La lecture de Jean-Pascal Dubost
Extraits d’un article sur Res rerum paru dans Poezibao en juillet 2018
Le poète ne vient pas d’ex nihilo, et avec cet opus de faux alchimiste, Laurent Albarracin inscrit le titre dans la pierre ancienne, dans le temps et en droite lignée de la poésie didactique du De Natura Rerum de Lucrèce, mais ironiquement, et invite à une lecture d’un contr’ars poetica des plus spirituels. « Car c’est un système qui comprend et le ciel et les dieux que je prétends t’exposer ; ce sont les principes des choses que je vais te découvrir ; je te dirai de quoi la nature les crée, les entretient, les nourrit ; à quoi, après leur dissolution, la nature les ramène ; et je désignerai ces éléments par les noms de matière, de corps générateurs, de semences des choses, les appelant aussi corps premiers, parce qu’en eux tout a son origine », écrivait le poète latin : RES RERVM est un contr’ars poetica parce qu’en contraste avec la fureur divine exposée dans la plupart des traités de poétique antiques. […]
La chose, au contraire de Francis Ponge, matérialiste aussi pourtant, de qui il faut cependant se garder de rapprocher Laurent Albarracin, la chose n’est pas disséquée de l’extérieur, mais pénétrée grammaticalement en son cœur comme Gertrud Stein (dont le tournevis syntaxique a enfoncé sa vis dans la pensée du poète) le faisait savamment, car une chose est une chose est une chose… vrillant la signification pour aller au cœur du sens ; et tout le ci-livre ne dit que cela. C’est ainsi que le génitif latin du titre suggère à regarder la chose des choses, assavoir, par un des plus subtils effets paronomastiques, la cause des choses, et de cette manière, à regarder la phrase et comment la phrase s’emboîtant dans la phrase, ou un membre de phrase dans un autre membre de phrase, comment la phrase pénètre la chose jusqu’à sa cause, qui est le sens, c’est-à-dire son origine […]
Laurent Albarracin use en effet d’un ingénieux système rhétorique pour nous convaincre que la chose nous échappe constamment. Un bel oxymore en zeugme dès le premier poème éveille un soupçon baroque, « Les choses se reflètent exactement/Par baroquisme plat et fiévreuse austérité » ; nous voici devant un art baroque qui file en frise tout le long de l’ouvrage et sous-entend que tout cela n’est que fumée sans feu :
« Il n’y a pas de fumée sans
Que cuise sous elle le feu de ce qui n’est pas. »
Le sourire suscité par l’enjambement de ce distique au-dessus de l’image de la fumée est l’indice d’un humour qu’on pourrait qualifier de baroque en ce sens où l’abondance discrète (oxymore !) des figures de style constitue un réseau de pirouettes guillerettes destiné à alléger le didactisme du propos, qui part ainsi en fumée (la fumée est un grand topos de l’image baroque, et lire De l’image sera fort instructif de l’art poétique de Laurent Albarracin, quand bien même il ne revendique l’héritage baroque). […]
Mais citons :
Tautologique, l’œuvre d’Albarracin ? Il s’en réclame (« La tautologie est selon moi le sommet caché, impossible, de la poésie. Par elle, on voit que « les choses sont ce qu’elles sont » et que cela n’est pas rien. Par elle, on voit que les choses sont valables aussi pour elles-mêmes »). La tautologie répétitive, telle que la pratique Laurent Albarracin, est démonstrative, de l’ordre de la captatio, pas forcément bénévolente. Mais si le verbe « être » est générateur et porteur de tautologie, il n’empêche que le poète, toujours en mouvement autocritique (« Mais questionner la question n’est-ce pas mieux encore la poser ? »), s’amuse de sa propre entreprise rhétorique : « Parce qu’elle et même, soi et s’étant,/La chose et cette chose qui fait la chose », transformant le verbe « être », par homonymie, en coordonnant recherchant une meilleure alliance des choses incertaines entre elles.
Et si les choses sont ce qu’elles sont, tout n’est qu’apparence, car dans le schéma rhétorique que construit le poète, qui repose sur le tout et son contraire, l’argument et l’épuisement de l’argument (« C’est parce qu’il y a une faille en elle /Qu’elle est soudée à elle /Parce qu’il y a du vide dans la chose /Que la chose tombe dans son plein »), le livre, en déconstruisant poème après poème l’idée commune et fataliste que les choses sont ce qu’elles sont, conduit néanmoins vers celle que les choses ne sont pas ce qu’elles sont ; voyons-y aussi une pseudo-tautologie destinée à consolider l’activité d’ironie facétieuse du poète, mais aussi à exprimer son doute, et la vastitude de son inconnaissance. Ça fonctionne ici comme « une arabesque littérale et vivante et un obscur ornement ».
Il y a, dans le travail de Laurent Albarracin, un vaste mouvement critique et savant, discret et humble, qui démarre de la philosophie scientifique d’Aristote et du didactisme lucrécien, est relayé par un encyclopédisme didascalique trempé dans la poésie cosmologique (mais sceptique) de la Renaissance (Maurice Scève, Microcosme, ou de Du Bartas, La Sepmaine), et par toute une pensée philosophique de la connaissance, et du doute (Montaigne), ainsi que par une critique contre-pongienne ; il y a un embrassement littéraire d’une grande largeur (en effet, au fondement de sa poésie, est une immense bibliothèque, dans chaque vers bouge une étagère de livres).
Mais le contr’ars poetica du poète est par retournement de situation, évidemment, un art poétique moderne, qui puise dans la notion de mésocosme sa « quête réisophale » :
La chose est un mésocosme.
Un être intermédiaire entre l’homme et le monde.
La chose est faite à l’image de l’imagination.
La chose est au confluent des deux sources
Que sont l’homme et le monde.
Car l’imagination s’écoule aussi bien
De l’homme vers le monde que du monde vers l’homme.
C’est la chose qui est réceptacle de ce double mouvement. […]