Sur « Goûter Dieu »

La lecture de Marc Wetzel

Extraits d’un article sur Goûter Dieu paru le 11 mars 2020 dans Traversées

« Poète métaphysique » de l’Angleterre du XVIIème siècle, discret prêtre graphomane mort jeune (à 37 ans), encore méconnu en France (malgré les efforts de Jean Wahl, Jean-Louis Chrétien et, pour sa seconde traduction, la valeureuse Magali Jullien), Thomas Traherne – contemporain de Hobbes (dont le mécanisme nominaliste et athée fut le repoussoir naturel), mais aussi de Pascal, Spinoza et Leibniz (qu’il semble souvent deviner sans peut-être les lire) – , est le chantre – nullement naïf, banal ni anodin – de la gratitude émerveillée et de la communion pensante des êtres. Traherne est le créateur, ardent et singulier, d’une méditation se démultipliant indéfiniment elle-même par le fait que son objet exclusif et suprême (Dieu) aime lui-même la pensée, les pensants et … leur amour pour eux-mêmes et lui ! Voici en quelques remarques comment :

 « Goûter Dieu » ? Ça tombe bien : Dieu aime être goûté (même pour Dieu, écrit notre auteur, « être aimé est le plus grand bonheur », car ce qu’on est seul à être trouve alors sa place dans le Tout. « Dieu est davantage béni en étant Trésor qu’en ayant tout » (p. 45), et « Sa bonté étant infinie désire être reçue et devenir un objet d’infini Délice pour tous les spectateurs » (p.44). Les spectateurs de toutes choses (tels sont, pour Traherne, les hommes, animaux de compréhension et d’amour) démultiplient à leur tour les délices qu’ils sont les uns pour les autres. « Nous sommes de plus grands Trésors que le monde les uns pour les autres » (p. 57). Créer des mondes sans les goûter ou y être goûté serait simple caprice égoïste et stérile (p. 43), privé de « la bénédiction intérieure d’être aimé » (p. 61) et de la joie de « goûter les Palais et les Temples de ceux qui doivent nous aimer ». […]

Goûter Dieu, ce n’est bien sûr pas l’observer, Lui, mais témoigner de ce dont il est capable et digne en observant son amour du monde. « Faire un observateur » dit remarquablement Traherne, « c’est la plus grande difficulté » (p. 197). Le but divin est de « faire profiter de son Infinité », non comme Masse inerte et immense (qui « prendrait toute la place » p. 193, et  ne laisserait aucun lieu hors d’elle pour la considérer) : « Qui rêve d’un Dieu en Corps visible déteste la nature de Dieu même » (p. 194) dit le poète, et « Une masse inerte de matière éternelle serait une Preuve sans profit de la Présence de Dieu : un lieu incommode, un mur ! » (p. 195). […]

 Ainsi, à « l’infinie question » (p. 167) : « comment Dieu devrait-il nous déifier ? », la réponse de Traherne est « Il nous déifie en nous rendant la Fin de tous ses actes ». Nous sommes cette Fin par la pensée qui nous fait « héritiers » du spectacle de ses Lois, ses Plans, ses Trésors. « Faire tout ceci nous est offert. Maintenant jugez si l’Amour divin ne nous a pas déifiés et ne nous a pas fait devenir un Dieu pour Dieu tout-puissant !» (p. 181). Le mot est dit : Dieu veut faire de l’homme son Dieu, c’est à dire un Dieu, à son tour, mais pour Dieu. Un Dieu : fini donc l’humble quiétisme ! Mais pour Dieu : fini, le fier transhumanisme ! L’homme ne peut être Dieu que pour Dieu (non pour lui-même), et toute divinisation de l’homme hors de Dieu est idolâtrie.

 C’est donc la pensée qui est la plus haute chose, mais une pensée célibataire serait pure misère : « L’amplitude de la compréhension doit être répandue parmi nos semblables sans quoi la Félicité ne peut être goûtée » (p. 183) ; et c’est une pensée vivante, se tenant dans l’éternité infaillible du Présent : « Celui qui fréquente toutes ces Joies infinies est maintenant au Ciel. Nous ne pouvons leur être présents d’aucune autre façon que par la pensée seule (qui seule, dit-il ailleurs, peut se et nous tenir simultanément à l’Est et l’Ouest). L’Eternité est aussi proche de nous en ce moment qu’elle ne le sera jamais » (p. 185). […]

Magali Jullien, par ce beau travail (par ailleurs finement et utilement présenté), nous fait rencontrer en Thomas Traherne un très moderne et très traditionnel esprit ; c’est un progressiste : tout lui est moyen pour aller vers la beauté (et il ne se prive pas d’user de tous les plus récents dispositifs et institutions pour aller mieux à la Présence) ; mais c’est aussi un conservateur, un fidèle, un sachant-droit, un loyalement rigoureux qui fait venir à lui l’objectivité seule, oui, la vérité du rapport tel quel de la réalité à elle-même. L’impression est celle-ci : Traherne a couru ajouter au monde cela même qu’il a compris de son essentielle suffisance. Il a aimé, en homme de Dieu, ce qu’il a obtenu, en poète, que la réalité révèle d’elle ; et sa langue a su ne pas garder le goût de l’Absolu pour soi seule.