Sur « Le Livre de la vie monastique »

La lecture d’Alain Roussel

Extraits d’un article sur Le Livre de la vie monastique de Rilke, paru dans la revue Europe, avril 2020

Toute sa vie, Rilke aura cherché son lieu sans vraiment le trouver, que ce soit Prague, sa ville natale, ou Munich, Berlin, Florence, Paris et ailleurs. Seule la Russie, qu’il découvre en 1899 avec Lou Andreas-Salomé, originaire de Saint-Pétersbourg, lui apparaît comme une patrie, spirituelle du moins, « le fondement de son expérience et de sa sensibilité ». La passion qu’il porte à Lou est, là encore, déterminante. L’un des moments culminants de son voyage en Russie est celui qu’il connut avec elle en entendant sonner les cloches, durant l’office de la nuit pascale, de la cathédrale de la Dormition à Moscou et dont il se souviendra toute sa vie. […]

Dans le Livre de la vie monastique, Rilke s’invente un narrateur auquel il tend à s’identifier. Au fil de ces poèmes ou de ces méditations – mais l’auteur les appelle des « prières » –, c’est un vieux moine qui s’exprime. S’il a sa cellule dans un monastère où il exerce son talent d’iconographe et d’enlumineur, il préfère cependant la solitude de la forêt, et c’est généralement à la nuit tombante que lui viennent ses illuminations. Souvent, les circonstances de temps et de lieu sont décrites dans les commentaires, ce qui prête à l’ensemble l’allure d’un journal spirituel.

On peut suivre ainsi, dans la « forêt obscure », les états d’âme du moine, ses moments d’exaltation ou de doute, d’éclairement ou d’obscurcissement, face à l’inconnaissable. Comme il l’écrit : « Que je vienne pourtant à me pencher en moi-même, / mon Dieu est sombre, comme un tissage / de centaines de racines s’abreuvant en silence. / Ceci seulement : je monte du sein de sa chaleur, /je n’en sais pas plus, car mes branches reposent toutes / dans le tréfonds et ne vibrent qu’au vent. » […]

La nature est très présente, et l’on a pu déceler une conception panthéistique de la divinité, même si la transcendance, dans ce livre, rôde derrière la limite des sens. Il est important de se rappeler que cette œuvre a été rédigée au tournant du siècle, en 1899, où, écrit Rilke, « On sent l’éclat d’une nouvelle page / où tout peut encore advenir. »

C’est une sorte de réponse à la célèbre exclamation de Nietzsche, « Dieu est mort ! » L’esprit de rivalité n’est sans doute pas absent, le grand philosophe ayant entretenu les liens les plus étroits avec Lou Andreas-Salomé. Rilke, par l’intermédiaire du moine, tente de reconstruire Dieu, qui ne peut rien sans l’homme, à la façon d’une cathédrale : « Nous te bâtissons les mains tremblantes / et nous entassons atome sur atome. / Mais qui pourra t’achever, / toi, cathédrale. »

 Point n’est besoin d’être croyant pour apprécier ce livre. Et si l’enjeu était « la transfiguration de l’homme et du cosmos dans le souffle du poème », comme l’écrit superbement le préfacier, Gérard Pfister ?