La lecture d’Alain Corneau
Extraits d’un article paru le 15 janvier 2020 sur le blog Le Lorgnon mélancolique
[…] Une fois n’est pas coutume, l’occasion qui m’est donnée – qui nous est donnée – est exceptionnelle : les dits et maximes de vie de cette jeune juive libre-penseuse, figure de courage, de générosité et de « sainteté » sont l’objet d’une édition bilingue dans la superbe collection « Ainsi parlait » des éditions Arfuyen. Et cela dans un choix et une traduction du néerlandais par William English et Gérard Pfister lui-même, l’éditeur et poète – plus que concerné dirons-nous, puisqu’il a pour cousine Liliane Hillesum, seule survivante de la famille Hillesum à qui l’on doit la découverte des journaux et les lettres laissés par sa parente.
On voit donc combien la découverte de l’œuvre d’Etty Hillesum (accessible dès 1981 en néerlandais) a pu marquer la démarche des Éditions Arfuyen. Comme le mentionne Gérard Pfister, « en 1985, les Éditions Arfuyen existaient depuis dix ans et avaient déjà publié plusieurs textes spirituels, essentiellement en lien avec la mystique rhénane. Avec la lecture des Journaux et des Lettres, le champ de cette recherche s’ouvrait d’un coup davantage encore, tant dans le domaine littéraire que spirituel. » Ce à quoi contribua la publication dans la collection « Les carnets spirituels » de Etty Hillesum, histoire de la fille qui ne savait pas s’agenouiller, soit huit « prières » extraites du Journal d’Etty avec des contributions de Charles Juliet, Dominique Sterckx et Claude Vigée ainsi qu’une préface très touchante de Liliane Hillesum.
Ce vingt-troisième volume de la collection « Ainsi parlait » est donc un aboutissement logique mais aussi une approche nouvelle de l’oeuvre en allant puiser directement à l’essentiel de son message spirituel et en revenant au plus près du texte original. De nombreuses phrases (228) admirables mais perdues dans la masse du Journal et des Lettres sont ici mises en relief dans un phrasé qui s’efforce de retrouver un peu du naturel de cette voix passionnée. La jeune écrivaine débutante rassemblant dans des notes rapides le matériau de futurs livres y apparaît dans l’urgence enfiévrée et la spontanéité de son écriture aimantée par l’Attention. N’imaginant pas qu’à l’issue de son tragique destin, elle deviendrait une confidente et une amie pour tant d’hommes et de femmes aujourd’hui en quête d’espérance et de vérité.
Étrangement, celle qui se définissait comme « la fille qui ne savait pas s’agenouiller » m’a fait comprendre ce qu’était une prière, une simple prière. Elle a fait tomber le kyste de préjugés moralisants que le simplisme d’un catéchisme bigot avait laissé en moi. Heureux et « béni » détour par celle qui fut – à son insu – proche de la spiritualité juive la plus authentique telle qu’on la trouve chez le grand Martin Buber. Ainsi dans cette extraordinaire « Prière du dimanche matin » (12 juillet 1942) où elle fait entrer Dieu dans sa vie et s’en considère responsable pour le monde : « Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. […] Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous aider nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. […] Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon coeur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. » […]
Dieu n’est pas mis en accusation, il n’a pas de comptes à rendre. Il a besoin de nous, de demeurer en nous, et en même temps nous sommes en lui, il nous donne alors une persévérance au-delà de l’espoir et nous fait échapper aux griffes du mal et de la méchanceté humaine. Magnifique témoignage d’une foi libre, directe et ardente, détachée de tout dogme, ancrée dans ce monde comme dans l’invisible, susceptible de nous aider à construire notre credo quand vient l’épreuve, quand se bousculent les questions ultimes. « Stupéfiant retournement » dit Gérard Pfister, remarquant que cette pensée est déjà toute entière dans un poème de Rilke. Dans un esprit proche, Martin Buber écrivait : « Dieu veut entrer dans son monde, mais c’est par l’homme qu’il veut y entrer. Voilà le mystère de notre existence, la chance surhumaine du genre humain ».
Il faut lire et faire entendre cette voix – y compris dans cette langue néerlandaise à bien des égards si proche du moyen-haut allemand de Maître Eckhart. Je ne peux que m’associer aux voeux que Gérard Pfister, maître d’oeuvre de ce précieux petit volume, formule dans sa présentation : « Puisse cette lecture éclairer notre année, lui communiquer cette force et cette beauté qui, jusque dans les pires situations, ne cessèrent jamais d’accompagner Etty. La force essentielle, écrivait Etty (5 juillet 1942), consiste à savoir jusqu’au dernier instant que, même si l’on doit mourir misérablement, la vie est riche de sens et belle, qu’on a tout réalisé de ce qui était en soi-même et que la vie était bonne telle qu’elle était. »
Le 20 février 1942, émerveillée par le poète Rainer Maria Rilke, Etty Hillesum écrit dans un cahier : « De Rilke, on ne revient pas, lorsqu’on l’a réellement bien lu. Si on ne le porte pas en soi toute une vie, cela n’a absolument pas de sens de le lire. » Oserai-je dire que d’elle-même, de « la fille qui ne savait pas s’agenouiller », on peut dire exactement la même chose. Etty Hillesum dépose dans ce « puits très profond » qui est en nous quelque chose qu’il faut sans cesse dégager, sans cesse écouter passionnément [Hineinhorchen = écouter au-dedans] pour atteindre ces « sources ultimes » qu’évoque Rilke.