Sur « Pressée de vivre »

Temporel

La lecture de Nelly Carnet

Extraits d’un article sur Pressée de vivre  paru dans Temporel le 23 avril 2018

Après une parution récente dans la collection poésie aux éditions Gallimard, Anise Koltz poursuit son œuvre chez Arfuyen qui a déjà publié un certain nombre de ses recueils de poésie. Ainsi l’un des grands magazines de littératures, d’arts et sciences humaines québécois ne pourra plus ignorer cet écrivain luxembourgeois qui passait encore il y a moins de dix ans pour un grand inconnu ne valant pas vraiment la peine qu’on s’y arrête…

Avec Pressée de vivre, l’auteur de quatre-vingt dix ans aux vingt-cinq livres édités, ne cesse de naviguer entre légèreté et tragique dans le corps d’une écriture simple et fluide. Que de trépas et de renaissances chez cet écrivain qui mesure les années qui lui restent avec l’insouciance sérieuse ! Lorsqu’on a lu quelques livres d’Anise Koltz, on sait que l’ombre de l’époux défunt ne sera jamais loin. Ici encore, elle est plus que présente, puisque des textes lui sont directement adressés. La vie se survit au-delà de la mort mais dans la mémoire vive. Les figures de ses ancêtres sont aussi très présentes : « Comment vivre/à travers la matière des ancêtres // Ils ont amputé mes organes/devancé mes pas ».

L’écriture épouse le titre qu’il porte, vivifiante, alerte, rapide. L’image d’un fleuve sert d’ouverture au recueil qui va suivre les méandres des allers et retours vers le passé, le souvenir et l’avenir qu’il convient d’entendre comme un « Après », le deuxième composant du recueil laissant place cette fois-ci à l’océan et son va-et-vient de vague pour se diriger vers l’infini. […]

L’illustration de première de couverture, « Etude de nuages » de John Constable, fait écho à ce recueil : vol sur fond de menace. Car les envols de l’auteur ont lieu dans l’ombre du passé déterminant l’identité de cette écriture et ralentissant l’élan. Les mots sont à double tranchant mais l’écrivain ne se résigne jamais. Elle renaît sans cesse à travers sa propre vie et à travers l’écriture. Cette question de l’identité revient ponctuellement avec ce constat inquiétant : une « apparence », « une image », une absence de présence de soi réelle dans le temps présent de la vie actuelle imprègnent les textes comme si Anise Koltz voulait nous dire qu’elle appartient à « un autre temps ». Peut-être est-ce là la conséquence de la séparation physique d’avec celui qu’elle aimait. La mort rôde, devient parfois « mémoire », mais la vie se révolte également de manière surprenante : « Je vis sous haute tension//Entre songe et mensonge/entre astre et désastre/Celui qui me touche/sera foudroyé ». « L’encre est aussi [son] sang ».

L’auteur vit également à travers l’écriture épousant les aléas du moral, parfois désespéré, parfois gorgé de dynamisme. « L’écriture [la] questionne ». Et c’est peut-être l’annonce du début de tout mouvement scriptural que ce questionnement confiant aux mots le soin de dévoiler ce qui se cache derrière eux. L’écriture est là pour mesurer et enregistrer toutes les fluctuations du ressenti d’un être vis-à-vis de son existence. Ces modulations sont multiples. C’est pourquoi le rythme même des textes peut être heurté ou fluide pour épouser la perception des jours qui passent dans une tête qui pense et transcrit en mots l’impensable avant de rejoindre le disparu. Chaque jour est une nouvelle vie chargée de sa nuit. […]

Chez cet écrivain, l’équilibre semble fragile. La corde est parfois prête à se rompre. Il y a quelque chose de mélancolique dans l’écriture qui peut nous toucher plus que dans les autres arts peinant à nous suggérer le trouble à moins que cela ne concerne aussi la musique ineffable et impalpable comme la voix dans la langue. L’écriture, pour cet auteur solitaire qui a pris de l’âge, est cette « béquille », la voix du disparu qui « résonne encore » « comme la mer dans un coquillage ».