :

En vérité, contrairement à ce que l’on pourrait croire,
L’opération réisophique que nous menons sur les choses
Ne vise pas à les resymboliser mais bien à les dé-symboliser.
Car le monde fut brisé le jour où l’on rompit les choses en deux
Tessons conjoignables pour en faire des signes d’appartenance […]

Perdu les signes d’appartenance entre les choses et entre elles et nous… Alors, les métaphores peuvent s’ébrouer, sous la surveillance de la tautologie (XVIII) […] Elles peuvent aussi foisonner pour dire, à leur manière d’impuissance éloquente, l’impossibilité de cerner la chose des choses autrement que par variations sur les expressions (XLI, sur un cygne non mallarméen) […]

L’ironie met à distance telle méditation métaphysique célèbre, mais sans faire à Descartes l’injure d’une leçon, simplement en déplaçant l’attention de l’expérimentateur, du morceau de cire vers la flamme dont on le chauffe (XXXVII) […] Mais surtout l’ironie s’exerce à l’égard des choses mêmes par la distance qu’elle porte à leur égard dans les images, par l’air de ne pas y toucher, mais aussi par la critique qu’elle porte à l’égard de la tentative poétique (XLIII)…

Le rire borde les choses d’une toute petite rivière
Où s’en va l’écorce des reflets, le tain des écorchures.
Au bord des choses cette toute petite rivière
Mélange allègrement les poissons et les hameçons.

Mais justement, et comme partout où il y a ironie, une profonde parenté — une ambiguïté constitutive, une complicité cachée et périlleuse — se déclare au sein d’elle-même, entre la parole de la critique et la parole critiquée, ici entre le mouvement des choses à être et l’effort de la poésie à le mimer, entre les choses et la tautologie des choses (XIV) :

Qu’est-ce qui dans la chose est à l’image de l’imagination humaine ?
C’est son être,
Son être qui est chez elle la faculté qu’elle a de s’imaginer,
Et de s’imaginer précisément telle qu’elle est, de s’imaginer telle qu’elle est !
[…]
Comme si chaque chose s’éveillait dans la peau d’elle-même en étant,
Toujours et sans cesse elle-même et sans cesser de s’éveiller,
D’ouvrir des yeux ronds sur le monde intact et perpétuel.
L’être de la chose est comme l’imagination de l’homme.

On l’a bien lu : le mouvement de la chose à être la chose est un effort d’invention de soi-même et non pas de conformation à quelque nature. Aussi l’ordre institué par ce décret-là confère-t-il le gouvernement des choses muettes à la parole poétique, un ordre à réitérer sans cesse contre la précarité essentielle de ce pouvoir, mais aussi au prix évidemment d’une coupure, reconnue dans l’homme cette fois, laquelle fait qu’il a à être lui aussi, à grand effort : par le travail à s’accomplir poétiquement et humainement, en tant que lui-même appartient au monde des choses — et c’est la dimension morale de cette philosophie.

Telle est la grandeur de la poésie, d’avoir à décréter et ce qui est et ce qu’elle est, en tant que l’un et l’autre s’inventent. Dès lors, aussi secret à lui-même et aux autres humains, l’homme, aussi étranger à lui-même et à tous, et sans doute aussi dangereux que fascinant, aussi bête que toute chose : mais, au point où nous voilà, c’est à Flaubert qu’il faudrait peut-être penser, qui nous fait entrer dans l’ordre de la tragédie — laquelle demande à se raconter, dans l’étendue temporelle d’un devenir d’anéantissement et de réalisation […]